OWNI http://owni.fr News, Augmented Tue, 17 Sep 2013 12:04:49 +0000 http://wordpress.org/?v=2.9.2 fr hourly 1 La lutte irrationnelle contre la délinquance http://owni.fr/2011/12/29/la-lutte-irrationnelle-contre-la-delinquance/ http://owni.fr/2011/12/29/la-lutte-irrationnelle-contre-la-delinquance/#comments Thu, 29 Dec 2011 15:10:41 +0000 Denis Colombi (Une heure de peine) http://owni.fr/?p=91898

Comme on ne change pas une recette qui marche, le ministre de l’Intérieur Claude Guéant refait le coup du mélange “insécurité” et “identité nationale”, à quelques mois de la présidentielle. Sur son blog, l’économiste Olivier Bouba-Olga se demande pourquoi s’en prendre spécifiquement à la délinquance étrangère alors que la délinquance bien de chez nous est proportionnellement plus forte.

On peut en dire plus encore. En fait, même si les étrangers avaient effectivement plus de chances d’être délinquants que les nationaux, des mesures spécifiques les visant seraient non seulement inefficaces mais en plus nuisibles.

À la recherche de la nationalité de la délinquance

On pourrait cependant dire qu’il faut tenir compte que les deux populations ne sont pas également nombreuses et se demander si l’on a plus de chances de devenir délinquant lorsque l’on est étranger que l’on est français. Mais là encore ce serait insuffisant : en effet, il est possible que le groupe des étrangers soit plus souvent délinquant non pas du fait de la caractéristique “étranger” mais d’autres caractéristiques comme la richesse économique, le lieu d’habitation, le niveau de diplôme, etc. Il faudrait alors mener un raisonnement toutes choses égales par ailleurs pour vérifier si, effectivement, le fait d’être étranger a un effet propre, indépendant des autres variables, sur la délinquance des individus. Et encore : il faudrait se poser la question du recueil des données, dans la mesure où il n’est pas impossible que l’activité de la police soit plus forte sur le groupe des étrangers que sur celui des français…

Comme je n’ai pas de données suffisantes sous la main pour se faire (mais n’hésitez pas à m’indiquer des sources qui auraient fait ce travail), je vais adopter un raisonnement différent.

Sur quoi se basent les mesures proposées par Claude Guéant, comme d’ailleurs une partie importante des politiques en matière de sécurité menées dans ce pays depuis à peu près 1997 ? Il s’agit de renforcer les peines appliquée aux délinquants étrangers : on ajoute à la condamnation pénale une interdiction de séjour sur le territoire et on affirme que ça n’a rien à voir avec la double peine que le président de la République avait eu à cœur de supprimer. Autrement dit, on suppose implicitement que la délinquance peut s’expliquer sur la base d’un calcul rationnel : l’individu compare les gains de l’activité illégale et ses coûts, le tout avec les probabilités de réussir ou d’être condamné, et si le résultat est positif et supérieur aux gains d’une activité légale, il enfreint la loi, sinon il reste dans les clous. La théorie du choix rationnel : voilà le petit nom de ce type de raisonnement dans nos contrées sociologiques.

A partir de là, si l’on augmente les coûts de la délinquance par des peines plus fortes, on doit obtenir une réduction des activités illégales. Et la suite du raisonnement toujours implicitement mené par notre sémillant ministre se fait ainsi : s’il y a un groupe dans la population qui est plus délinquant que les autres, on peut modifier son calcul en lui appliquant des peines plus lourdes et une surveillance plus forte, ce qui est rationnel et économise des moyens. Tout va donc pour le mieux dans le meilleur des mondes.

Plutôt que d’essayer de montrer que le paradigme adopté est faux, restons dedans et poussons juste le raisonnement plus loin que cela n’a été fait en haut lieu. Considérons donc une situation où l’on a deux groupes, dont l’un – minoritaire – est plus fortement délinquants que l’autre – majoritaire. Supposons que l’on décide de contrôler et de punir plus fortement le groupe le plus délinquant en mobilisant les moyens de police et de justice plus fortement sur celui-ci. Que va-t-il se passer ? Va-t-on assister à une réduction globale de la délinquance ? La réponse est : non. Il est plus probable que l’on obtienne une hausse globale de celle-ci. Pourquoi ? Pour deux raisons.

Élasticité de la délinquance

Premièrement, si la délinquance découle effectivement d’un calcul rationnel, comme le suggère l’idée récurrente qu’en alourdissant les peines on va la décourager, alors il faut prendre cela au sérieux. Pour choisir d’entrer ou non dans la délinquance, un individu regarde certes les gains et les coûts de cette activité, mais il les compare avec les gains et les coûts des activités légales. Or il est fort possible que le groupe le plus délinquant soit dans cette situation précisément parce que les activités légales auxquelles il peut prétendre ne sont pas assez intéressantes. Cela peut être dû à des phénomènes de discriminations, des difficultés d’accès à l’emploi légal ou à des emplois suffisamment rémunérateurs. Par conséquent, la sensibilité de ce groupe aux coûts de la délinquance va être plus faible : une augmentation de 10% de ces coûts va provoquer une diminution de la délinquance inférieure à 10% – c’est ce que l’on appelle une élasticité. Il est possible que cette élasticité soit proche de zéro – une augmentation des coûts de la délinquance n’a aucun effet ou un effet négligeable sur la délinquance – voire soit positive : dans ce cas-là, une augmentation des coûts de délinquance parce qu’il stigmatise un peu plus le groupe en question, et renforcerait les discriminations ou les difficultés d’accès à l’emploi, entraînerait une augmentation de la délinquance…

Parallèlement, il est possible que dans l’autre groupe l’élasticité soit inférieure à -1. Dans ce cas, une augmentation de 10% des coûts de la délinquance entraîne une baisse de celle-ci supérieure à 10%. Il est donc rationnel de concentrer là les efforts car ils sont plus efficaces. Évidemment, cela ne veut pas dire qu’il ne faut rien faire pour le groupe minoritaire : simplement que les actions à suivre devraient emprunter d’autres voies que l’alourdissement de la surveillance et des peines, par exemple par l’amélioration de l’accès à l’emploi. Une fois de plus, c’est ce à quoi mènent les outils intellectuels implicitement utilisées par le gouvernement.

Deuxièmement – car il y a un deuxièmement – si on tient compte du fait que les moyens de police et de justice sont limités – et quand on nous parle sans cesse d’austérité, on peut supposer qu’ils le sont -, se concentrer sur le groupe minoritaire revient à diminuer les risques et donc les coûts de la délinquance dans le groupe majoritaire. Or on vient de voir que celui-ci était probablement très sensible à ce coût. On risque donc de provoquer une augmentation de la délinquance dans le groupe majoritaire.

Une absurdité exemplaire

Pour le comprendre, prenons un exemple simple. Supposons que, considérant que les femmes conduisent globalement mieux que les hommes, on décide de ne plus effectuer de contrôles routiers que sur ces derniers. Peut-être obtiendra-t-on une baisse des infractions routières chez les hommes, si ceux-ci n’ont pas une élasticité trop faible, liée par exemple au fait que leur virilité est mise en cause s’ils roulent au pas… Mais on a toutes les chances d’encourager les femmes susceptibles de commettre des infractions d’en commettre encore plus. Au final, il est fort probable que la délinquance routière chez les femmes augmente – “vas-y chérie, c’est toi qui conduit… Oui, tu as bu trois fois plus que moi, mais au moins, on se fera pas emmerder” – et compense voire dépasse la baisse du côté des hommes… Il n’en va pas autrement dans le cas des Français et des étrangers.

Résumons : faible – voire absence de – baisse de la délinquance dans le groupe minoritaire, augmentation de la délinquance dans le groupe majoritaire… Au final, au niveau global, une augmentation de la délinquance. Comme je le disais plus haut, les conséquences d’une telle politique ne se mesurent pas seulement en termes d’inefficacité, mais aussi d’effets pervers, d’aggravation, autrement dit, de la situation de départ. Et cela, je le répète pour que les choses soient parfaitement claires, en suivant un raisonnement dans la droite ligne de celui tenu par le ministre et le gouvernement.

Cela ne veut évidemment pas dire qu’il ne faut rien faire – je connais les trolls sur ces débats et je sais qu’il y a de fortes chances pour que l’un d’eux m’apostrophe avec des “bien-pensance” et autre “angélisme” qui ne tiennent lieu d’arguments que lorsque l’on est dans les commentaires du Figaro ou du Monde… Mais ce que montre ce raisonnement, c’est qu’il ne faut pas segmenter la justice ou l’action de la police. L’égalité de tous face à la loi n’est pas seulement une exigence éthique : c’est aussi une condition de son efficacité.

Edit : Pour une analyse plus large des politiques visant les étrangers :
Lorsque l’éthique de responsabilité devient une doctrine et L’entêtement thérapeutique comme nouvelle éthique politique


Article initialement publié sur Une heure de peine sous le titre Des effets pervers dans la lutte aveugle contre la délinquance

Illustrations Flickr PaternitéPas d'utilisation commercialePas de modification UMP Photos Paternité Francois Schnell et PaternitéPas d'utilisation commercialePartage selon les Conditions Initiales mafate69

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Les prophètes du numérique sur le divan http://owni.fr/2011/10/06/le-charisme-d-un-leader-economie-steve-jobs-apple/ http://owni.fr/2011/10/06/le-charisme-d-un-leader-economie-steve-jobs-apple/#comments Thu, 06 Oct 2011 07:50:19 +0000 Denis Colombi (Une heure de peine) http://owni.fr/?p=79703 Dans la liste des évènements qui, cet été, ont secoué la planète – comprenez les classes supérieures urbaines salariées d’Europe et des États-Unis – on peut s’attarder sur l’annonce, tonitruante à une échelle toute médiatique, du retrait de Steve Jobs des affaires et d’Apple. L’homogénéité du torrent de lamentations qui a suivi témoigne en effet de la place particulière acquise par le barbu à col roulé : un pouvoir charismatique qui n’est pas moins destructeur en économie qu’en politique.

Cliquer ici pour voir la vidéo.

Steve Jobs renonce à la présidence d’Apple en précisant bien que « hélas le moment est venu » de reconnaître qu’il n’a plus les capacités d’exercer cette responsabilité. Je n’écris pas ces lignes par obligation mais elles me causent une vraie tristesse que j’ai besoin de partager.
Je ne trouve pas le bonhomme sympathique mais personne n’en a rien à foutre. Je le rappelle ici seulement par honnêteté. Sa parano, sa passion pour les systèmes fermés me choquent. On s’en fout.

Ce bref extrait du billet que le journaliste Francis Pisani consacre sur son blog au départ à la retraite le plus commenté de l’année illustre à lui seul toute la puissance charismatique du personnage de Steve Jobs, et résume, en même temps, la tonalité générale de tous les autres commentaires qui ont pu être faits. En un mot : Steve Jobs est au-dessus de tous – et de nous par la même occasion – et qu’importe ce qu’il ait pu faire, nous lui pardonnerons tout. Steve Jobs a bénéficié, et bénéficie encore, d’une aura particulière qui lui a permis de faire ce qui aurait été inacceptable venant d’autres.

L’intelligence ne fait pas le leader. La construction sociale, si.

Comme tout charisme, celui de Steve Jobs n’a pas besoin de résider dans des capacités exceptionnelles réelles : il suffit que les autres, et plus particulièrement un petit groupe actif rassemblé autour du leader, soient convaincus de l’exceptionnalité de celui-ci. C’est ce que montre Ian Kershaw à propos d’Hitler qui, quand on y pense, n’avait pas grand chose d’objectivement charismatique. Évidemment, comparer quelqu’un, Steve Jobs ou un autre, à Hitler risque toujours d’entraîner les réactions épidermiques de ceux qui ne veulent pas qu’on tire la moindre leçon de ce qu’ils voudraient être une parenthèse historique. Pourtant, ce que nous apprend le parcours d’Hitler, c’est bien que tout charisme est toujours une construction sociale, une croyance qui n’a nul besoin que le leader soit véritablement plus fort que les autres, pas plus qu’un meilleur leader ne sera forcément reconnu comme charismatique.

La magie du charisme de Steve Jobs ne réside pas dans une vision véritablement plus profonde que celle des autres ou de qualités gestionnaires, informatiques ou de leadership qu’il serait le seul à posséder. Cela ne veut pas dire qu’il ne les a pas effectivement – je ne l’ai jamais rencontré, difficile d’en juger – mais que d’autres personnes les avaient et n’ont pas connu la même héroïsation. C’est donc d’abord la façon dont a été mise en récit son parcours, avec ce qu’il faut de légendes, de mystères, de traversées du désert et tout ce qu’il fallait pour respecter un canevas finalement déjà écrit, qui lui a conféré son charisme.

Et celui-ci, loin d’être individuel, ne fait que concentrer un double travail collectif : un travail de production de la légende, entretenu activement tant par Apple que par ses fans, et un travail de production classique, de biens et de services. Steve Jobs n’a pas crée seul l’iPhone, mais sa présence fait disparaître tous les ingénieurs, designers, créatifs et autres commerciaux qui l’ont rendu possible, de la même façon que le chanteur fait disparaître le travail du compositeur ou du parolier dans son interprétation.

Steve Jobs avait donc du charisme. Socialement produit, certes, mais vous serez peut-être tenté de me dire « et alors ? ». Et alors, il se trouve qu’il y a un auteur qui s’est particulièrement intéressé à cette question du charisme, un certain Max Weber. Et il s’est aussi intéressé au capitalisme et à l’économie.

Que nous dit Max Weber sur le charisme ? Beaucoup de chose. Retenons celle-là : le charisme est le mode d’exercice du pouvoir privilégié par les prophètes. La religion fournit une matrice de la domination, politique ou économique. Si le chaman s’appuie sur la tradition et le prêtre sur l’institution, le prophète s’appuie sur l’exceptionnalité qu’on lui prête – d’où l’importance, par exemple, des miracles (pas de la magie : la magie est une technique de chaman qui respecte des règles anciennes, les miracles sont quelque chose qui n’appartient qu’au prophète).

À la fois à cause de cela et en conséquence de cela, le prophète est celui qui bouleverse l’ordre ancien : il nous dit “ce qui a été est terminé, table rase de tout ça, maintenant les choses seront différentes”. Jésus Christ n’a pas fait autre chose. Calvin, qui n’est pas un prophète au sens religieux mais au sens sociologique, aussi.

Capitalisme = accumulation = profits + investissements

Bouleverser l’ordre ancien : c’est ce qui était nécessaire à la naissance du capitalisme. Pendant des siècles, les hommes ont travaillé et ont parfois dégagé un surplus, que l’on appellerait profit. Lorsque c’était le cas, soit ils l’épargnaient en prévision de jours moins heureux, soit ils le consommaient de façon rituelle et festive. Et puis certains se sont mis à utiliser ce profit pour le réinvestir dans leur entreprise. Et ils ont cherché un profit encore plus grand. Non pas pour le consommer, mais pour le réinvestir, et en obtenir un encore plus grand encore. Et ainsi de suite. L’accumulation donc : le capitalisme. Ce qui a permis cette transformation, c’est la force prophétique de la Réforme calviniste : c’est elle qui en imposant l’idée de pré-destination a pu convaincre des hommes de changer radicalement le comportement.

Quel rapport avec Steve Jobs ? A bien des points de vue, Steve Jobs a aussi contribué à balayer l’ordre ancien pour imposer des règles nouvelles. Et il ne l’aura jamais autant fait qu’à la période où son charisme a été le plus reconnu. Faire basculer massivement les individus dans des systèmes fermés alors qu’ils utilisaient jusqu’alors des systèmes ouverts, mettant à bas le plus gros de l’idéologie libertaire qui avaient présidé à la création et au développement d’Internet : voilà, sans doute, le plus grand héritage de Jobs. Il fallait une légitimité charismatique pour faire accepter l’idée que l’on allait rentrer dans un système où une entreprise pourrait exercer sa propre censure – Apple ne veut pas de pornographie sur ses appareils, mais autorise ça (retiré seulement du marché français…). Il fallait la légitimité charismatique pour imposer un accès à la presse et aux livres pour le moins discutable.

Apple a très largement redéfini les règles du jeu économique. Mais elle ne l’a pas fait à cause de sa taille, encore moins à cause de l’efficacité de ses propositions qui auraient été dûment sélectionnées par une main invisible infaillible. Elle a pu le faire grâce à la construction charismatique de son leader. De façon classique, elle est aujourd’hui confronté à la question de la routinisation du charisme : comment transformer le pouvoir et la légitimité pour qu’ils puissent vivre sans le leader ?

Mais qu’importe finalement ce que deviendra Apple. Les changements insufflés dans les façons de penser, les conceptions de l’économie et du web, les relations entre les différents acteurs – internautes et entreprises surtout – ont plus de chances de survivre que la boîte elle-même. Le capitalisme a finit par vivre sans le protestantisme : il est devenu indépendant, et s’est imposé à tous sans avoir besoin du support charismatique qui l’a engendré. Il y a fort à parier que la fermeture des systèmes informatiques survivra à Steve Jobs et même à Apple. Pas sûr que ce soit une bonne nouvelle.

Ce que nous apprend cette histoire, c’est qu’en économie comme en politique, la force de la légitimité charismatique, la puissance du prophète, est sans doute la seule à même de rebattre les cartes. Le capitalisme évolue sans doute moins au rythme des contraintes et des découvertes techniques, des goulots d’étranglements et des nouveaux marchés, des variations du stock de capital et de celles des marchés financiers qu’à celui de ses propres prophètes et de ses ennemis.

On peut s’amuser à les repérer dans le paysage actuel : là, certains en appellent à la “moralisation”, ici, d’autres veulent plus encore de libéralisation, un peu plus loin certains en appellent à la “démondialisation” tandis que les autres veulent mondialiser plus, et un peu partout on promet le développement durable, l’économie verte ou post-carbone, ou encore la décroissance… (la liste n’est pas exhaustive). Et comme tous les prophètes, on passe souvent plus de temps à s’engueuler avec ses amis pour savoir lequel est le plus béni qu’à lutter effectivement contre ses adversaires. Qu’est-ce qui permettra aux uns ou aux autres de gagner ? La réponse réside sans doute dans les conditions d’apparition d’une légitimité charismatique. Mais ça, c’est une autre histoire.

Illustration Flickr CC PaternitéPas d'utilisation commerciale Kominyetska et Paternité bfishadow

Billet initialement publié sur Une heure de peine sous le titre Steve Jobs, sur le charisme en économie

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Piss Christ, les néo-réacs réécrivent le monde http://owni.fr/2011/06/14/piss-christ-les-neo-reacs-reecrivent-le-monde/ http://owni.fr/2011/06/14/piss-christ-les-neo-reacs-reecrivent-le-monde/#comments Tue, 14 Jun 2011 16:16:49 +0000 Denis Colombi (Une heure de peine) http://owni.fr/?p=67896 Il y a d’abord eu les attaques contre la théorie de l’évolution, à grand coup de constructions pseudo-scientifiques mais vraiment religieuses qui ne valent pas beaucoup mieux qu’un mauvais plat de spaghetti. Il y a, depuis peu, l’extension de ce « combat » contre l’astronomie, la condamnation renouvelée de Galilée et le retour tonitruant de la Terre au centre de l’Univers. Il y a eu, surtout, juste à côté de chez vous, la destruction d’une œuvre d’art dans une indifférence presque totale. Et, dernier épisode de cette triste série, ce sont les théories du genre, introduites dans les programmes d’éducation sexuelle du collège, qui font l’objet des assauts des néo-réactionnaires. A chaque fois, la même stratégie : occuper le terrain pour re-définir le monde à leur avantage. Et ce qui est inquiétant, c’est que ça marche.

« Naturaliser » la sexualité pour en nier la création sociale

C’est donc Christine Boutin, des « associations familiales chrétiennes », l’enseignement catholique et quelques autres qui ont décidé de s’en prendre aux théories du genre au moment où celles-ci apparaissent dans les cours d’éducation sexuelle du collège – bientôt, ils tomberont sur les manuels de sciences économiques et sociales et pousseront sans doute les mêmes cris d’orfraie.

L’objet de leur ire ? L’idée qu’il faut différencier le sexe du genre, en considérant le sexe comme une donnée biologique et le genre comme une construction sociale. Ce que l’on appelle également les gender studies, et autour desquelles se rassemblent des disciplines aussi variées que la philosophie, l’anthropologie ou la sociologie, s’attachent à montrer que ce que nous attribuons comme étant des caractéristiques « féminines » ou « masculines » – comme la douceur aux femmes et la force aux hommes, le romantisme fleur bleu aux premières et le sexe sans sentiment mais avec alcool aux seconds (voyez l’image suivante si vous ne me croyez pas…), etc. -, loin de reposer sur des différences de « nature » sont des constructions sociales. Et ces constructions sociales débouchent sur des traitements différenciés et des inégalités.

Un bel exemple de construction du genre : le « steak and blow job day », une soi-disante réponse masculine à la St-Valentin parce que, bien sûr, la fête des amoureux, c’est pour les gonzesses, les mecs, ça veut du sexe et de la bidoche…

J’ai déjà longuement documenté cette approche sur ce blog. Il s’agit aujourd’hui de quelque chose de tout à fait classique pour les sciences sociales, à tel point que Science-Po Paris les a rendu obligatoire pour tous ses étudiants. Et c’est pas du luxe. Ces travaux montrent par exemple que les stéréotypes de genre sont très prégnants à l’école : à niveau égal, les enseignants ont des attentes plus fortes pour les garçons – dont on pense toujours qu’ils en ont « sous le pied » – que pour les filles – toujours perçues comme de bonnes petites travailleuses scolaires qui tournent à pleine capacité ; les sanctions au collège viennent raffermir la construction de la masculinité des garçons.

Il en va de même dans le domaine de la sexualité : le genre des individus ne peut se réduire à leur sexe. Que l’on pense par exemple à la façon dont l’homosexualité féminine est érotisée pour le regard masculin, au point de constituer une catégorie pornographique à part entière : on voit bien que les pratiques sexuelles, loin d’être fixées par une donnée biologique, sont un produit social.

Si les femmes sont plus nombreuses à pouvoir se livrer occasionnellement à des pratiques lesbiennes – dans un récent numéro de Place de la Toile, Marie Bergstorm soulignait que sur les sites de rencontre libertins, les femmes se signalaient plus souvent que les hommes comme « bisexuelles » – c’est parce que la sexualité est une construction sociale. Le simple enfermement dans des catégories hermétiques, la bisexualité étant toujours perçue comme un mensonge à soi-même surtout si elle est masculine, témoigne déjà de ce que la société travaille nos comportements sexuels.

Evidemment, rien de tout cela ne trouve grâce aux yeux des intégristes chrétiens. L’objectif de ceux-là est de revenir coûte que coûte à une vision aussi naturalisante que possible de la sexualité. Notamment parce que celle-ci permet de dévaloriser et d’exclure l’homosexualité, bête noire ce christianisme politique qui se donne à voir de plus en plus dans les médias.

On peut avoir un sentiment de malaise face à ces gesticulations : est-il bien utile de prendre la peine de répondre à des gens qui sont non seulement totalement incompétents à comprendre ce dont ils prétendent parler – comme nous allons le voir dans un instant – mais qui en outre ne constituent qu’un groupe minoritaire au sein de la société et, du moins je fais l’effort de l’espérer, au sein de ce qu’il faut bien appeler la communauté chrétienne ? N’y a-t-il pas une formidable perte de temps à essayer de répondre à des excités qui sont simplement incapables de mettre le nez hors de ce qu’ils croient être la vérité révélée ?

Quand Christine Boutin se fait des films de « genres »

Ce que nous a enseigné l’affaire Piss Christ, ou, du moins, ce qu’elle aurait dû nous apprendre, c’est que ce qui n’est pas défendu finit par être détruit, y compris par des groupes minoritaires mais suffisamment excités pour occuper l’espace public. Personne n’a cherché à expliquer ce qu’était l’oeuvre « Piss Christ » d’Andres Serrano, ce qui a laissé toute la place à la bêtise des intégristes qui n’ont eu aucun mal à convaincre qu’il ne s’agissait que d’une provocation sans valeur dont la perte n’avait pas à être pleuré.

Même un défenseur patenté de la liberté d’expression comme Daniel Schneidermann s’est fait avoir : dans un post publié quelques jours après, il moquait la photo en question, oubliant l’offense faite à la plus élémentaire liberté d’expression. Puisque c’est de l’art contemporain et qu’il ne l’apprécie pas – surtout si c’est de l’art qui se vend… – Daniel Schneidermann pense que tout cela n’est pas très grave… On se demande ce qu’il aurait dit si les mêmes intégristes s’en étaient pris à une oeuvre un peu plus légitime, comme un Caravage, qui, il fut un temps, ne soulevait pas de moins grandes indignations…

Il en va de même pour les théories du genre. La stratégie des intégristes est d’ailleurs la même : pour « Piss Christ », il s’agissait d’imposer une lecture unique de l’œuvre comme un blasphème ou une provocation volontaire, évacuant le sens chrétien et modeste que peut avoir l’œuvre ; pour les théories du genre, il s’agit d’évacuer pas moins que la valeur scientifique des travaux attaqués pour les ramener à une simple question d’opinion ou d’option plus ou moins philosophique, en fait purement personnelle. La lettre de Christine Boutin est particulièrement explicite là-dessus :

Comment ce qui n’est qu’une théorie, qu’un courant de pensée, peut-il faire partie d’un programme de sciences ? Comment peut-on présenter dans un manuel, qui se veut scientifique, une idéologie qui consiste à nier la réalité : l’altérité sexuelle de l’homme et la femme ? Cela relève de toute évidence d’une volonté d’imposer aux consciences de jeunes adolescents une certaine vision de l’homme et de la société, et je ne peux accepter que nous les trompions en leur présentant comme une explication scientifique ce qui relève d’un parti-pris idéologique.

Ce qu’oublie la si fièrement « ancienne ministre », c’est que les travaux qu’elle stigmatise sont le produit d’enquêtes, qu’ils s’agit de résultats scientifiques, les exemples cités ci-dessus en témoignent. Ce qu’elle présente comme la « réalité » butte sur des faits étonnamment réels : il y a une variété de pratiques sexuelles chez les êtres humains qui dépassent très largement ce qu’un représentant de l’enseignement catholique appelle, dans le Figaro, « l’anthropologie chrétienne ». Car l’anthropologie est une science, et donc parler d’anthropologie chrétienne est aussi crétin que de parler de « physique chrétienne » ou de « biologie musulmane ».

Ce que cache donc cette attaque contre les théories du genre, c’est donc une attaque plus générale contre la science, la raison et, finalement, le plus bel héritage de la modernité. C’est une attaque réactionnaire. Elle se présente sous le masque du respect de la position de la chacun et de la « neutralité républicaine ». C’est une attaque néo-réactionnaire.

Frapper une oeuvre à terre ou la stratégie Piss Christ

« Définir la situation » est le mot clef : toutes ses attaques, même émanant de groupes minoritaires, ont pour objectif d’imposer une définition particulière des choses qui, une fois acceptées par des personnes moins convaincues par le cœur du discours intégriste, laisseront celui-ci donner libre cours à leur haine. « Piss Christ » a été redéfini comme simple provocation.

La « théorie de l’évolution » est redéfinie comme une simple hypothèse dont on est pas vraiment sûr, alors que l’évolution est un fait scientifique, confirmé par des milliers de fossiles, d’observations et d’indices, et que les théories de l’évolution, au pluriel, portent sur les explications à donner de ce fait (selon que l’on privilégie, par exemple, la sélection du plus adapté ou la sélection sexuelle) et sont, elles aussi, solidement argumentées. Une fois que l’on a accepté ce premier message, qui, en invoquant le respect de la liberté de pensée de chacun, se veut présentable, on est amené à reconnaître le bien-fondé du reste de la position intégriste.

La stratégie néo-réactionnaire est complétée par un choix assez subtil des cibles contre lesquelles lancer des offensives : attaquer là où il se trouve peu de personnes pour venir défendre les idées que l’on veut abattre. Il s’est trouvé peu de personnes pour défendre l’art contemporain attaqué au travers de « Piss Christ » parce que l’on n’a pas fait assez d’efforts pour diffuser et rendre accessible celui-ci. La théorie de l’évolution est certes bien diffusée, mais peu de gens ont une connaissance un peu fine de la différence entre un fait et une théorie, et les thèses darwiniennes sont généralement mal connues ou saisies avec des biens importants, souvenez-vous.

Avec des arguments un peu pédants, un créationniste peut semer le doute chez quelqu’un qui n’a qu’un très vague souvenir de ses cours de SVT de collège. Voilà pourquoi l’astronomie est, pour les plus motivés des intégristes, la nouvelle frontière : peu de gens connaissaient les démonstrations, parfois anciennes, du mouvement des astres et peuvent se laisser avoir par un discours un peu assuré et d’apparence cohérent même si le contenu est complètement délirant.

Et bien sûr, c’est exactement ce qui se passe avec les théories du genre. Celles-ci sont d’usage essentiellement universitaire, parfois militant du côté des féministes. Elles n’ont fait l’objet d’une vulgarisation au mieux limitée au pire franchement confidentielle. Il faut entretenir une certaine proximité avec les sciences sociales pour avoir été en contact avec elles.

Et leur caractère contre-intuitif, leur refus du naturalisme primaire et leur goût pour l’utilisation des situations marginales pour éclairer les problèmes dominants – comme l’étude de la transexualité pour comprendre la construction de toutes les sexualités, y compris « hétéro » – achève de les rendre fragiles à une entreprise de « définition de la situation » menée avec suffisamment de conviction. Et comme il n’y a pas de petits artifices rhétoriques, on va les renommer « théories du gender » parce qu’un terme anglais fait encore plus peur et souligne bien que c’est un truc américain pas bien de chez nous…

Une fois ceci posé, on comprend qu’il est essentiel de prendre la défense des théories du genre contre les attaques des néo-réactionnaires, aussi minoritaires et fermés à la discussion soient-ils. C’est qu’un groupe minoritaire peut avoir un grand pouvoir s’il parvient à imposer sa définition de la situation, encore plus s’il parvient à s’approprier une « neutralité républicaine » dont il ne connait que le nom.

Il arrivera toujours un moment où la science sera en désaccord avec les religions. Dans ce cas-là, le devoir d’un Etat qui se veut laïc au point de vouloir en faire le quatrième terme de sa devise nationale sera toujours de trancher du côté de la science. Car ce n’est qu’à cette condition qu’il peut réaliser la sacro-sainte laïcité, cette règle que l’Etat s’impose à lui-même de ne reconnaître aucune religion. On pourrait espérer que Luc Chatel adresse cette réponse à Christine Boutin. On pourrait même rêver que les nouveaux hérauts de la laïcité se manifestent plus ici que pour le moindre bout de tissu qui passe. Mais peut-être que l’on berce d’illusions…

Photos FlickR Paternité Matt From London ; Paternité alq666 ; Paternité Perry Piekarski ; PaternitéPas d'utilisation commercialePartage selon les Conditions Initiales seven_resist .

Article publié initialement sur Une heure de peine

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L’art et la manière d’interpréter les sondages http://owni.fr/2011/05/24/lart-et-la-maniere-dinterpreter-les-sondages/ http://owni.fr/2011/05/24/lart-et-la-maniere-dinterpreter-les-sondages/#comments Tue, 24 May 2011 08:47:18 +0000 Denis Colombi (Une heure de peine) http://owni.fr/?p=64065 Un sondage tombe toujours comme un arbre dans la forêt : il ne fait du bruit que s’il y a quelqu’un pour l’entendre. Le problème, comme le fait remarquer Terry Pratchett, c’est qu’il y a toujours quelqu’un : habitants de la forêt, animaux, insectes, parasites et autres. En matière de sondage, on a l’équivalent : hommes politiques, commentateurs et éditorialistes peu scrupuleux, chroniqueurs divers… Nul doute qu’ils vont se repaître avec gourmandise pour les années à venir de ce nouveau résultat :

Près d’un jeune sur trois souhaite être fonctionnaire.

Il ne reste plus qu’à s’asseoir et à attendre patiemment le début de la rumeur, puis de la curée, des commentaires culturalistes qui vont s’appuyer sur un tel chiffre – qui perdra bien assez vite son origine pour devenir une vérité tenant d’elle-même – pour nous expliquer que, décidément, la France a un problème avec les entreprises, que les jeunes Français manquent de cette volonté d’entreprendre, cet esprit d’initiative, cette disposition générale de l’entrepreneur seul contre tous, debout au bord d’une falaise avec le vent dans les cheveux qui seule pourrait nous sauver des Chinois qui vont nous bouffer.

Ce n’est pas la première fois : il y a peu de temps encore, on pouvait entendre dire, sans savoir d’où cela venait, que 75% des jeunes voulaient devenir fonctionnaire. Ce ne sera pas la dernière. Il faut malheureusement reconnaître que la répétition d’une même farce finit par avoir quelque chose de tragique.

Pourquoi ne pas titrer sur le privé ?

Il suffit, pour se convaincre que c’est là le destin qui attend ce chiffre, de lire un peu plus l’article du blog du Monde Question(s) Sociale(s) que je prends en référence. Son titre est clair : “Près d’un jeune sur trois souhaite être fonctionnaire”. Mais lorsque l’on lit un peu plus avant, on tombe sur ceci:

La proportion de jeunes attirés par le statut de salarié du privé est également nettement plus marquée que la moyenne (27%, + 8 points), tout comme celle de ceux qui se verraient bien en travailleurs indépendants (24%, + 4 points), précise ce sondage effectué selon la méthode des quotas auprès d’un échantillon de 1139 personnes représentatifs de la population française âgée de 18 ans et plus.

Pourquoi l’auteur de l’article n’a-t-il donc pas titré “Un jeune sur quatre souhaite travailler dans le privé” ou “Près d’un jeune sur quatre voudrait devenir travailleur indépendant” ? Si l’on fait mine de prendre au sérieux ce sondage, ce sont là des résultats tout aussi significatifs et importants. La différence avec la moyenne nationale est même plus marquée pour ceux qui veulent travailler dans le privé que pour ceux qui veulent rejoindre les rangs des fonctionnaires (“+4 points par rapport à la moyenne nationale” nous précise l’article).

C’est donc que ce résultat s’inscrit dans un cadre idéologique bien particulier qui, soit par l’intention consciente du commentateur, soit par le poids que font peser les débats passés sur l’écriture présente, pousse à privilégier cette information là sur les autres. Les autres commentaires suivront, dans les colonnes du Figaro ou dans la bouche d’Alain-Gérard Slama et consorts, pour expliciter ce qui n’est ici qu’implicite : que tant de jeunes veuillent perdre leur vie à devenir fonctionnaire est un problème pour la France.

Il y a quelque chose d’admirable dans la capacité qu’a le débat public à brasser ainsi du vent. Car c’est bien ce que fait ce sondage : agiter, avec une force et une conviction peu commune, de l’air. Je l’ai dit précédemment : le plus gros problème avec le sondage n’est pas dans leur méthodologie mais dans la capacité de ceux qui les commentent à les interpréter. Ceux-là se laissent prendre par un piège positiviste qui prêtent une objectivité et une évidence au chiffre en tant que tel : un sondage dit forcément quelque chose puisque c’est un chiffre ! Et un chiffre, c’est simple à lire ! Pourtant ce chiffre de 30% des jeunes souhaitant devenir fonctionnaire ne nous dit strictement rien.

En effet, qu’est-ce que cette question :

Dans l’idéal,vous souhaiteriez être / auriez aimé être …? (une seule réponse possible)

avec comme proposition de réponse :

Fonctionnaire ; Travailleur indépendant (comme artisan, commerçant…) ; Salarié du privé ; Profession libérale ; Homme/Femme au foyer ; Ne se prononce pas

Que veut dire fonctionnaire ? La fonction publique est malheureusement pour les sondeurs quelque chose de vaste et de complexe : à peine quelques millions de membres… Et les représentations de ce qu’est un fonctionnaire ne sont pas simples : on y confond facilement la fonction publique territoriale et d’État, les contractuels et les titulaires, les différentes catégories, etc.

Question à interprétations multiples

Que peut donc vouloir dire ce terme pour les répondants ? Sans doute des choses très différentes : certains ont en tête un poste précis, et auraient souhaité devenir enseignant ou conservateur du patrimoine ou professeur au Collège de France ou facteur, d’autres n’y attachent que l’idée que c’est un emploi de bureau, éloigné des difficultés du travail ouvrier auquel ils ont pu être confronté – les jeunes interviewés par Stéphane Beaud par exemple -, d’autres encore ne doivent y voir qu’un poste tranquille et protégé et hésiteraient peut-être si on leur proposait de devenir militaire ou policier…

Bref, on agrège ici des réponses qui ont des origines tellement différentes, des raisons, des justifications et des causes qui sont si diverses, que l’on ne peut strictement rien en dire : impossible d’en inférer, par exemple, un refus de la concurrence ou une paresse bien française, car certains espèrent trouver dans la fonction publique un travail qui fasse sens pour eux et d’autres seront attirés par les postes de pouvoir… Aucun commentaire n’est possible. C’est la conclusion à laquelle devrait parvenir toute personne qui se pencherait un peu sur ce chiffre.

Il aurait été possible pourtant d’avoir des informations plus précises, soit en posant une série de questions sur les préférences des individus en matière d’emploi (“préféreriez-vous un salaire élevé ou un faible risque de perdre votre emploi ?”, “Quelle est la caractéristique de l’emploi qui est la plus importante pour vous ?”, etc.), soit en proposant une liste d’emplois divers et en demandant aux enquêtés de les classer en fonction de leurs préférences. Mais tout cela prend du temps, en conception et en analyse. Et pour cela, ni les instituts de sondages ni ceux qui consomment leurs produits jusqu’à plus soif n’y sont bien disposés.

Un sondage nous en apprend surtout sur son commanditaire

En soi, ce sondage n’est pas sans intérêt. Mais il nous apprend plus de choses sur ceux qui l’ont commandé, conçu et commenté, et sur tous ceux qui à l’avenir l’utiliserons, que sur la population et les phénomènes qu’il prétend mettre en lumière. Il nous dit beaucoup de l’allant-de-soi concernant les problématiques de l’emploi et du travail en France. Le sondage prétend appréhender l’image que les Français, et plus particulièrement les premiers concernés à savoir les 18-24 ans, ont de la situation professionnelle des jeunes. Mais cette situation professionnelle se résume en fait à des questions sur l’emploi : ni sur le contenu du travail, ni sur les conditions de celui-ci. La question privilégiée est celle de l’obtention d’un emploi, et les questions tournent essentiellement autour de l’optimisme ou du pessimisme des jeunes.

C’est dans ce cadre-là que l’on peut mieux comprendre le sens de l’échelle proposée dans le sondage “Fonctionnaire ; Travailleur indépendant (comme artisan, commerçant…) ; Salarié du privé ; Profession libérale ; Homme/Femme au foyer ; Ne se prononce pas”. Ce que doit mesurer, dans l’esprit de ceux qui ont fait le sondage, cette échelle est très probablement le risque et l’optimisme des jeunes, – “Fonctionnaire” constituant, semble-t-il, le degré le plus bas. L’interprétation est presque déjà écrite donc. La curée peut commencer.


Crédits Photo FlickR by-sa hfabulous / by-nd alibaba0

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Scènes de la lutte politique dans des toilettes publiques http://owni.fr/2011/04/09/scenes-de-la-lutte-politique-dans-des-toilettes-publiques/ http://owni.fr/2011/04/09/scenes-de-la-lutte-politique-dans-des-toilettes-publiques/#comments Sat, 09 Apr 2011 14:00:36 +0000 Denis Colombi (Une heure de peine) http://owni.fr/?p=55874 La sociologie a ce défaut qu’elle finit rapidement par contaminer tous les aspects de votre vie, au point qu’il peut être difficile d’arrêter de regarder le monde sous cet angle. Même lorsque l’on se rend dans un lieu normalement dédié à la satisfaction de bien naturels besoins. Certains y voient des signes divers d’inégalités ou de sexisme. Pour ma part, dans la continuité de ce que j’ai pu écrire récemment, j’ai vu dans des toilettes récemment visitées un espace d’expression politique.

C’est en me rendant dans la bibliothèque d’une grande école parisienne que je suis tombé par hasard sur quelques graffitis qui m’ont réfléchir. Commençons tout d’abord par poser les choses, afin de rendre le propos aussi vérifiable que possible. L’objet du délit se trouve donc situé au 30 rue Saint-Guillaume dans le 7ème arrondissement de Paris, au premier étage du bâtiment – et, pour des raisons évidentes, je n’ai visité que le côté réservé aux hommes. Voici une photo générale (oui, sortir son appareil photo dans un tel lieu peut sembler étrange, mais c’est aussi ça, d’être sociologue) :

A priori, rien de bien folichon. Des tags dans les toilettes, ce n’est pas exactement ce que l’on peut appeler une découverte sociologique de première ampleur. Et j’ai traîné mes guêtres dans suffisamment d’établissements d’enseignement, secondaires ou supérieurs, pour ne pas m’étonner outre mesure de la présence de quelques graffitis. Alors pourquoi ceux-ci ont-ils retenus mon attention ? Observons de plus près :

Il ne s’agit pas des habituels petites annonces invitant à des échanges que Benoit XVI réprouve, mais d’un véritable dialogue politique qui s’est visiblement instauré entre plusieurs participants. Un tag originel, en noir, peut-être distingué au centre : il liste une série de grandes dates historiques, toutes renvoyant à des révolutions ou révoltes françaises – de 1793 (étrange d’ailleurs de choisir la Terreur comme point de référence) à 1968 – et se termine par un “2011″ accompagné d’un point d’interrogation. La signification ne demande donc pas d’avoir fini son cursus dans la maison pour être saisie. Mais au cas où, l’auteur a cru bon de rajouter “la commune refleurira”.

Ce premier message me fascine pourtant. Habitué à chercher à expliquer les comportements des individus, celui-ci, le fait de laisser à cet endroit une marque écrite, et celle-là en particulier, me pose quelques problèmes. Difficile d’y voir l’intérêt quand le gain d’un tel message, anonyme qui plus est, est de l’ordre du zéro absolu. Difficile aussi d’y voir, simplement, le sens prêté par l’auteur à sa propre action. C’est donc de là dont je suis parti, de la difficulté de comprendre l’expression politique par les tags dans les toilettes publiques.

Des tags dans les cabinets Sciences Posards

On pourrait d’abord essayer de rationaliser tout cela en tenant compte de l’institution où cette forme d’expression prend place. Que les étudiants qui fréquentent le plus cette bibliothèque fassent sciences popo, ça pourrait ne pas être si étonnant (désolé, il fallait que je fasse ce jeu de mot). Il me semble cependant que la chose est ici un peu différente de ce qui peut se faire le plus souvent.

Fions-nous pour cela à une source inattaquable, à savoir le Guide du Routard de l’IEP de Bordeaux, édition 2005-2006, création de Mie de Pain et Démocratie, journal simple et funky auquel j’ai eu l’honneur et la joie de participer en mon jeune temps. Voilà ce que l’on peut lire dans une rubrique consacrée aux toilettes de l’institut de Pessac (le texte n’est pas de moi, mais probablement de Choléra ou de Bartabas, je ne suis plus sûr) :

Vous avez le temps de repérer les meilleurs citations. Dans mon meilleur de (je me refuse à parler de best of, parce que j’aime pas le McDo), citons le mythique : “- M. Le tapon est professeur d’économie ? – Héron, Héron, petit, pas Tapon“, le grinçant “Sardin m’a tuer”, le facile “Institut de l’Éradication de la Pensée”, le philosophique “Dieu est mort (Nietzsche)/Nietzsche est mort (Dieu)”, ou encore le surréaliste “message de l’Amicale des bouchers girondins”

Florilège rigoureusement authentique (je le sais, j’y étais), et qui laisse à penser que, si dans ces lieux de haute tenue intellectuelle, on préfère tutoyer les hautes sphères de la pensée plutôt que d’y rechercher quelques partenaires d’un soir, on y exprime d’abord des messages à caractère humoristique (d’une folle drôlerie, il faut bien le dire) plutôt que des incitations à la mobilisation politique. On a d’ailleurs un exemple sur la photo ci-dessus avec le “Mieux vaut chier à la bibli ici que bosser à l’Apple Store en face” (je vous avais prévenu, on se bidonne grave).

On notera toutefois qu’un certain nombre de ces graffiti, tant ceux relevés à Bordeaux que les parisiens que je commente ici, ont pour thème la dévalorisation de l’institution dans laquelle les étudiants se sont pourtant plus ou moins battus pour rentrer (voir l’image ci-dessus, qui a subit une rotation de 90° pour être plus lisible). Ce type d’expression se comprend plus facilement, parce qu’elle est finalement assez classique dans la pratique du graffiti. Porter un regard désabusé ou humoristique sur l’environnement dans lequel on évolue est presque la raison du graffiti depuis qu’il a dépassé le stade du simple tag, c’est-à-dire de la simple signature. S’exprimer dans les toilettes a dès lors du sens.

Pour un slogan politique plus radical, les choses sont encore un peu difficile à comprendre. Continuons donc à observer le mur en question. Comme on peut le voir, le premier graffiti et son invitation à la révolte populaire n’est pas resté sans répondre. On peut tenter de reconstituer une chronologie. Un deuxième intervenant, armé d’un marqueur violet, lui a fait une première réponse par un commentaire laconique sur chaque date, concluant que l’on n’était pas “parti pour” le refleurissement de la commune, avec visiblement quelques regrets au bout de la plume. Vient ensuite un commentaire du commentaire au-dessus, relié au premier par d’autres flèches. Et en même temps, ou après, ou avant – il devient difficile de reconstituer la séquence – d’autres remarques soit sur les réponses, soit sur le débat lui-même (voir photo suivante).

Voici donc cet innocent mur de toilette transformé en lieu de débat politique, où l’on s’affronte avant tout sur la définition des évènements et le sens à leur prêter – définir si les dates évoquées sont, ou non, de “vraies” révolutions, de vraies révoltes. L’actualité, d’ailleurs, intervient assez vite dans cet affrontement. Trois semaines après avoir pris la première photo, je suis retourné au même endroit pour découvrir qu’un nouvel intervenant avait pris part à la discussion.

Le stylo bille noir pense que les révoltes dans le monde arabe constituent le soulèvement tant attendu pour l’année en cours. Ce point est important. Il témoigne qu’il ne s’agit pas simplement de réactions rigolardes à quelqu’un qui aurait le mauvais goût de s’exprimer dans les toilettes, mais bien d’un dialogue politique : il y a des gens qui discutent d’un sujet, et d’autres qui commentent leurs discussions, éventuellement en s’en moquant ou en remettant en cause sa légitimité ou sa forme. C’est exactement ce qui se passe quotidiennement dans le débat public français.

Écrire aux toilettes

Mais pourquoi répondre au message original ? Pourquoi prendre la peine d’interrompre ou de prolonger son passage aux lieux d’aisance pour ajouter une intervention à un débat dont on n’est même pas sûr qu’il s’agisse bien d’un dialogue ? Alors que l’on n’a aucune certitude, loin de là, que celui à qui on s’adresse verra la réponse qu’on lui fait ?

On peut supposer que c’est la forme écrite du message qui suscite la réponse, ce qui verse de l’eau au moulin d’une performativité de l’écrit. C’est parce que le message est là, parce qu’il n’est pas une parole qui s’envole mais un écrit qui reste, parce qu’il acquiert, en étant transformé en partie d’un environnement quotidien, une certaine permanence qu’il appelle à une réponse. On ne se sentirait pas obligé de faire la leçon à quelqu’un qui, se présentant dans le hall de la bibliothèque, crierait haut et fort la même série de date et la même conclusion. On se contenterait sûrement d’attendre qu’il soit mis dehors manu militari et on le considérait comme fou. Mais à celui qui prend la peine d’écrire le message sur un mur, même celui le moins considéré du monde, on se sent obligé de répondre, nonobstant le fait que son geste n’en est peut-être pas moins fou.

Mais la force de l’écrit n’est pas une explication suffisante. En effet, il y a dans ces mêmes lieux, d’autres messages écrits qui ne suscitent pas de réponses.

Faut-il donc chercher l’origine de la réponse dans le contenu du message, dans quelque caractéristique grammaticale des propos tenus qui serait de nature à susciter une réponse ? C’est douteux. Le message d’où tout est parti est assez péremptoire. S’il contient un point d’interrogation, celui-ci n’est que rhétorique, et d’ailleurs les premières réponses n’ont absolument pas porté sur celui-ci. Il faut donc qu’il y ait autre chose.

La meilleure explication que je puisse trouver est la suivante. Les graffiti ont toujours été une pratique profondément agonistique, c’est-à-dire une forme de lutte et d’affrontement par l’écriture. L’objectif des premiers taggers étaient de laisser leur “signature” partout, y compris dans des endroits que les autres ne pouvaient pas atteindre – par exemple, les métros new-yorkais. Il s’agit toujours de se mesurer aux autres. On peut se reporter par exemple à ce passage de Street Art. The graffiti revolution de Cedar Lewishon, où ce dernier interviewe la graffiti writer Lady Pink :

Cedar : de 1975 au moment où vous commencez, en 1979, le graffiti s’est étendu de manière incroyablement rapide, n’étant plus juste un tag basique, mais devenant une forme complète d’art. Comment expliquer ce développement si rapide ?
Lady pink: en raison de la concurrence entre différents quartiers. Les rames de métro allaient de Brooklyn au Bronx et les personnes se lançaient mutuellement des défis, non pas verbalement ou physiquement, mais pour un meilleur travail, un plus grand travail, et plus de travail.

C’est à une forme d’affrontement assez proche que l’on assiste sur le mur qui nous intéresse : on rivalise d’à propos, d’esprit ou même de culture, comme en témoigne le texte de Chateaubriand apparaissant sur la photo suivante :

On y voit aussi la façon dont des mots d’esprit, dont je laisse chacun seul juge de la qualité et de la profondeur, viennent se mêler aux commentaires sur le message originel. On est bien dans une forme d’affrontement, et c’est cette relation particulière qui est à l’origine des différents tags, c’est la lutte qui donne la motivation suffisante pour rentrer dans le jeu, braver l’interdiction d’écrire sur les murs pour apporter son trait d’esprit au débat. Et cet affrontement découle avant tout de la forme du message : c’est parce que celui-ci est inscrit sur un mur que ce type de relation se met en place entre les participants.

En effet, les premiers graffiti, en se présentant sous une forme humoristique, changent la signification du mur et font de lui un lieu d’affrontement. Le reste découle naturellement de cette redéfinition de l’espace des toilettes en espace politique et en espace de lutte. La série de dates s’inscrit ainsi dans cette logique : puisque le lieu existe en tant qu’espace d’expression et d’affrontement, autant proposer un message guerrier, qui n’appelle pas tellement de réponses mais sonne plutôt comme une prévision ou un défi, en tout cas, quelque chose qu’il faut mettre à l’épreuve.

Le débat politique, un lieu d’aisance comme les autres ?

Il est sûr cependant que n’importe quel espace ne peut pas être redéfini ainsi. D’ailleurs, il existe d’autres pratiques de graffiti au sein de la même institution (cf. photo suivante). Celles-ci, parce qu’elles sont plus aisées à contrôler par ceux qui exercent un pouvoir sur l’espace, ne peuvent être subverties de la même façon. Il faut également tenir compte du fait que les murs des toilettes sont définis comme des lieux potentiels d’expression depuis bien longtemps.

On pourrait penser qu’une réflexion sur les murs des toilettes, fussent-elles susceptibles de recevoir les postérieurs de futurs leaders politiques, ne mérite pas une heure de peine. Mais il y a peut-être des leçons plus générales à en tirer. A commencer par celle-ci : parce qu’il est défini comme un lieu d’affrontement, ce mur n’est pas un lieu de dialogue ou de débat, pas un espace où l’on n’essaye de convaincre l’adversaire mais où on essaye avant tout de l’humilier et de le ridiculiser aux yeux d’un public que l’on ne rencontre vraiment jamais. Or, de quelle façon est défini le débat politique plus classique si ce n’est celle-là ? Si l’on trouve parfois que le débat public n’a pas la qualité qu’il devrait avoir, il faut peut-être moins en chercher la raison dans les caractéristiques de ce qui y prennent part que dans la façon dont ils s’affrontent. C’est sans doute la restitution de leurs paroles sous une forme écrite ou enregistrée, dans la presse écrite, puis dans la télévision et aujourd’hui, encore plus, via Internet, qui conduit à cette forme de lutte qui, finalement, n’est peut être pas si différente de ce qui se passe ici, dans ces lieux d’aisance…

Article initialement publié sur le blog Une heure de peine

Illustrations: CC FlickR Elvert Barnes; photographies par Denis Colombi.

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Lara, Zelda, Samus,||trop sexy http://owni.fr/2011/04/01/lara-zelda-samus-pourquoi-sont-elles-aussi-sexy/ http://owni.fr/2011/04/01/lara-zelda-samus-pourquoi-sont-elles-aussi-sexy/#comments Fri, 01 Apr 2011 15:00:46 +0000 Denis Colombi (Une heure de peine) http://owni.fr/?p=53017 Sur le blog Sociological Images, un post s’intéresse à l’inflation poitrinaire de certaines héroïnes de jeux vidéo (pour voir l’image, cliquez sur “lire la suite”, bande de pervers). On pourrait en conclure à un sexisme très fort dans les jeux vidéo. Mais alors comment expliquer que ce même univers ait pu fournir quelques exemples d’héroïnes féminines beaucoup plus “positives” ? Pour le comprendre, il faut se pencher sur l’organisation du marché (attention : ce qui est après le saut est No Safe for Work comme disent les anglo-saxons).

Si l’image ci-dessus peut avoir quelque chose de frappant, je doute pour autant qu’elle représente une transformation récente ou même une simple évolution dans le (plus si) petit univers des jeux vidéo. La mise en avant de personnages féminins plus ou moins sexualisés n’est pas franchement nouvelle, et pourrait être considérée en la matière comme une tendance lourde. Il faudrait sans doute faire quelques statistiques, objectiver un peu tout cela, mais reconnaissons qu’il y a peu d’indices qui laissent à penser que ce soit là un phénomène récent.

On pourrait donc penser que le monde des jeux vidéo est un univers sexiste où le corps des femmes est exploité afin de séduire une audience que l’on suppose à la fois masculine et hétérosexuelle – les sociologues américains parlent d’hétéronormativité, une notion plus rare dans la littérature française (et c’est bien dommage). Mais quand on y pense, les jeux vidéo mettent également en avant des personnages féminins forts, assez éloignés des stéréotypes de passivité trop souvent attachés aux femmes. Il y a certes un bon lot de princesses à sauver, mais même des “enlevées” professionnelles comme Peach ou Zelda ont pu être mises en scène de façon plus “musclée” : dans la série des Super Smash Bros, par exemple, elles maravent grave des tronches.

DeviantArt ©Keyeske

Évidemment, Peach ne nous épargne pas la rositude et les poses stéréotypes – jusqu’aux coups de poêle à frire assénés sur la tête de l’adversaire… Zelda a aussi tendance à prendre une place de plus en plus active dans sa série : de simple “objet à sauver à la fin du palais” dans les premiers, elle est devenue guide du héros (travestie, certes, en homme) dans Ocarina of Time ou chef d’un bateau pirate qui ne s’en laisse pas compter dans The Wind Waker.

Mais d’autres personnages évitent même ces stéréotypes. L’exemple le plus fameux est celui de Lara Croft : une archéologue qui crapahute joyeusement dans la jungle, flingue des espèces en voie de disparition à tout-va, court, saute, résout des énigmes, et renverrait volontiers Indiana Jones au rang de petit rigolo avec un fouet. On me dira qu’elle porte un mini-short et a une poitrine généreuse. Certes. Mais le mini-short peut sans doute se justifier quand on se balade dans des zones tropicales. Et vus les stéréotypes attachés aux femmes poitrinairement avantagées, le fait que le joueur ne la contrôle ni pour se dégoter un mec, ni pour choisir une trente-sixième paire de talons aiguilles, c’est déjà pas mal.

L’attente d’une représentation sexualisée

Sans doute certains lecteurs se disent-ils, à ce stade, que je délire : considérer Lara Croft comme un personnage féministe ! Pourtant, dans le cadre du jeu, elle en a certains aspects. Dans le cadre du jeu. C’est ça qui est important. Parce que lorsque les médias mainstream se sont penchés (massivement qui plus est) sur le personnage, c’est ce genre d’images qui ont été utilisées et diffusées :

Capture d'écran d'une recherche Google Images

Voici une Lara Croft ramenée au statut de simple mannequin de mode. Si les médias mainstream ont été très intéressés par le physique du personnage, ils ont été beaucoup moins empressés de se souvenir que pour être archéologue, il faut en avoir dans le ciboulot. Plus encore, l’attitude donnée au personnage dans ces représentations est beaucoup plus “sensible”, ici (première image) avec un petit côté craintif : exit, donc, le côté aventurier et volontaire !

Pour m’en référer toujours à Howard Becker et à ses mondes de l’art, pour sortir du monde du jeu vidéo et s’intégrer à celui des médias de plus grandes audiences – le premier Tomb Raider date de 1997 rappelons-le – il a fallut se plier aux conventions de ceux-ci, aux règles et aux attendus de ceux qui peuvent contrôler l’accès des biens culturels à un public plus large: journalistes, presse, etc. Et ceux-ci ont été attirés et ont diffusé des images respectant les canons de la photo de mode et de la présentation sexualisée des femmes dans la presse, y compris la passivité des attitudes. Première leçon donc : l’exploitation du corps des femmes à des fins promotionnelles n’a pas à voir seulement avec une force “naturelle” de la sexualité sur les comportements d’achat, mais sur l’existence d’une structure et d’un système d’attentes de telles représentations dans le marché des biens culturels.

Dora et Samus, icônes féministes du jeu vidéo ?

Ce n’est pas le cas seulement pour Lara Croft. Pensons au personnage de Dora l’exploratrice. Certes la série peut sembler irritante d’un point de vue adulte avec son univers sucré, ses chansons simplistes et sa façon de s’adresser au spectateur. Il n’en reste pas moins que c’est l’un des seuls personnages féminins destinés aux enfants qui ne soit pas ultra-féminisé : pas de talons hauts, pas de petites jupes ou de piercing au nombril, pas d’intérêt pour la mode et les frivolités, mais un look adapté à son activité principale – l’exploration – dans laquelle elle n’a rien à envier aux hommes. Franchement, à choisir entre ça et certaines autres séries, je sais ce que je préférerais que mes futures filles regardent… (de toutes façons, je leur lirai La Huitième Fille de Pratchett, elles apprendront vite). Pourtant, combien de fois les médias ont-ils mis l’accent sur ce côté finalement assez féministe de Dora ? Une fois de plus, ce sont les jouets et les autres produits dérivés qui, pour attirer l’attention, ont dû se plier aux normes du sexisme.

Mais on peut aller plus loin. Regardons donc ce qui arrive à une autre héroïne du monde des jeux vidéo, pour le coup beaucoup plus ancienne que Lara Croft : j’ai nommé Samus Aran, héroïne de la série Metroid, peut-être l’une des figures les plus anciennement féministes en la matière.

Samus est une chasseuse de prime de l’espace qui met régulièrement ses services à disposition d’un gouvernement galactique en lutte contre les inquiétants Pirates de l’espace et une race extraterrestre – les metroids – à exploiter à des fins militaires quand Samus serait plutôt prête à se débarrasser de cette menace. On le voit, on est très loin de Léa Passion “Talons Aiguilles”. D’ailleurs son apparence ne laisse aucun doute là-dessus : Samus n’est pas là pour la gaudriole. Voyez plutôt.

La série, d’ailleurs, s’abstient généralement de jouer sur la féminité de son héroïne. Celle-ci constituait une surprise dans le premier épisode de la série (sur NES), le joueur ne découvrant que dans une séquence finale où il fallait avancer sans l’armure, que le personnage qu’il contrôlait depuis le début était en fait une femme – ce qui interrogeait de façon très intéressante nos présupposés en la matière, puisque nous avons en effet tendance à penser qu’un personnage principal est, par défaut, un homme.

Capture d'écran de SuperMarioWiki

Mais par la suite, il n’a pas été question de mettre en scène de façon caricaturale sa féminité : certains personnages l’appellent affectueusement “young lady” ou “princess” sans que cela ne conduise à une dévalorisation puisqu’on la voit parler d’égale à égal avec eux, voire avec une position supérieure ; on ne lui a pas adjoint un petit copain ou un amoureux pour qui elle serait prête à sacrifier sa vie de chasseuse de prime et son indépendance ; dans tous les épisodes, elle est le moteur de l’action et se caractérise par son sang-froid et son courage, et non par des émotions “hystériques” (ce que Nintendo avait pourtant fait dans Super Princess Peach où les émotions de celles-ci, comme sa tendance à pleurer, étaient ses armes).

Certes, on me dira que, dans les premiers épisodes (en gros avant le passage à la 3D), Samus apparaissait en bikini dans les génériques de fin, pour peu que le joueur réalise certains objectifs (comme parvenir à la fin dans un temps donné), ce qui pouvait laisser penser qu’elle était une “récompense”. Mais c’est assez secondaire par rapport à l’ensemble de la série. Et il faut remettre les choses dans leur contexte : je me souviens avoir toujours eu, à l’époque, une vraie attente vis-à-vis des scènes finales des jeux, espérant y voir, comme récompense, des images d’une qualité graphique supérieure à l’ensemble du jeu indépendamment de leurs contenus.

Les joueurs, “loin d’être les consommateurs passifs d’une imagerie venus d’en haut”, contribuent activement à la sexualisation des héroïnes

Mais ce personnage a fait l’objet de réappropriation de la part des joueurs. En tapant “Samus Aran” sous Google Images, on peut en voir un exemple très concret.

Bon nombre des résultats sont des “fan-art”, c’est-à-dire dans le jargon de la pop-culture, des dessins réalisés par des fans dans une perspective à la fois d’hommage et d’appropriation – les personnages pouvant être mis en scène dans des situations qui n’existent pas dans les œuvres originales. Concernant Samus, ceux-ci sont assez parlant. Reprenant parfois le personnage version “zero suit” (sans armure) tel qu’il apparaît à la fin de Samus Zero Mission (remake sur GameBoy Advance du premier jeu sur NES) et dans Super Smash Bros Brawl, parfois avec son armure, beaucoup de ces fan-art consistent en des “féminisations” d’une héroïne visiblement insuffisamment stéréotypé” au goût des joueurs. Qu’on en juge :

On retrouve, comme chez Lara Croft, la même adaptation des poses des mannequins, identifiées comme typiquement féminines. Au visage souvent austère et grave que présente Samus dans la plupart des épisodes – il s’agit d’une orpheline qui consacre sa vie au combat et à la violence, elle n’a de toute évidence que peu l’occasion de se bidonner franchement – est substitué un air beaucoup plus avenant et séducteur, recherchant visiblement le regard d’un spectateur, probablement masculin. D’autres images transforment certaines de ses caractéristiques les plus guerrières en arguments érotiques :

Capture d'écran du blog Gamekyo

Pour les ignares qui n’ont jamais joué à un Metroid, il faut savoir que l’armure de Samus lui permet de se réduire en boule (“morphball” dans le jeu) et ainsi d’accéder à des lieux difficiles d’accès ou de déposer des bombes dévastatrices. Ici, c’est juste une occasion de spéculer sur sa vie sexuelle. D’autres choses existent avec son armure, qui se trouve elle aussi pouvoir être sexualisée.

D’autres représentations sont plus radicales encore dans la sexualisation – et je n’ai pas voulu aller voir ce qui se passe sur des sites plus particulièrement pornographiques… En se tenant à une simple recherche sur Google, on trouve déjà plusieurs situations où elle apparaît attachée et ligotée (un parallèle à faire avec Fantômette ?).

Ce dernier cas est particulièrement éclairant. Samus apparaît incontestablement comme un personnage féminin fort, ayant même des caractères généralement attribués au masculin (le courage, la détermination, un certain refus des règles, une forte indépendance). Par certains aspects, on pourrait la juger comme “dominante”. Mais ce n’est apparemment pas cet aspect qui est érotisée. Au contraire, c’est précisément par une re-féminisation, une “mise à sa place” en d’autres termes, que les “fans” (je mets les guillemets parce que je trouve ce traitement d’un aussi beau personnage très décevant) se la réapproprient. Pour qu’elle puisse être classée parmi les “héroïnes les plus sexy”, il faut qu’elle soit attachée : une femme ne peut pas être active et sexy à la fois…

Voilà donc une deuxième leçon : la sexualisation des héroïnes n’est pas seulement le fait des producteurs de jeux vidéo ou des médias qui les entourent, mais également du public lui-même et de la façon dont il reçoit les biens qui lui sont proposés.

Publicité: des formes pour hameçonner

Essayons maintenant de répondre à cette question : pourquoi utiliser la sexualité (celle des femmes donc) pour vendre des jeux vidéo ? Sur Sociological Images, l’explication est la suivante : c’est un moyen d’attirer le regard dans le flux continu de publicité que reçoit chaque jour le spectateur moyen. C’est donc la concurrence entre les différents produits – et la structure du marché – qui explique ce recours au sexe. Mais voilà : pourquoi recourir à cela et pas à autre chose ? Pourquoi ce choix particulier ? On pourrait passer par l’humour, par la violence – j’avais déjà analysé l’utilisation de la violence dans les jeux vidéo – ou autre chose.

Pour le comprendre, je pense qu’il faut regarder le marché du jeu vidéo d’un œil sociologique. Cela signifie qu’il ne faut pas penser le marché comme la simple rencontre d’un offreur et d’un demandeur le temps d’un échange – ou ici la tentative de séduction d’un acheteur isolé par l’usage d’une imagerie sexuelle – mais tenir compte des relations qui peuvent exister entre les différents offreurs d’un côté, les différents demandeurs de l’autre, et entre les uns et les autres. Sur le marché du jeu vidéo, les biens font l’objet, une fois distribués, d’une intense circulation entre demandeurs. Ils sont objets de discussions et supports de relations : on joue ensemble, on se rassemble entre fans, on discute. Ces relations contribuent à reconstruire sans cesse le sens des biens : comme ces relations se sont historiquement d’abord établies entre garçons – pour toutes sortes de raisons sur lesquelles il serait trop long de revenir ici – elles sont un terreau favorable à la sexualisation illustrée par le cas de Samus Aran.

Cette circulation des biens culturels ne demeure pas silencieuse. Elle s’exprime au contraire de différentes façons, se donne à voir, et ce de plus en plus via Internet qui contribue à la rendre publique. Les producteurs peuvent facilement l’observer. Il faut ainsi tenir compte de la façon dont les offreurs prennent connaissance de la demande. Dans le cas des jeux vidéo, il serait intéressant d’étudier ce qui se passe dans les nombreux salons de jeux où il semble bien exister une ségrégation sexuelle relativement marquée, puisque les femmes y apparaissent, au moins dans les compte-rendus fait par la presse, essentiellement comme danseuses ou potiches aguicheuses, tandis que les hommes pourraient bien être sur-représentés dans les visiteurs et les journalistes (je ne parle même pas des équipes de production, de promotion et de distribution).

C’est donc là, dans l’ensemble du fonctionnement du marché, que peut se trouver l’origine du sexisme dans les jeux vidéo et de son maintien. Les joueurs, loin d’être les consommateurs passifs d’une imagerie venus d’en haut, y contribuent activement. Tout comme l’ensemble des médias, y compris les plus mainstream, y compris, peut-être, ceux dont on pourrait attendre une plus grande vigilance en la matière – combien de magazines grand public ont consacré des pages à une Lara Croft érotisée ? Loin donc de se limiter à un évènement isolé ou à la dérive d’une industrie prête à tout même à l’exploitation du corps des femmes pour maximiser ses profits, le sexisme dans les jeux vidéo devrait nous faire réfléchir tous à ce que nous faisons et à la façon dont nous y contribuons.


Retrouvez tous les articles de notre dossier jeux vidéo:

- Fais-moi jouer, fais-moi jouir
- Prendre le jeu au sérieux

ff

Article initialement publié sur Une heure de peine sous le titre “Sexe, marchés et jeux vidéo”

Note: nous avons fait le choix, en le limitant dans la mesure du possible, de republier les images sous copyright utilisées et analysées par l’auteur du billet. Que leurs auteurs n’hésitent pas à se manifester s’ils y voient un inconvénient.

Illustrations : BudGleoner86; montage OWNI avec CC FlickR (shane_warne 60000 et mobu28) ; © keyeske sur Deviantart ; CC FlickR   Sarah Ackerman ; CC FlickR yoppy ; Super Mario Wiki ; Gamekyo ;

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http://owni.fr/2011/04/01/lara-zelda-samus-pourquoi-sont-elles-aussi-sexy/feed/ 34
Comment le discours politique stigmatise l’immigration http://owni.fr/2011/03/23/discours-politique-stigmatisation-immigration/ http://owni.fr/2011/03/23/discours-politique-stigmatisation-immigration/#comments Wed, 23 Mar 2011 10:30:25 +0000 Denis Colombi (Une heure de peine) http://owni.fr/?p=52714 Le désormais fameux sondage Harris, à défaut d’avoir une quelconque pertinence, a au moins joué son rôle: celui de lancer la campagne électorale de 2012 (ou au moins de l’avoir officialisée, car elle a plus probablement démarré le 7 mai 2007) et d’en fixer la narration. La question du Front National est malheureusement destinée à faire de la question de l’immigration une des thématiques centrales du débat politique des prochains moins. Encore…

Mais les commentateurs commencent à traduire cela sous la forme d’une “inquiétude des Français” face à la mondialisation. On peut souligner que, par rapport à celle-ci, la classe politique française fonctionne généralement selon un deux poids, deux mesures : d’un côté, la “pédagogie”, de l’autre, la “réponse aux inquiétudes des Français”.

Deux discours pour deux types de mondialisation

D’un côté, il y a la mondialisation de l’économie, sa concurrence internationale et surtout celle des travailleurs entre eux, sa mobilité des capitaux, sa nécessité d’être “compétitif”. Son incitation devant laquelle on ne peut guère reculer, à “réformer” le système français, particulièrement en ce qui concerne la protection sociale, pour le mettre à l’heure du monde. Face à cette mondialisation-ci, la forme d’approche politique qui s’est imposée a été celle de la “pédagogie” : il faut expliquer aux Français que le monde a changé et que pour survivre dans ce nouveau contexte, ou tout au moins maintenir sa place et sa situation, il faut consentir à quelques sacrifices plus ou moins importants.

De l’autre, il y a une mondialisation complémentaire à la première, celle des hommes et des femmes, ceux qui quittent leurs pays pour aller travailler ailleurs. Non moins ancienne que la première (sans doute même plus), elle en partage certains traits, comme une invisibilisation partielle – on fait plus attention aux déplacements des pauvres qu’à ceux des riches comme on fait plus attention à certains mouvements de capitaux qu’à d’autres. Tout au moins ne les voie-t-on pas sur le même mode : il faudrait attirer les riches et empêcher les pauvres de rentrer. Comme la précédente, elle est vécue sur le mode de la menace pour notre pays. Mais la réaction politique a été tout autre : plutôt que de tenter d’expliquer aux Français ce qu’il en est, il faut “répondre à leurs inquiétudes” sans les remettre en question.

L’immigration n’est pas “toute la misère du monde”

Pourtant, on pourrait traiter politiquement la mondialisation des migrations humaines comme on traite la mondialisation économique (la distinction entre les deux étant d’ailleurs douteuse). On pourrait expliquer, par exemple, (et seulement par exemple) que la France est très loin d’être le pays qui reçoit le plus de migrants en Europe. Qu’accueillir l’immigration ne revient pas, selon une formule trop souvent entendue et mal comprise, à accueillir “toute la misère du monde” [PDF].

Que la misère, le chômage et leurs cortèges de difficultés qui frappent certains quartiers doivent moins à l’immigration qu’à la ségrégation urbaine, l’enfermement scolaire et social, et autres, bref à ce qui se passe ici et maintenant et qui frappe des personnes qui sont aussi française que moi plutôt qu’à une vague frappant depuis l’extérieur. Qu’il faudrait peut-être aussi réfléchir sur les conditions d’accueil et d’arrivée, et que même Hugues Lagrange est d’accord avec ça. En un mot, on pourrait faire preuve de “pédagogie” et expliquer aux Français quels sont les vrais enjeux.

On pourrait, mais on ne le fait pas. Au contraire, celui qui s’y risquerait prendra toujours le risque de se voir reprocher un “angélisme” de mauvais aloi, de refuser de répondre aux angoisses des Français, voire de mépriser ceux-ci par “parisianisme” ou je ne sais quoi. Autant de reproches que l’on ne fera pas à celui qui voudra défendre que ces mêmes Français doivent accepter le jeu de la mondialisation économique.

La solution est-elle toujours dans le problème posé ?

Ce point nous rappelle que les “problèmes politiques” ne s’imposent jamais tout seul, simplement parce qu’ils sont problématiques. Ils font toujours l’objet d’une lecture de la part de la classe politique. On me dira sans doute que, même si tous et toutes décidaient demain que l’on peut ignorer la mondialisation économique, celle-ci n’en cesserait pas moins d’exister et d’imposer certaines défis à la France, à sa situation économique et à sa politique du même tonneau. Et on aura raison de le dire. Mais de la même façon, continuer à lire les problèmes d’insécurité comme se ramenant à des problèmes d’immigration n’empêchera jamais que ceux-ci aient d’autres origines. On ne réglera pas les problèmes de ségrégation urbaine, par exemple, en retirant la nationalité aux Français par acquisition ayant commis certains crimes… Et pourtant, c’est ce que l’on continue à faire. En le faisant passer pour une attitude responsable qui plus est.

Brice Hortefeux

Deux topiques du débat politique donc : la “pédagogie” et la “réponse”. Mais pourquoi l’une parvient-elle à s’imposer dans certains domaines tandis que l’autre domine sur certaines questions ? Comment expliquer leur répartition dans le débat public ? Surtout que l’on pourrait s’attendre à ce que la “réponse aux inquiétudes des Français” ait une popularité plus grande auprès de ceux qui veulent séduire “l’opinion publique” (qui n’existe toujours pas, par ailleurs).

Sans doute faut-il revenir à la question de l’activité politique elle-même, et au fait qu’elle consiste le plus souvent à qualifier des évènements d’une certaine manière : les hommes politiques ne font jamais que désigner ce contre quoi on peut lutter et ce que l’on doit accepter. Mais pour que ces tentatives de qualification soient acceptés, il faut pouvoir en donner des “preuves” – même faussées. Difficile d’obtenir des résultats en matière économique : difficile, donc, de tenter la topique de la “réponse”. La “pédagogie” est donc une ressource. Il est plus facile, en revanche, d’exposer des résultats en matière d’immigration, qu’il s’agisse de lois ou d’arrestation. La “réponse” peut donc pleinement jouer. Derrière cette question, il y en a une autre, plus profonde : celle du pouvoir des États, de ce sur quoi ils peuvent encore jouer. Rien que ça.

> Billet publié initialement sur Une heure de peine sous le titre De la pédagogie en politique

> Illustrations Flickr CC Lcars, Cicilie et MEDEF

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L’insoutenable légèreté des sentiments en politique http://owni.fr/2011/02/17/linsoutenable-legerete-des-sentiments-en-politique/ http://owni.fr/2011/02/17/linsoutenable-legerete-des-sentiments-en-politique/#comments Thu, 17 Feb 2011 07:30:12 +0000 Denis Colombi (Une heure de peine) http://owni.fr/?p=46948 Depuis que la révolte a commencé à gronder en Tunisie puis en Egypte et bientôt ailleurs, il s’est trouvé un nombre grandissant de personnes pour manifester leur solidarité avec les peuples en colère. En plus, ça tombe bien, l’indignation est à la mode, et chacun y va d’un drapeau tunisien comme avatar Facebook ou de son petit commentaire plein d’espoir pour une libération prochaine des peuples opprimés. Une telle solidarité internationale pour tous ceux qui subissent le joug de dictatures ferait chaud au coeur… si seulement son caractère essentiellement émotionnel et, par là, obligatoire ne lui promettait pas une bien brève existence. Obligatoires l’émotion et l’indignation ? Malheureusement, oui.

Des émotions obligatoires

Ce grand élan d’émotions et de sentiments de sympathie avec les peuples en lutte pourrait témoigner, au choix, de l’enracinement toujours profond de la démocratie et de la liberté dans le cœur des peuples occidentaux, de la perpétuelle “naissance” d’une société civile internationale et d’une solidarité mondiale entre les peuples, ou encore d’une solidarité internationale qui trouve son expression dans l’invitation à “marcher comme un égyptien”… Il y a pourtant de bonnes raisons de penser qu’il ne repose pas vraiment sur tout cela.

En effet, pouvons-nous ne pas ressentir cette émotion ? Pouvons-nous ne pas nous sentir solidaire de ceux qui souffrent ? La réponse est non. Nos émotions, quelles qu’elles soient, sont bien souvent obligatoires. C’est ce que disait Marcel Mauss en substance dans un texte de 1921 logiquement intitulé “L’Expression obligatoire des sentiments” :

Ce ne sont pas seulement les pleurs, mais toutes sortes d’expressions orales des sentiments qui sont essentiellement, non pas des phénomènes exclusivement psychologiques, ou physiologiques, mais des phénomènes sociaux, marqués éminemment du signe de la non-spontanéité, et de l’obligation la plus parfaite.

Si vous participez à un enterrement, même sans être intimement lié au défunt, peut-être même sans le connaître, vous serez sans doute saisi également de tristesse. Pourquoi cela ? Tout d’abord, parce que ne pas manifester ce sentiment, ce serait enfreindre les règles implicites de la situation. Essayez de vous mêler à un cortège funéraire et de sourire tout le long, vous comprendrez rapidement de quoi je veux parler. Une simple indifférence n’est pas non plus envisageable, du moins sans le risque de quelques sanctions de la part de vos voisins.

L’importance des agencements

Mais il y a autre chose : il ne s’agit pas seulement de manifester de façon ostensible sa tristesse. Bien souvent, le sentiment n’est pas seulement feint, et il est également très sincèrement ressenti. C’est qu’il repose non pas sur une disposition individuelle, une sensibilité particulière à la situation, mais bien à tout un dispositif extérieur à l’individu et qui s’impose à lui. L’organisation du cortège, la signification culturelle des vêtements noirs, l’attitude des différents acteurs en présence : c’est tout cela qui nous conduit à ressentir, y compris de façon très profonde, le sentiment adéquat à la situation. Il en va de même dans d’autres situations : même le snob le plus réfractaire aux hordes de supporters aura quelques difficultés à ne pas ressentir un petit frissonnement au beau milieu d’un stade, et, si j’en crois cette excellente BD qu’est Logicomix, même un pacifiste comme Russel n’a pu réfréner quelques sentiments guerriers lorsque, en 1914, son pays rentra dans la première Guerre Mondiale.

Il en va de même pour les sentiments qui nous saisissent face à la souffrance et à la révolte dans d’autres pays. Aussi sincère soit-elle – et je ne doute pas que ceux qui ont changé leur avatar Facebook avaient alors la larme à l’œil -, elle repose fondamentalement sur certains dispositifs qui nous amènent à ressentir l’émotion attendue. Le recours à des représentations collectives et puissantes, comme celle de la Marianne révolutionnaire, font partie de ceux-ci – voir cette brillante analyse. C’est très largement la façon dont on définit la situation qui nous conduit à ressentir enthousiasme, inquiétude, solidarité, etc.

Mais ces sentiments obligatoires n’ont dès lors qu’une permanence toute relative : si le dispositif qui les fait naître disparaît, ils sont promis au même sort. Réservés à des temps et des espaces sociaux particuliers, ils n’affectent pas l’ensemble de la vie des individus et, partant de là, n’entraînent pas forcément une mobilisation qui dépasse certains cadres bien définis et, surtout, certaines actions particulières. A savoir celles qui ont une visibilité suffisante pour que chacun voit combien on ressent l’émotion exigée. C’est bien ce que Marcel Mauss décrit dans son texte sur les rites funéraires australiens :

Et puis après cette explosion de chagrin et de colère, le camp, sauf peut-être quelques porteurs du deuil plus spécialement désignés, rentre dans le train-train de sa vie.

Il n’est pas étonnant que l’émotion et la solidarité prennent d’abord, dans le cas qui nous intéresse, des formes de manifestations publiques : le rassemblement, l’affichage envers les “amis” électroniques… Il faut montrer que l’on participe au mouvement. Une fois de plus, il ne s’agit pas de dire que ce sont là des pratiques purement ostentatoires, dénuées de toute sincérité et de toute authenticité. Au contraire, ceux et celles qui vont dans la rue sont sans doute on ne peut plus convaincus de ce qu’ils font – après tout, la pression sociale n’est pas si forte… Mais ce sentiment, enfermé dans une temporalité particulière, a peu de chances de déboucher sur des formes d’engagement plus marqusé. Une fois les autres dispositifs générateurs de sentiments disparus ou remplacés par d’autres inquiétudes, il n’en restera probablement pas grand chose.

L’effort d’indignation

En soi, ce n’est pas forcément dramatique. Les peuples tunisiens et égyptiens peuvent très bien s’en sortir sans cela. Les révolutions, si elles ont toujours provoqué des réactions dans les autres pays – en un sens, elles étaient globales bien avant que le mot ne soit à la mode -, se sont parfois passées du soutien extérieur, et plus encore d’un simple sentiment de bienveillance de la part des autres peuples. Mais le risque existe que, passé le moment où les dispositifs d’émotions sont les plus forts, c’est-à-dire la phase la plus “chaude” de l’activité révolutionnaire et protestataire, le détournement des sentiments étrangers privent ces pays de l’attention qu’ils méritent…

On peut aussi en tirer une leçon plus générale au moment où, suite au succès de l’opuscule de Stéphane Hessel, l’incitation à “s’indigner” fait florès. Non pas que l’indignation soit mauvaise, mais comme toute émotion, elle risque bien de reposer avant tout sur certains dispositifs, dont Stéphane Hessel lui-même et ses écrits font partie. Aussi sincère puisse-t-elle être, elle peut être d’une insoutenable légèreté, du moins si l’on veut qu’elle débouche sur quelques changements d’importances. Passé le moment le plus fort – par exemple si la colère parvient à emporter la tête d’une ministre – le “business as usual” risque fort de reprendre le dessus.

“Ne mettez pas tout vos espoirs dans les révolutions : elles finissent toujours par recommencer. C’est pour cela qu’on les appelle révolutions” dit Sam Vimes dans ce brillant roman qu’est Nigthwatch (ma traduction) : il est possible que personne n’ait mieux exprimé que cela que Terry Pratchett. On pourrait en dire autant de l’indignation, de l’émotion et des sentiments : ce ne sont là des armes politiques bien limitées tant dans leur durée que dans leur portée. Engagement et convictions… Il faudrait peut-être appeler aussi à cela.


Article initialement publié sur Une heure de peine
Illustrations CC FlickR: carac3, stuff_and_nonsense, life creations

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Aux sources de la culture geek http://owni.fr/2011/01/26/aux-sources-de-la-culture-geek/ http://owni.fr/2011/01/26/aux-sources-de-la-culture-geek/#comments Wed, 26 Jan 2011 14:47:26 +0000 Denis Colombi (Une heure de peine) http://owni.fr/?p=44002 J’en parlais il y a quelques jours : le geek est devenu, depuis quelques années, une figure d’une force et d’une légitimité peu commune. A tel point qu’un film comme Kick-Ass a pu s’appuyer sur un renversement étonnant : remplacer le super-héros par le geek. D’autres exemples pourraient être cités, toujours est-il que la culture geek s’est largement diffusée. C’est en relisant Becker que j’ai trouvé un indice pour comprendre d’où elle vient.

Qui ne se dit pas geek aujourd’hui ?

Le moindre possesseur d’un Iphone se revendique comme tel. Pour peu qu’il joue à World of Warcraft, il pourra tout aussi bien se présenter comme “ultra-geek”. Et même les filles, longtemps exclues plus ou moins volontairement de cet univers (elles le sont toujours apparemment, comme en témoigne l’image, trouvée ici), s’y sont mises, soutenues par des magazines féminins trop heureux de pouvoir remplir des pages et des pages autour du néologisme “geekette” et des articles sur le thème “comment draguer avec un Iphone”. Moi même, à cet aune-là, je peux me dire geek. Après tout, je lisais Pratchett à l’époque où certains néo-geeks kiffaient les Mini-Keums.

Les vrais geeks, ceux qui ont fait de l’informatique un mode de vie et qui lisaient The Lord of the Ring en VO avant que Peter Jackson ne rende ça trendy, s’énervent. Ne serait-ce que parce que les subtiles différences entre geeks, nerds et dorks (moi-même, je n’y ai jamais rien compris) sont systématiquement oubliées. C’est qu’ils formaient une véritable culture déviante, et se trouvent aujourd’hui en train d’être absorbés par ceux auxquels ils se sont toujours opposés. Voir des noobs reprendre – mal – leurs signes distinctifs, on peut comprendre que ça ait quelque chose d’irritant. Surtout lorsque Apple essaye de s’imposer comme le top de la geekitude, alors que les vrais pros ne jurent que par le PC que l’on peut bidouiller soi-même.

Mais d’où vient cette culture geek ?

Où prend-elle ses racines ? Je voudrais avancer ici une hypothèse à partir de ce classique de la sociologie qu’est Outsiders. Dans le chapitre 5, Howard Becker étudie “la culture d’un groupe déviant”, à savoir les “musiciens de danse” des années 50-60 aux Etats-Unis. En s’appuyant sur son expérience de terrain – il a lui même été musicien de jazz -, il identifie clairement une culture particulière, finalement pas si différente, dans son fonctionnement, de notre culture geek à nous. En particulier, ces musiciens font une différence claire entre eux et les “squares” (terme traduit dans l’édition française par “les caves”), à savoir ceux qui ne sont pas musiciens. Comment ne pas y voir un parallèle avec la façon dont les geeks surveillent avec attention les frontières de leur groupe ?

Mais qu’est-ce qui fait qu’il y a une unité de cette culture ? Pourquoi s’est-elle développée ? Parce que les musiciens de danse sont tous confrontés à des problèmes communs, et, en rentrant en interaction entre eux, développent donc des significations communes. Ces problèmes ont à voir avec la nature même de leur métier :

Les musiciens de danse [...] peuvent être définis simplement comme des personnes qui jouent de la musique populaire pour gagner de l’argent. Ils exercent un métier de service et les caractéristiques de la culture à laquelle ils participent découlent des problèmes communs à ces métiers. Ceux-ci se distinguent dans leur ensemble par le fait que leurs membres entretiennent un contact plus ou moins direct et personnel avec le consommateur final du produit de leur travail, le client auquel ils fournissent un service. En conséquence le client est à même de diriger le travailleur dans l’exécution de sa tâche, et de lui appliquer une gamme de sanctions diverses, qui va de la pression informelle à l’abandon de ses services.

Les métiers de service mettent en relation d’une part une personne dont l’activité à plein temps est centrée sur ce métier et dont la personnalité est plus ou moins profondément impliquée dans celui-ci, d’autre part, des personnes dont la relation à ce métier est beaucoup plus occasionnelle. Il est parfois inévitable que chaque partie se représente très différemment la manière dont le service doit être accompli. Les membres des métiers de service considèrent généralement que le client est incapable d’évaluer authentiquement le service qu’ils produisent et ils sont extrêmement irrités par les tentatives des clients pour contrôler leur travail. Il en résulte une hostilité latente et des conflits ; les méthodes de défense contre les ingérences extérieures deviennent une préoccupation des membres du métier, et une sous-culture se développe de cet ensemble de problème. (pp. 105-106)

Ces problèmes ne sont-ils pas aussi auxquels se confrontent ceux qui ont choisit de faire de l’informatique et du bidouillage quotidien de machines compliquées leur boulot ? Ce passage m’a immédiatement rappelé ce post sur le site The Oatmeal : intitulé “Comment un webdesigner va tout droit en affaire”, il raconte de façon très précise un conflit du même type que celui des musiciens de danse, entre un webdesigner qui a une idée précise de ce qu’est un boulot bien fait, et un client qui a en visiblement une toute autre idée parce que, bien sûr, le rustre ne connaît rien à l’informatique. On pourrait presque ré-écrire le dialogue suivant entre deux musiciens en remplaçant “orchestre” par “logiciel” et “cave” par “noobs” (ou tout autre terme équivalent), et le mettre dans la bouche d’un geek, tout le monde y croirait :

Dick : “C’était la même chose quand je travaillais au club M. Tous les gars avec lesquels j’étais au collège venaient et adoraient l’orchestre… C’était un des pires orchestres avec lesquels j’ai travaillé et ils croyaient tous qu’il était excellent.”
Joe : “Oh, bien sûr ! c’est qu’une bande de caves.” (p. 114)

On peut aussi se reporter à ce post d’un autre spécialiste de l’informatique, le blogueur Kek qui réalise des sites web au travers de son entreprise Zanorg : il y raconte ses difficultés lorsqu’on lui demande de travailler en agence, alors qu’il préfère travailler de chez lui. Là encore, on retrouve l’indépendance du professionnel de l’informatique contre la bêtise et la lourdeur des clients, incapables de se servir convenablement d’un simple copié-collé ou, pire encore, tellement handicapés qu’ils en sont réduit à utiliser Apple plutôt que des vrais PC pour les vrais geeks qui veulent bidouiller plein de choses dans tous les sens.

Une identité autour des réalisations informatiques

Mon hypothèse est que la culture geek trouve là ses racines. A l’origine, l’informatique était une activité de mordus, souvent rassemblés sur des campus américains, qui ont donc pu définir leurs propres critères d’évaluations de ce qu’est un bon programme parce qu’ils étaient en interaction entre eux. Avec la diffusion de l’informatique, ils se sont trouvés confrontés, dans les entreprises et ailleurs, à des gens qui avaient des demandes toutes autres à adresser aux ordinateurs, et des critères d’évaluation différents. Ceux-ci rentrent en conflit avec ceux des informaticiens qui définissent une part importante de leur identité autour des réalisations informatiques.Il faut donc que ces derniers gèrent ce conflit, et la culture geek leur assure cette possibilité en dessinant un espace d’indépendance pour eux.

Les connaissances pointues dans des domaines que certains considéreraient comme triviaux, par exemple la science-fiction, Star Trek ou autre, sont des moyens de manifester leur exceptionnalité par rapport au tout-venant qui leur impose cependant des façons précises de travailler. De la même façon que les musiciens de jazz racontaient, admiratifs, à Becker comment l’un des leurs avaient mis feu à une voiture juste pour s’amuser…

La comparaison entre un groupe d’artistes, les musiciens de danse, et les travailleurs de l’informatique ne devraient pas étonner. L’indépendance de l’artiste, ses capacités créatives, sa forte personnalité, son talent à s’insérer dans des projets où il apporte quelque chose de nouveaux, bref toute la représentation classique et un brin exagérée de son activité sont au coeur des principes de fonctionnement du capitalisme contemporain : on le sait depuis Boltanski et Chiapello, et j’en ai longuement parlé il y a déjà un petit moment. Dès lors, il n’est pas étonnant que la culture geek se diffuse : elle est profondément en accord avec le “nouvel esprit du capitalisme”. Les hackers de tout poil ne se rendent peut-être pas toujours compte combien ils sont, au final, conformistes.

Le parallèle avec les musiciens de jazz peut être poussé un peu plus loin. Leur salut, “see you later, alligator”, a fini par se diffuser largement au-delà de leurs frontières, tout comme l’expression “square”, qui en est venue à désigner toute personne ennuyeuse ou “ringarde” (bien que le terme “ringard” soit lui-même devenu ringard). C’est ce qui arrive également aux geeks. De sous-culture déviante, regardée avec suspicion par les membres plus conformistes de la société mais aux excentricités tolérées à cause des services qu’ils rendent (jouer de la musique, faire des programmes informatiques), ils rejoignent peu à peu les rangs de la culture dominante. Ce fut ce qu’acheva de faire le rock dans le domaine de la musique. C’est peut-être ce qui attends les geeks. Pas sûr que ça leur plaise.

Article initialement publié sur le blog : Une Heure de Peine

Crédit photo Flickr : Nivlek_est / Panda’ Graphie / Maha Online

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http://owni.fr/2011/01/26/aux-sources-de-la-culture-geek/feed/ 16
Culpabilisation, cocaïne et inaction politique http://owni.fr/2011/01/23/culpabilisation-cocaine-et-inaction-politique/ http://owni.fr/2011/01/23/culpabilisation-cocaine-et-inaction-politique/#comments Sun, 23 Jan 2011 09:00:11 +0000 Denis Colombi (Une heure de peine) http://owni.fr/?p=43463

Ce billet a été publié sur Une heure de peine, et repéré par OWNIpolitics

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C’est avec pompe et une certaine bienveillance médiatique que l’Inpes, institut national de prévention et d’éducation pour la santé, lance une énième campagne publicitaire contre la consommation de drogue. Le thème de l’année ? « Contre les drogues, chacun peut agir ». Sous-entendu : si vous ne faites rien, c’est de votre faute. Sous-entendu aussi : on se drogue parce qu’on est faible ou que les autres sont faibles.

La campagne publicitaire étant devenue le degré zéro de l’activité politique, regardons donc un des clips de cette nouvelle campagne : on y rencontre Michaël, un jeune homme qui, nous dit-on, prend de la cocaïne.

Cliquer ici pour voir la vidéo.

Mais pourquoi Michaël prend-t-il de la cocaïne si on s’en tient à cette vidéo ? On ne le sait pas. De fait, cela semble du point de vue des concepteurs de cette campagne assez hors sujet. Ce qui compte, c’est que si « ceux qui l’aiment » lui avaient dit de ne pas le faire, il ne l’aurait pas fait. Des motivations de Michaël lorsqu’il a pris de la drogue pour la première fois, de ses motivations pour continuer, du fait qu’un jeune lycéen soit en mesure de s’en procurer ou encore de sa situation économique, psychologique ou sociale, on ne saura rien, car cela ne semble pas tellement compter. « Quand on veut, on peut » : ne pas se droguer, c’est un effort de la volonté, si ce n’est de la sienne, au moins de celle de ses parents ou de sa copine.

La drogue : un « enjeu collectif » réduit à une « épreuve personnelle »

De fait, cela ne compterait pas si Michaël était le seul jeune à prendre de la cocaïne. On pourrait alors voir cela comme une simple « épreuve personnelle ». Mais lorsqu’il s’agit d’une pratique plus nettement répandue dans la population des jeunes et des moins jeunes, il est difficile de continuer à penser qu’il n’y a là qu’un écart personnel : la drogue devient, à ce niveau, un « enjeu collectif de structure sociale » comme le disait Charles Wright Mills dans ce classique des classiques qu’est L’imagination sociologique :

Qu’on songe au chômage. Que, dans une ville de 100 000 habitants, un seul homme soit au chômage, il traverse là une épreuve personnelle ; pour le soulager, il faut tenir compte de son caractère, de ce qu’il sait faire et des occasions qui peuvent se présenter. Mais lorsque, dans une nation de 50 millions de salariés, 15 millions d’hommes sont au chômage, on a affaire à un enjeu, et ce n’est pas du hasard qu’on attendre une solution. La structure même du hasard est détruite. L’énoncé correct du problème réclame, au même titre que ses solutions possibles, l’examen préalable des institutions économico-politiques de la société, et non plus des seules situations et des caractères propres à une diaspora d’individus.

L’imagination sociologique, c’est précisément de prendre garde à la façon dont les biographies, les trajectoires individuelles, celle de Michaël qui l’ont conduites à la drogue, s’inscrivent dans des enjeux collectifs, dans une histoire plus large. C’est faire le lien constant, et de diverses façons, entre ce qui se passe à un niveau individuel, ou micro, et ce qui se passe à un niveau collectif, ou macro. C’est dans cette tension constante que réside précisément la sociologie. C’est :

L’idée que l’individu ne peut penser sa propre expérience et prendre la mesure de son destin qu’en se situant dans sa période.

Certains seront sans doute tentés de penser qu’il n’y a là qu’une manière à bon compte de trouver des excuses aux gens : se réclamant le plus souvent du libéralisme, ils diront que cette imagination nie la rationalité des acteurs en faisant d’eux de simples jouets des forces sociales. Ils ont tort. Si on regarde la publicité ci-dessus, on se rend compte que l’éthique qu’elle propose, cette éthique de la responsabilité individuelle, du « quand on veut, on peut », fait également l’économie de la rationalité et de la logique propre des individus. Michaël n’a-t-il pas de « bonnes raisons » de se droguer ? Sa prise de cocaïne n’a-t-elle pas quelque chose de rationnel ? Visiblement, c’est également hors sujet. On ne s’adresse pas à l’intelligence des personnes, mais on les suppose faibles et sans volonté : le drogué a forcément un manque, ce n’est pas un individu solide. C’est dommage car savoir pourquoi Michaël se drogue permettrait peut-être de comprendre pourquoi la récurrence de ce type de campagne n’a jamais été suivi d’effets réels…

La sanction individuelle pour toute forme d’action

Mais cette éthique de la responsabilité individuelle, qui fait reposer les problèmes collectifs sur un simple défaut de volonté de la part des individus, est puissante : sa simplicité fait qu’elle se glisse partout. On la retrouve dans cette publicité britannique (signalée en son temps par Sociological Images, mais je ne parviens pas à retrouver la note) pour lutter contre l’obésité infantile, où la responsabilité des mères vient effacer toute la structure sociale qui propose et impose aux enfants des produits gras et sucrés :

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Là encore, on ne dit rien de la motivation des parents (d’ailleurs ramenés ici à la seule mère, parce que, comme on peut le supposer, nourrir les gosses, c’est un truc de gonzesse…), dont le souci peut être, simplement, de faire plaisir à un enfant qui réclame ce qu’on lui dit être pour lui. Des parents qui se coltinent entre les contradictions inhérentes à l’exercice d’une autorité parentale non autoritaire où l’on devrait aimer ses enfants tout en les privant.

Cela me rappelle cette conversation récurrente dans de nombreuses salles des profs : comment se fait-il que des élèves dont on sait que les parents ne roulent pas sur l’or soient dotés de rutilants téléphones portables et de vêtements de marque aux prix parfois exorbitants ? Et chacun de mettre en cause la mauvaise gestion des parents. Ce qui revient le plus souvent, si on pousse l’argument à bout, à dire que les pauvres sont pauvres parce qu’ils ne savent pas gérer leur argent : une explication explicitement en vogue aux Etats-Unis, comme en témoignent des débats récents sur le Montclair Socioblog. Qui se dira que, lorsque sa situation économique n’est guère brillante, accepter quelques sacrifices pour donner à son enfant ce dont il rêve – parce que comme tous il fait partie d’une société où la possession de ces choses est quelque peu valorisée… – n’est pas si irrationnel ? Que c’est là un moyen de montrer à ses enfants qu’on les aime ou de leur éviter de ressentir un stigmate trop fort lié à la pauvreté… Bref que c’est plus parce que les parents se soucient de leurs enfants et répondent à des normes dominantes que parce qu’ils ne savent pas gérer leur maison.

Mais l’éthique de la responsabilité individuelle nous cache tout cela. Elle nous fait préférer le « quand on veut on peut ». Le problème réside tout entier dans la célèbre remarque de Maslow : si le seul outil dont vous disposez est un marteau, alors tous les problèmes ont l’air d’être des clous. De même, si la seule explication dont vous disposez est la responsabilité individuelle, alors tout peut se régler par la sanction individuelle. Et on abandonne toutes les autres formes d’action, comme par exemple améliorer la situation des jeunes pour qu’ils aient moins de tentation de se droguer. L’imagination sociologique pourrait venir au secours de l’imagination politique. C’est pas gagné.

Billet initialement publié sur Une heure de peine sous le titre L’éternel retour de la responsabilité individuelle.

Photo FlickR CC Cher Amio ; Andres Rodriguez.

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