OWNI http://owni.fr News, Augmented Tue, 17 Sep 2013 12:04:49 +0000 http://wordpress.org/?v=2.9.2 fr hourly 1 Les Creative Commons hackent le droit d’auteur ! http://owni.fr/2012/12/14/les-creative-commons-hackent-le-droit-dauteur/ http://owni.fr/2012/12/14/les-creative-commons-hackent-le-droit-dauteur/#comments Fri, 14 Dec 2012 13:00:49 +0000 Lionel Maurel (Calimaq) http://owni.fr/?p=126730

Les licences Creative Commons vont  bientôt fêter les dix ans de leur création ! La fondation Creative Commons a en effet été lancée en 2001, à l’initiative notamment du juriste américain Lawrence Lessig, et les premiers jeux de licences ont été publiés en décembre 2002.

Avant de souffler les bougies, fermons les yeux et essayons d’imaginer un instant à quoi ressemblerait Internet si les licences Creative Commons n’existaient pas… Nul doute que quelque chose d’essentiel nous manquerait, car les CC sont devenus un des standards de l’environnement numérique et la clé de voûte de la mise en partage des contenus culturels.

Durant ces dix années, l’arsenal de protection de la propriété intellectuelle n’a cessé de se renforcer et de se rigidifier, même si les rejets d’ACTA et de SOPA ont marqué cette année un premier coup d’arrêt à ce mouvement. Dans le même temps, les Creative Commons ont pourtant apporté la preuve qu’il était possible de penser le droit d’auteur autrement, sans attendre que les lois soient modifiées.

C’est sans doute ce qu’il y a de plus spectaculaire avec les CC. S’appuyant sur des contrats, qui sont la base même du fonctionnement du droit d’auteur, les licences Creative Commons ont introduit dans la sphère de la création générale le renversement copernicien que les licences libres avaient déjà opéré dans pour le logiciel. Elles y ont ajouté l’idée géniale d’une signalétique simple et claire des droits en ligne, sous forme de logos et de résumés simplifiés, favorisant l’appropriation des licences par les non-juristes.

Créés en dehors de l’action des États, les Creative Commons ont permis de “hacker” de l’extérieur le droit d’auteur pour donner une base juridique aux pratiques de mise en partage des oeuvres, de production collaborative de contenus et de réutilisation créative (remix, mashup). Partir des libertés plutôt que des restrictions pour diffuser leurs oeuvres, voilà ce que les licences Creative Commons permettent aux auteurs, à partir d’un système d’options qui offrent à chacun la possibilité de choisir le degré d’ouverture convenant à son projet.

En cela, les Creative Commons remettent l’auteur au centre du système et si l’on en croit les chiffres avancés dans la brochure The Power of Open, ce sont plus de 400 millions d’oeuvres par le monde qui ont été ainsi mise en partage par leurs créateurs, formant une galaxie de biens communs volontaires.

Les Creative Commons sont porteurs d’une révolution pour la conception du droit d’auteur et pour son adaptation aux exigences de l’environnement numérique. Le philosophe Michel Serres avait particulièrement bien expliqué les enjeux d’une telle évolution dans cette interview :

Dans une société, il y a des zones de droit et des zones de non-droit. La forêt était jadis une zone de non-droit infestée de malandrins et de voleurs. Un jour, pourtant, un voyageur traversant la forêt de Sherwood constata que tous les voleurs portaient une sorte d’uniforme ; ils portaient tous un chapeau vert et ils étaient sous le commandement de Robin Hood. Robin, qu’est-ce que ça veut dire ? Celui qui porte la robe du juge. Robin incarne le droit qui est en train de naître dans un lieu où il n’y avait pas de droit. Toutes les lois qu’on veut faire sur les droits d’auteur et la propriété sur Internet, c’est de la rigolade. Internet est un lieu de non-droit comme la forêt dont nous parlions. Or un droit qui existe dans un lieu de droit n’est jamais valable dans un lieu de non-droit. Il faut que dans ce lieu de non-droit émerge un nouveau droit. Dans le monde de demain doit émerger un nouveau droit. Si vous voulez réguler le monde d’aujourd’hui avec le vieux droit, vous allez échouer, exactement comme on a fait sur Internet. Il faut attendre que dans la forêt d’Internet on puisse inventer un droit nouveau sur ce lieu de non-droit. Plus généralement, dans cette crise qui fait entrevoir un nouveau monde, ce n’est pas le droit ancien qui va prévaloir.

Issus directement de la “forêt d’Internet”, les Creative Commons constituent l’un des pans de ce droit nouveau dont le système a besoin pour retrouver la paix et l’équilibre. On pourra d’ailleurs se rendre compte de la richesse et de l’étendue des propositions de l’organisation en lisant le compte rendu de l’audition par la mission Lescure de Creative Commons France.

Pour essayer de faire un bilan de l’avancement du projet Creative Commons à l’occasion de ces 10 ans, voici 10 points d’analyse : 3 réussites à souligner, 3 limites à dépasser, 3 défis à relever et un horizon à atteindre.

3 réussites à souligner :

1) L’épreuve du feu de la validité en justice

Les Creative Commons ne sont pas des “alternatives” au droit d’auteur, mais une façon de le faire fonctionner autrement, en jouant avec la logique contractuelle. L’un des défis majeurs pour les licences consistait à se faire accepter par les juridictions dans les divers pays du monde, alors même qu’elles étaient nées en dehors de l’action des États.

Pour l’instant, cette épreuve du feu de la validité  a été surmontée avec succès chaque fois que les Creative Commons ont été au coeur d’un litige soumis à un juge. Les Creative Commons ont ainsi été reconnues valides en Espagne, en Allemagne, aux Pays-Bas, en Belgique, aux Etats-Unis, en Israël.

Aucune affaire cependant en France n’a encore porté sur une oeuvre placée sous licence Creative Commons, ce qui permet parfois à certains juristes de continuer à faire planer le doute sur leur compatibilité avec le droit français ou d’entretenir la confusion avec l’expression “libre de droits“. Au vu des décisions rendues par d’autres juridictions en Europe, il n’y a pourtant pas lieu de penser que les Creative Commons ne seraient pas valables au pays de Beaumarchais.

On en vient à espérer qu’un procès survienne pour acter définitivement la compatibilité avec le droit français. Mais l’absence de contentieux prouve aussi la capacité des licences à assurer paisiblement et efficacement la régulation des échanges, sans provoquer de litiges.

2) L’adoption par de grandes plateformes des médias sociaux

La semaine dernière, la plateforme de partage de photographies 500px annonçait qu’elle offrirait désormais à ses utilisateurs la possibilité d’utiliser les licences Creative Commons. C’est la dernière d’une longue série et cette adoption par les médias sociaux a joué un rôle décisif dans la diffusion des licences.

Le fait que Flickr ait très tôt offert cette possibilité à ses utilisateurs a constitué un jalon important, qui en fait aujourd’hui un des carrefours de la mise en partage des contenus avec plus de  plus de 240 millions de photographies sous CC. D’autres sites importants comme Vimeo, Soundcloud ou Bandcamp ont suivi cet exemple. Le fait que la communauté de Wikipedia ait aussi choisi en 2009 de faire passer l’encyclopédie collaborative sous CC-BY-SA a également constitué un tournant essentiel. En 2011, c’est YouTube qui avait créé l’évènement en annonçant la mise en place de la possibilité de placer des vidéos sous CC. En moins d’un an, ce sont plus de 4 millions de fichiers qui ont été mis en partage par le biais des licences sur la plateforme de Google.

Cette inclusion progressive des licences Creative Commons dans l’écosystème des médias sociaux est incontestablement une réussite, mais elle rencontre certaines limites importantes. Des réseaux sociaux comme Facebook ou Twitter n’offrent toujours pas cette possibilité à leurs usagers (même si des applications non-officielles existent pour cela). En août dernier, il a fallu qu’un service tiers “force la main” à Instagram en utilisant son API pour que les utilisateurs de ce service puissent enfin placer leurs photos sous CC, avec des résultats mitigés.

Nul doute que l’articulation entre les Creative Commons et les CGU des grands médiaux sociaux constitue un point essentiel pour leur développement, ainsi qu’un facteur qui garantit une meilleure maîtrise pour les individus des droits sur leurs contenus.

3) La mise en place de modèles économiques convaincants

L’un des arguments utilisés pour dénigrer les Creative Commons consiste à affirmer que les licences impliqueraient nécessairement une diffusion gratuite et qu’elles empêcheraient les artistes de tirer bénéfice de leurs créations. C’est grossièrement faux et les Creative Commons ont apporté la preuve qu’elles pouvaient être utilisées au contraire pour mettre en place des modèles économiques innovants.

Grâce aux clauses NC (Pas d’usage commercial), les créateurs peuvent moduler l’ouverture des licences et continuer à monétiser certains types d’usages tout en laissant circuler leurs oeuvres. Ces modèles mixtes ont produit de belles réussites dans tous les domaines, qu’il s’agisse de musique, de livres, de photographies, de films ou de jeux vidéo .

L’articulation entre Creative Commons et crowdfunding ouvre également des pistes intéressantes aux artistes pour obtenir des financements tout en élargissant les droits de leur public. Une page spéciale du site américain Kickstarter liste les projets pour lesquels les auteurs ont proposé de placer leur création sous licence Creative Commons si le public  les aidait à rassembler les financements en amont. On retrouve le même principe sur d’autres plateformes comme Indiegogo, ou côté français Ulule et KissKissBankBank, tandis que le site espagnol Goteo propose exclusivement le financement de projets sous licences libres.

Par bien des côtés, ces pratiques annoncent sans doute les modèles économiques de demain.

3 limites à dépasser :

1) Remédier à l’imprécision de la clause non-commerciale

A l’occasion du passage à la version 4.0, un débat assez vif a divisé la communauté Creative Commons à propos de l’opportunité de maintenir la clause Non-Commerciale parmi les options proposées par les licences.

Il est clair que l’imprécision relative de cette clause fragilise la mise en oeuvre des Creative Commons, d’autant plus que les licences NC sont les plus utilisées. Le juriste Benjamin Jean estime que Creative Commons International a une part de responsabilité dans ce flottement :

j’accuse pour ma part Creative Commons de maintenir ce flou en ne souhaitant pas faire le choix d’une définition précise (le problème d’une telle définition est 1) qu’il n’emporterait pas l’unanimité et 2) qu’elle ne saurait être rétroactive…).

Pour la version 4.0, il semblerait que Creative Commons ait choisi de s’en tenir au statu quo et de maintenir cette clause en l’état, vu qu’aucun consensus ne se dégageait nettement concernant sa reformulation. Il faudra sans doute pourtant réouvrir tôt ou tard cette réflexion, qui touche à quelque chose d’essentiel dans la capacité des licences Creative Commons à servir de base pour le développement de modèles économiques. Il faudra néanmoins pour cela que la communauté arrive à s’accorder sur cette question épineuse, ce qui reste loin d’être évident…

2) Une meilleure application aux bases de données et à l’Open Data

Une des évolutions que Creative Commons n’a pas très bien négocié ces dernières années est celle de l’Open Data. On aurait pu penser que ces licences auraient pu être employées pour ouvrir les bases de données et libérer les informations publiques, mais des difficultés juridiques sont survenues qui ont limité l’application des Creative Commons dans ce domaine.

Les licences Creative Commons sont prévues pour s’appliquer aux droits voisins, mais la version 3.0 appréhende relativement mal le droit sui generis des bases de données tel qu’il existe en Europe. Par ailleurs, les licences Creative Commons n’étaient pas non plus prévues pour encadrer le droit à la réutilisation des informations, ce qui a pu conduire à des flottements en France dans le cdare du développement de l’Open Data.

Certains pays ont néanmoins choisi d’opter pour les Creative Commons pour diffuser leurs données (Autriche, Australie, Nouvelle-Zélande), mais d’autres comme l’Angleterre ou la France ont préféré écrire leurs propres licences. Les difficultés susmentionnées ont aussi conduit certains gros projets collaboratifs, comme OpenStreetMap à changer de licence, préférant l’ODbL, spécialement conçue pour les bases de données aux licences Creative Commons.

Il avait été envisagé que la version 4.0 des CC soit modifiée pour mieux prendre en compte le droit des bases de données et c’est sans doute un enjeu important pour que Creative Commons continuer à jouer un rôle dans le domaine de l’Open Data.

3) Développer la compatibilité avec la gestion collective des droits :

Un des facteurs qui freinent fortement l’adoption des Creative Commons par les artistes réside dans le fait que les sociétés de gestion collective n’acceptent généralement pas que les auteurs placent tout ou partie de leur répertoire sous licence ouverte. Les artistes sont donc réduits à choisir entre utiliser les Creative Commons ou renoncer à la gestion collective.

Pour autant, reprenant une formule qui avait déjà été testée en 2007 aux Pays-bas, Creative Commons a conclu fin 2011 un partenariat avec la SACEM en France pour monter une expérience pilote, afin d’ouvrir aux auteurs et compositeurs de musique la possibilité d’utiliser certaines des licences CC.

On peut considérer qu’il s’agit d’une avancée importante pour la reconnaissance des Creative Commons en France, mais cet accord a également soulevé de nombreuses critiques, notamment de la part des communautés du Libre, ainsi qu’a propos de la façon dont la SACEM entend redéfinir la définition du Non-Commercial de manière extensive.

Il est clair pourtant qu’il est crucial que les sociétés de gestion collective s’ouvrent aux licences Creative Commons, mais le défi consiste à organiser cette connexion sans que les licences subissent des altérations qui en dénaturent la logique.

3 défis à relever :

1) Une meilleure prises en compte par les mécanismes traditionnels de financement de la création

On peut s’étonner que les licences Creative Commons ne soient pas davantage utilisées dans certains domaines, comme le cinéma. Il existe des exemples dans le domaine du court métrage d’animation et le Film espagnol El Cosmonauta du producteur espagnol Riot Cinema avait constitué un exemple intéressant de combinaison du crowdfunding et des licences libres pour un projet ambitieux.

Mais il faut plutôt aller voir du côté des modes de financement et de distribution des oeuvres cinématographiques pour comprendre pourquoi il est très difficile pour des films sous CC de voir le jour. Le cinéma bénéficie en effet d’importantes subventions, comme les avances sur recettes du CNC. Or les oeuvres sous licences libres ne peuvent pas bénéficier de ces formes de financement, ce qui les coupent de leviers importants. C’est une situation qu’a souvent dénoncé le Collectif Kassandre en France, avant de décider de mettre fin à ses activités cette année.

Il est clair qu’un des moyens de favoriser le développement d’oeuvres sous licence Creative Commons serait d’organiser des filières particulièrement de financement et de distribution, par les organismes de soutien à la création que sont par exemple le CNC pour le Cinéma ou le CNL pour les livres. Cela pourrait d’ailleurs constituer un des axes de réflexion de la Mission Lescure pour favoriser le développement de l’offre légale.

C’est un enjeu majeur pour favoriser l’adoption des Creative Commons par les créateurs professionnels, au-delà des amateurs.

2)  Favoriser l’adoption des licences Creative Commons par les administrations

L’adoption des licences Creative Commons par les administrations est un facteur qui peut grandement contribuer à leur diffusion. Pour l’instant, les exemples restent cependant relativement rares. Le site de la Maison blanche est par exemple placé sous licence CC-BY, mais il est assez difficile de citer d’autres cas aussi emblématiques (hormis au niveau international : Banque Mondiale, UNESCO, OCDE). On assiste même parfois à des retours en arrière, comme au Brésil où le Ministère de la Culture a choisi en 2011 de retirer la licence Creative Commons de son site pour revenir à un régime de droits réservés.

The battle for copyright (La bataille du copyright) par Christopher Dombres (cc)

Pourtant il existe un intérêt réel pour les administrations et les services publics à entrer dans la logique de mise en partage et de collaboration que favorisent les licences Creative Commons. En France, la municipalité de Brest par exemple montre comment ont peut développer la dynamique participative et l’expression citoyenne au niveau d’un territoire à partir de sites et de plateformes placées sous licence Creative Commons.

Au niveau central, on pourrait espérer que le premier ministre par exemple prolonge la circulaire qui a été récemment publiée pour favoriser l’usage des logiciels libres dans les administrations par un  texte incitant les services à placer les contenus qu’ils produisent sous licence Creative Commons. Une telle démarche d’Open Content viendrait compléter celle qui est initiée actuellement au niveau de l’État en matière d’Open Data.

Dans cette optique, l’un des champs privilégiés serait le développement de ressources pédagogiques sous licence Creative Commons, ainsi que la mise à dispositions des résultats de la recherche scientifiques. La Californie aux États-Unis et la Colombie britannique au Canada ont récemment voté des textes de loi pour favoriser le développement de bibliothèques numériques de manuels d’enseignement Open Source, sous licence CC-BY. Le réseau européen Communia a également publié une déclaration importante la semaine dernière pour appeler les responsables de l’Union a rendre obligatoire non seulement l’Open Access aux articles scientifiques financés par des fonds publics en Europée, mais aussi leur passage sous licence CC-BY.

3) Peut-on rendre les Creative Commons Mainstream ?

Le défi majeur à mes yeux pour les licences Creative Commons consiste à savoir comment on peut en favoriser plus largement l’adoption, en dehors même du cercle des adeptes de la Culture libre.

Dans une chronique précédente, j’avais relevé par exemple que les 240 millions de photographies sur Flickr sous licence Creative Commons ne représentent au final qu’un peu plus de 3% des contenus du site. On retrouve à peu près les mêmes proportions sur la plateforme de partage de vidéos Vimeo. Même si en valeur absolue, l’adoption des Creative Commons par 3% des créateurs suffit à produire des masses de contenus réutilisables importantes, il est clair que l’on ne modifie pas un système en profondeur avec des pourcentages de cet ordre.

Dix ans après sa création, il est désormais essentiel pour Creative Commons de réfléchir à la manière dont les licences pourraient devenir “mainstream”. Une des pistes seraient peut-être de creuser les partenariats avec les grands médias. La BBC par exemple en Angleterre a conduit des expériences de diffusion de programmes télévisés sous licence Creative Commons, ainsi que pour ses archives. La chaîne d’information Al Jazeera est quant à elle engagée dans un usage avancé de diffusion ouverte de ses contenus, au sein de son Creative Commons Repository. En Hollande, c’est l’équivalent de l’INA qui valorise une partie de ses contenus sous licence Creative Commons sur la plateforme Images For The Future. Et la télévision norvégienne a déjà libéré certains de ses contenus sous licence CC, mais seulement pour des volumes limités.

En France, on peut déjà citzer quelques exemple, avec la plateforme Arte Creative ou le site de critiques de livres Non Fiction, mais il faut bien avouer que les Creative Commons sont encore en retrait dans les médias traditionnels. La piste des licences libres constituerait pourtant pour eux un moyen d’innover et de développer un rapport plus interactif avec le public.

Un horizon à atteindre

Au bout de 10 ans, les Creative Commons ont fait leur preuve quant à leur capacité à organiser la circulation et la réutilisation des contenus en ligne, tout en apaisant les relations entre les auteurs et le public. Certaines propositions de réforme du droit d’auteur vont à présent plus loin, en suggérant de placer tous les contenus postés sur le web par défaut sous un régime autorisant la réutilisation à des fins non-commerciales des oeuvres.

Une telle proposition avait été appelée Copyright 2.0 par le juriste italien Marco Ricolfi et elle aurait abouti dans les faits à faire passer par défaut le web tout entier sous licence CC-BY-NC. Pour revendiquer un copyright classique (tous droits réservés), les titulaires de droits auraient eu à s’enregistrer dans une base centrale.

On retrouve une logique similaire dans les propositions qui visent à faire consacrer la légalisation du partage non-marchand entre individus des oeuvres, qu’il s’agisse des Éléments pour la Réforme du droit d’auteur de la Quadrature du Net ou du programme du Parti Pirate.

Si de telles réformes venaient à être mises en oeuvre, c’est l’ensemble du système du droit d’auteur qui serait modifié dans la logique des Creative Commons. Le régime juridique de base d’Internet deviendrait grosso-modo la licence CC-BY-NC et les auteurs pourraient toujours choisir d’aller plus loin en employant des licences encore plus ouvertes (CC-BY, CC-BY-SA, etc).

Rendez-vous dans dix ans, pour voir si cet horizon a été atteint !


Toutes les illustrations par Christopher Dombres (cc-by)
OWNI fêtera les dix ans de partage avec les Creative Commons à la Gaîté Lyrique samedi 15 décembre à partir de 14h.

]]>
http://owni.fr/2012/12/14/les-creative-commons-hackent-le-droit-dauteur/feed/ 0
Le prix de l’information http://owni.fr/2012/11/22/le-prix-de-l-information/ http://owni.fr/2012/11/22/le-prix-de-l-information/#comments Thu, 22 Nov 2012 11:56:24 +0000 Lionel Maurel (Calimaq) http://owni.fr/?p=126458

Without a Face, a portrait of the Soul - Photo CC by familymwr

“Information wants to be free”, vous vous souvenez ?

C’est sans toute l’une des phrases les plus célèbres prononcées à propos d’Internet. En 1984, l’auteur américain Stewart Brand lance au cours de la première Hacker’s Conference organisée en Californie :

Information wants to be free.

Ces mots deviendront l’un des slogans les plus forts du mouvement de la Culture libre et ils rencontrent encore aujourd’hui des échos importants, avec l’affaire WikiLeaks par exemple, les révolutions arabes ou le mouvement de l’Open Data. L’idée de base derrière cette formule consiste à souligner que l’information sous forme numérique tend nécessairement à circuler librement et c’est la nature même d’un réseau comme internet de favoriser cette libération.

Mais les choses sont en réalité un peu plus complexe et Stewart Brand dès l’origine avait parfaitement conscience que la libre circulation de l’information était une chose qui engendrerait des conflits :

D’un côté, l’information veut avoir un prix, parce qu’elle a tellement de valeur. Obtenir la bonne information au bon endroit peut juste changer toute votre vie. D’un autre côté, l’information veut être libre, parce que le coût pour la produire tend à devenir continuellement de plus en plus bas. Nous avons une lutte entre ces deux tendances.

Ce conflit latent traverse toute l’histoire d’Internet et il atteint aujourd’hui une forme de paroxysme qui éclate dans une affaire comme celle de la Lex Google.

Encapsuler l’information

Pour obliger le moteur de recherche à participer à leur financement, les éditeurs de presse en sont à demander au gouvernement de créer un nouveau droit voisin à leur profit, qui recouvrira les contenus qu’ils produisent et soumettra l’indexation, voire les simples liens hypertexte, à autorisation et à redevance.

Il est clair que si de telles propositions se transforment en loi dans ces termes, la première tendance de Stewart Brand aura remporté une victoire décisive sur l’autre et une grande partie des informations circulant sur Internet ne pourra plus être libre. La Lex Google bouleverserait en profondeur l’équilibre juridique du droit de l’information.

En effet, c’était jusqu’alors un principe de base que le droit d’auteur protège seulement les oeuvres de l’esprit, c’est-à-dire les créations originales ayant reçu un minimum de mise en forme. Cette notion est certes très vaste puisqu’elle englobe toutes les créations “quels qu’en soient le genre, la forme d’expression, le mérite ou la destination”, mais elle ne s’applique pas aux idées, aux données brutes et à l’information qui ne peuvent pas faire l’objet d’une appropriation et demeurent “de libre parcours”.

Une presse sans copyright

Une presse sans copyright

Les articles de presse doivent-ils être protégés par le droit d'auteur ? Ce n'est pas l'avis d'un récent arrêt d'une ...

Ces éléments forment un “fonds commun”, comme le dit le professeur Michel Vivant, dans lequel chacun peut venir puiser librement sans entrave pour alimenter ses propres réflexions et créations. Tout comme le domaine public, ce fonds commun joue un rôle primordial dans l’équilibre du système, afin que le droit d’auteur n’écrase pas d’autres valeurs fondamentales comme le droit à l’information ou la liberté d’expression.

Créer un droit voisin sur les contenus de presse reviendrait à “encapsuler” l’information dans une carapace juridique et à anéantir une grande partie de ce domaine public informationnel. L’information en elle-même, et non son expression sous forme d’articles, passerait subitement en mode propriétaire, avec même une mise en péril du simple droit à la citation.

À vrai dire, cette tendance à l’appropriation existe depuis longtemps. Elle s’est déjà manifestée par la création d’un droit des bases de données dans les années 90, dont l’application soulève de nombreuses difficultés. Des signes plus récents montrent qu’un revirement plus profond encore est en train de s’opérer dans la conception de la protection de l’information.

Les dépêches de l’AFP ont ainsi longtemps bénéficié d’une sorte de statut dérogatoire, comme si l’information brute qu’elle contenait et qu’elles étaient destinées à véhiculer primait sur le droit à la protection. Les juges considéraient traditionnellement que ces dépêches n’étaient pas suffisamment originales pour qu’on puisse leur appliquer un droit d’auteur, ce qui garantissait leur libre reprise. Mais l’AFP s’est efforcée de renverser le principe, en attaquant dès 2005 Google News devant les tribunaux, ce qui préfigurait d’ailleurs très largement les débats autour de la Lex Google.

Or en février 2010, le Tribunal de commerce de Paris a reconnu que les dépêches pouvaient présenter une certaine forme d’originalité susceptible d’être protégée :

[...] Attendu que les dépêches de l’AFP correspondent, par construction, à un choix des informations diffusées, à la suite le cas échéant de vérifications de sources, à une mise en forme qui, même si elle reste souvent simple, n’en présente pas moins une mise en perspective des faits, un effort de rédaction et de construction, le choix de certaines expressions [...]

L’affaire a été portée en appel, mais en attendant, l’information brute se trouve bien à nouveau recouverte par le droit d’auteur.

Demain, tous des parasites informationnels ?

Une affaire récente, qui a défrayé la chronique, va encore plus loin et elle pourrait bien avoir des retentissements importants, puisqu’elle tend à faire de chacun de nous des parasites en puissance de l’information, attaquables devant les tribunaux.

Jean-Marc Morandini vient en effet d’être condamné à verser 50 000 euros au journal Le Point, qui l’accusait de piller régulièrement la partie Médias 2.0 de son site, afin d’alimenter ses propres chroniques. Le jugement de la Cour d’Appel de Paris qui a prononcé cette condamnation est extrêmement intéressant à analyser, car il nous ramène au coeur de la tension autour de l’information libre formulée par Stewart Brand.

L’AFP peut-elle survivre au web et aux réseaux?

L’AFP peut-elle survivre au web et aux réseaux?

Institution de l'information, l'AFP traverse, comme beaucoup de médias, une phase de remise en question de son modèle ...

En effet, le juge commence logiquement par examiner si les articles repris sur Le Point peuvent bénéficier de la protection du droit d’auteur. Et là, surprise, sa réponse est négative, en vertu d’un raisonnement qui rappelle la position traditionnelle sur les dépêches AFP. La Cour estime en effet que les brèves figurant dans cette rubrique Medias 2.0 constituent des articles “sans prétention littéraire, ne permet[tant] pas à leur auteur, au demeurant inconnu, de manifester un véritable effort créatif lui permettant d’exprimer sa personnalité”. C’est dire donc qu’elles ne sont pas suffisamment originales pour entrer dans le champ du droit d’auteur, le journaliste qui les rédige (Emmanuel Berretta) se contentant de diffuser de l’information brute.

Nous sommes donc bien en dehors de la sphère de la contrefaçon, mais les juges ont tout de même estimé que Morandini méritait condamnation, sur la base du fondement de la concurrence déloyale et du parasitisme. La Cour reconnaît que le journaliste imite Le Point “avec suffisamment de différences pour éviter le plagiat, notamment en modifiant les titres des brèves et articles repris”, mais elle ajoute qu’il tend ainsi ainsi “à s’approprier illégitimement une notoriété préexistante sans développer d’efforts intellectuels de recherches et d’études et sans les engagements financiers qui lui sont normalement liés”. Plus loin, elle explique qu’ “il ne suffit pas d’ouvrir une brève par la mention “Selon le journal Le Point” pour s’autoriser le pillage quasi systématique des informations de cet organe de presse, lesquelles sont nécessairement le fruit d’un investissement humain et financier considérable”.

On est donc en plein dans la première partie de la citation de Stewart Brand : “information wants to be expensive, because it’s so valuable”. L’avocat du Point commentait de son côté la décision en ces termes :

Qu’il y ait une circulation de l’information sur Internet, du buzz, des reprises…, c’est normal, c’est la vie du Web, reprend Me Le Gunehec. Nous l’avions dit franchement à la cour d’appel, et elle le sait bien. Mais elle a voulu rappeler qu’il y a une ligne jaune : se contenter de reprendre les informations des autres, sous une forme à peine démarquée, avec quelques retouches cosmétiques pour faire croire à une production maison, cela ne fait pas un modèle économique acceptable. Et on pourrait ajouter : surtout quand cette information est exclusive.

Cette dernière phrase est très importante. Ce qu’elle sous-entend, c’est que celui qui est à l’origine d’une information exclusive devrait pouvoir bénéficier d’un droit exclusif sur celle-ci pour pouvoir en contrôler la diffusion et la monétiser. La logique du droit jusqu’à présent était pourtant exactement inverse : pas de droit exclusif sur l’information elle-même…

Sans avoir aucune sympathie particulière pour Morandini, il faut considérer qu’un tel raisonnement peut aboutir à nous rendre tous peu ou prou des parasites de l’information, car nous passons notre temps à reprendre des informations piochées en ligne sur Internet. Certains commentaires ont d’ailleurs fait remarquer à juste titre que cette jurisprudence heurtait de front le développement des pratiques de curation de contenus en ligne.

Revendiquer un droit exclusif sur l’information brute elle-même, différent du droit d’auteur sur son expression, c’est d’une certaine façon courir le risque de permettre l’appropriation de la réalité elle-même. Qu’adviendrait-il d’un monde où l’information serait ainsi protégée ? Un monde où l’information est copyrightée ?

Paranoia - Photo CC byncsa perhapsiam

Science-fiction

Il se trouve que la science-fiction a déjà exploré cette possibilité et la vision qu’elle nous livre est assez troublante et donne beaucoup à réfléchir sur cette crispation que l’on constate à propos du droit de l’information.

Dans sa nouvelle d’anticipation “Le monde, tous droits réservés” figurant dans le recueil éponyme, l’auteur Claude Ecken imagine justement un mode dans lequel l’information pourrait être copyrightée et les conséquences que cette variation pourrait avoir sur les médias et la société dans son ensemble.

L’information « papier » est hors de prix

L’information « papier » est hors de prix

Quelles sont les offres payantes en France tant en papier que sur le web et sont-elles attractives ? Marc Mentré nous livre ...

Dans un futur proche, l’auteur envisage que la loi a consacré la possibilité de déposer un copyright sur les évènements, d’une durée de 24 heures à une semaine, qui confère un droit exclusif de relater un fait, empêchant qu’un concurrent puisse le faire sans commettre un plagiat. A l’inverse de ce qui se passe aujourd’hui avec la reprise des dépêches des agences AFP ou Reuters, les organes de presse se livrent à une lutte sans merci pour être les premiers à dénicher un scoop sur lequel elles pourront déposer un copyright.

L’intérêt de la nouvelle est de développer dans le détail les implications juridiques et économiques d’un tel mécanisme. Les témoins directs d’un évènement (la victime d’une agression, par exemple) disposent d’un copyright qu’ils peuvent monnayer auprès des journalistes. Lorsqu’une catastrophe naturelle survient, comme un tremblement de terre, c’est cette fois le pays où l’évènement s’est produit qui détient les droits sur l’évènement, qu’elle vendra à la presse pour financer les secours et la reconstruction.

Et immanquablement, cette forme d’appropriation génère en retour des formes de piratage de l’information, de la part de groupuscules qui la mettent librement à la disposition de tous sous la forme d’attentats médiatiques, férocement réprimés par le pouvoir en place, ce qui rappelle étrangement l’affaire WikiLeaks, mais portée à l’échelle de l’information générale.

Si Claude Ecken s’applique à démontrer les dangers d’un tel système, il laisse aussi son héros en prendre la défense :

Avant la loi de 2018, les journaux d’information se répétaient tous. Leur spécificité était le filtre politique interprétant les nouvelles selon la tendance de leur parti. Il existait autant d’interprétations que de supports. Le plus souvent, aucun des rédacteurs n’avait vécu l’évènement : chacun se contentait des télex adressés par les agences de presse. On confondait journaliste et commentateur. Les trop nombreuses prises de position plaidaient en faveur d’une pluralité des sources mais cet argument perdit du poids à son tour : il y avait ressassement, affadissement et non plus diversité. L’information était banalisée au point d’être dévaluée, répétée en boucle à l’image d’un matraquage publicitaire, jusqu’à diluer les événements en une bouillie d’informations qui accompagnait l’individu tout au long de sa journée. Où était la noblesse du métier de journaliste ? Les nouvelles n’étaient qu’une toile de fond pour les médias, un espace d’animation dont on ne percevait plus très bien le rapport avec le réel. Il était temps de revaloriser l’information et ceux qui la faisaient. Il était temps de payer des droits d’auteur à ceux qui se mouillaient réellement pour raconter ce qui se passait à travers le monde.

Dans un commentaire de la décision rendue à propos de Morandini, on peut lire ceci : “Même sur Internet, le journaliste se doit d’aller chercher lui-même l’information !”. Vous voyez donc que l’on n’est plus très loin de l’histoire imaginée par Claude Ecken.

Eye of the Holder - Photo CC by familymwr retouchée par Owni

JO 2012 © : cauchemar cyberpunk

JO 2012 © : cauchemar cyberpunk

Dans la littérature cyberpunk, de grandes firmes ont supplanté l'État, qui leur a octroyé des pouvoirs exorbitants. Ce ...

Information wants to be free… c’était le rêve qu’avait fait la génération qui a assisté à la mise en place d’internet, puis du web, et ce rêve était beau. Mais la puissance de la pulsion appropriatrice est si forte que c’est une dystopie imaginée par la science-fiction qui est en train de devenir réalité, à la place de l’utopie d’une information libre et fluide. Avec l’information brute, c’est la réalité elle-même que l’on rend appropriable, ce qui rappelle également les dérives dramatiques que l’on avait pu constater lors des derniers Jeux Olympiques de Londres, à l’occasion desquels les autorités olympiques avaient défendu leurs droits exclusifs sur l’évènement avec une férocité alarmante.

Il existe pourtant une autre façon de concevoir les choses, à condition de quitter le prisme déformant des droits exclusifs. Au début de la polémique sur la Lex Google, j’avais en effet essayé de montrer que l’on peut appliquer le système de la légalisation du partage non-marchand aux contenus de presse et que si on le couple à la mise en place d’une contribution créative, il pourrait même assurer aux éditeurs et aux journalistes des revenus substantiels tout en garantissant la circulation de l’information et la liberté de référencer.

L’information veut être libre, mais il nous reste à le vouloir aussi.


“Without a Face, a portrait of the Soul”Photo CC [by] familymwr ; “paranoia”Photo CC [byncsa] perhapsiam ; “Eye of the Holder” – Photo CC [by] familymwr, retouchée par Owni.
Image de une : “La Gioconda avec Paper Bag”Photo CC [bync] Otto Magus.

]]>
http://owni.fr/2012/11/22/le-prix-de-l-information/feed/ 13
Les licences libres aux portes de la révolution http://owni.fr/2012/11/09/les-licences-libres-aux-portes-de-la-revolution/ http://owni.fr/2012/11/09/les-licences-libres-aux-portes-de-la-revolution/#comments Fri, 09 Nov 2012 09:44:55 +0000 Lionel Maurel (Calimaq) http://owni.fr/?p=125571

Dans une chronique précédente, j’avais pris parti dans le débat à propos de la clause Non-Commerciale des Creative Commons, dont certains réclament la suppression à l’occasion du passage à la version 4.0 des licences.

Je défendais l’idée que cette clause devait être maintenue, dans l’intérêt même de la Culture libre, notamment parce que la notion de Non Commercial est importante pour espérer parvenir un jour à une légalisation des échanges non marchands, seule solution pour mettre fin à la guerre au partage qui sévit actuellement.

L’un des arguments les plus forts avancés par les détracteurs de la clause NC consiste à dire qu’elle est incompatible avec la notion de biens communs, alors que celle-ci figure pourtant dans le nom-même des Creative “Commons”. C’est ce qu’avance notamment Rufus Pollock, co-fondateur de l’Open Knowledge Foundation, dans ce billet :

C’est un point crucial [...] Les Creative Commons ne permettent tout simplement pas la constitution de biens communs. Les licences NC (Non-Commercial) et ND (Pas de modification) empêchent les oeuvres placées sous CC de constituer un commun numérique unifié que tout le monde serait en mesure d’utiliser, de réutiliser et de partager [...] Le fait que Creative Commons  paraît promouvoir un commun (qui n’en est pourtant pas un) s’avère en définitive avoir un effet négatif sur la croissance et le développement de biens communs numériques.

Le non commercial, avenir de la culture libre

Le non commercial, avenir de la culture libre

La licence NC (non commerciale) des Creative Commons permet à chacun de diffuser la culture librement en se laissant ...

Dans mon précédent billet, j’étais déjà en désaccord avec cette analyse, estimant que toute forme de mise en partage des contenus par le biais de licences s’inscrit dans le mouvement de constitution des communs numériques.

Depuis, j’ai découvert une nouvelle licence – la Peer Production Licence – qui me conforte grandement dans cette analyse, en permettant d’élever le débat à un niveau encore plus général. Ce nouvel instrument a été créé en adaptant la licence CC-BY-NC-SA (Creative Commons -  Paternité – Pas d’usage commercial – Partage à l’identique). Il s’inspire des conceptions de Dmitry Kleiner, fondateur du collectif Telekommunisten, qui prône l’avènement d’une nouvelle conception des licences libres : le Copyfarleft (“Extrême gauche d’auteur”) dans le but de permettre la création de biens communs à une échelle supérieure.

Son approche est sensiblement différente de celle qui a présidé à la création des licences libres dans le secteur du logiciel, comme la GNU-GPL de Richard Stallman. La Peer Production Licence n’entend pas en effet rejeter la clause Non Commerciale, mais l’adapter afin de promouvoir le développement d’une nouvelle économie, organisée sur un mode décentralisé et tournée vers la production de biens communs.

Cette licence est soutenue par d’autres penseurs importants du mouvement des biens communs et de l’économie numérique, comme le belge Michel Bauwens, théoricien de la Peer to Peer Economy et fondateur de P2P Foundation.

Contrairement aux arguments “libristes” traditionnels, la Peer Production Licence prouve que non seulement le Non-Commercial n’est pas incompatible avec la notion de biens communs, mais qu’il pourrait bien être indispensable à l’avènement de nouveaux modèles économiques centrés sur leur production, à condition d’en revoir la définition.

Redéfinir la clause Non-Commerciale en faveur des biens communs

Dans les licences Creative Commons, la clause non-commerciale soumet à autorisation préalable les usages commerciaux, conçus d’une manière très large :

L’Acceptant ne peut exercer aucun des droits qui lui ont été accordés [...] d’une manière telle qu’il aurait l’intention première ou l’objectif d’obtenir un avantage commercial ou une compensation financière privée.

Un des reproches fréquemment adressés à cette définition du NC est d’être trop floue et de s’appliquer indistinctement à une société commerciale qui voudrait utiliser une oeuvre pour en faire profit, ou à une association caritative, qui pourrait ponctuellement avoir une activité commerciale, sans que son but soit lucratif.

La Peer Production Licence (Licence de production de pair à pair) fonctionne justement en prenant en compte la nature de la structure qui fait un usage commercial de l’oeuvre. Inspiré par la théorie des biens communs, son principe consiste à permettre aux commoners (ceux qui participent à la création et au maintien d’un bien commun), aux coopératives et aux organismes à but non-lucratif d’utiliser et de partager les oeuvres, y compris à des fins commerciales, mais les entités commerciales qui chercheraient à faire du profit en utilisant le bien commun ne pourrait le faire que dans le cadre d’une stricte réciprocité, en contribuant financièrement à l’entretien du commun.

Pour ce faire, la Peer Production Licence redéfinit la clause Non-Commerciale de cette façon :

c. Vous pouvez exercer les droits qui vous sont conférés à des fins commerciales seulement si :

i. Vous êtes une entreprise ou une coopérative dont la propriété appartient aux travailleurs (workerowned) ; et

ii. Tous les gains financiers, surplus, profits et bénéfices générés par la société ou la coopérative sont redistribués aux travailleurs.

d. Tout usage par une société dont la propriété et la gouvernance sont privées et dont le but est de générer du profit  à partir du travail d’employés rémunérés sous forme de salaires est interdit par cette licence.

L’usage par une structure à but lucratif est interdit, mais cela ne signifie pas qu’il est impossible : il faut que la société commerciale négocie une autorisation et verse le cas échéant une rémunération, si le titulaire des droits sur l’oeuvre l’exige.

Copyheart, un amour de licence libre

Copyheart, un amour de licence libre

Le Copyheart créé par Nina Paley véhicule un message : copier est un acte d'amour. Derrière le côté peace & love, ...

Au vu de ces éléments, on comprend mieux l’appellation de cette licence : licence de production de pair à pair. Ses termes sont asymétriques et l’effet de sa clause NC à géométrie variable. Pour les acteurs qui se comportent comme des “pairs” et sont structurés organiquement pour ce faire, l’usage commercial est possible et la licence est identique à une licence Copyleft classique. Pour les acteurs structurés dans le but de faire du profit, la Peer Production Licence leur impose les contraintes classiques du copyright (autorisation préalable et paiement).

Ces mécanismes sont particulièrement intéressants et ils s’inscrivent dans le cadre d’une philosophie particulière des licences libres : le Copyfarleft.

Au-delà du copyleft…

Dmitry Kleiner, qui est à l’origine de cette conception, en a énoncé les grandes lignes dans un article intitulé Copyfarleft and Copyjustright, paru en 2007, qui critiquait à la fois les licences Copyleft et les licences de type Creative Commons.

Kleiner faisait tout d’abord remarquer que le Copyleft dans le secteur du logiciel a profondément bouleversé le paysage en permettant la mise en place d’une propriété partagée. Mais de nombreuses firmes privées, parfaitement capitalistes, ont fini par trouver un intérêt à contribuer au développement de logiciels libres, afin de bénéficier d’outils performants à moindre coût. Ces sociétés vont jusqu’à embaucher et rémunérer des développeurs afin qu’ils améliorent le code, même si elles ne bénéficient pas en retour de la propriété exclusive sur celui-ci.

Ces relations entre les biens communs que constituent les logiciels libres et les entreprises capitalistes sont certainement bénéfiques aux deux parties et elles font partie intégrante de l’écosystème de l’Open Source. Mais d’un certain côté, elles sont aussi le signe que le Copyleft n’a pas abouti à une remise en cause fondamentale des structures même de l’économie de marché : ces firmes restent formatées pour maximiser leurs profits et les salariés qu’elles emploient demeurent des employés comme les autres.

Par ailleurs – et c’est aussi un aspect que j’avais développé dans ma chronique précédente sur le Non-Commercial, le Copyleft avec son effet viral fonctionne bien pour les logiciels, mais il n’est pas forcément adapté pour les autres formes de création, surtout lorsqu’il s’agit d’assurer une rémunération aux auteurs :

[...] Il y a un problème : l’art ne constitue pas, dans la plupart des cas, un facteur pour la production comme peuvent l’être les logiciels. Les propriétaires capitalistes peuvent avoir intérêt à soutenir la création de logiciels libres, pour les raisons décrites plus haut. Pourtant, dans la majorité des cas, ils ne soutiendront pas la création artistique sous copyleft. Pourquoi le feraient-ils ? Comme toutes les informations reproductibles, l’art sous copyleft n’a pas directement de valeur d’échange, et contrairement aux logiciels, il n’a pas non plus généralement de valeur d’usage pour la production. Sa valeur d’usage existe uniquement parmi les amateurs de cet art, et si les propriétaires capitalistes ne peuvent pas imposer à ces amateurs de payer pour avoir le droit de copier, en quoi cela pourrait-il leur être utile ? Et si les propriétaires capitalistes ne soutiennent pas l’art sous copyleft qui est gratuitement diffusé, qui le fera ?

Le Copyleft, tel que développé par la communauté du logiciel, n’est donc pas une option viable pour la plupart des artistes. Et même pour les développeurs de logiciels, il ne modifie pas la loi d’airain des salaires, qui fait qu’ils sont capables de gagner leur vie, mais rien de plus, tandis que les propriétaires capitalistes continuent à capter toute la valeur du produit de leur travail.

Les licences Creative Commons classiques, que Kleiner appelle “Copyjustright”, ne sont à ses yeux pas plus capables de changer la donne, notamment parce que leur clause Non-Commercial est trop large.

Pour changer les règles du jeu en faveur du développement des biens communs, il est nécessaire selon Kleiner d’adopter la nouvelle conception du Copyfarleft, qui passe par un Non-Commercial à deux vitesses que nous avons décrit ci-dessus :

Pour que le copyleft développe un potentiel révolutionnaire, il doit devenir Copyfarleft, ce qui signifie qu’il doit insister sur la propriété partagée des moyens de production.

Pour arriver à ce but, la licence ne doit pas avoir un seul jeu de règles identiques pour tous les utilisateurs, mais elle doit avoir des règles différentes selon les différentes catégories d’utilisateurs. Concrètement, cela veut dire un jeu de règles pour ceux qui fonctionnent à partir de la propriété partagée et de la production en commun et un autre pour ceux qui utilisent la propriété privée et le travail salarié dans la production.

Une licence Copyfarleft doit permettre aux producteurs de partager librement, tout en réservant la valeur de leur travail productif. En d’autres termes, il doit être possible pour les travailleurs de faire de l’argent en consacrant leur travail à la propriété commune, mais il doit être impossible pour les titulaires de la propriété privée de faire de l’argent en employant du travail salarié.

Il n’est pas étonnant que la Peer Production Licence soit soutenue par un penseur comme Michel Bauwens, qui consacre ses travaux à la nouvelle économie collaborative. Pour que les pratiques de pair à pair (Peer to Peer Economy) constituent à terme un véritable système de production viable, fonctionnant selon des principes différents des structures capitalistes classiques, l’effet dissymétrique de la Peer Production Licence est indispensable :

Si un individu contribue au commun, il peut aussi l’utiliser gratuitement ; en revanche, s’il profite sans contribuer, il contribue sous forme de paiement. De cette façon, les commoners (ce qui développent des biens communs) seraient facilités dans leur propre production sociale en lien direct avec la création de valeur. Il devrait également être possible de changer les formes légales des entreprises qui occupent la sphère du marché, en opérant un déplacement des entreprises profit-maximizers à des product-maximizers, favorisant la synergie entre consommateur et producteur. Il faut que les entreprises ne soient pas structurellement incitées à être des requins, mais des dauphins.

Cliquer ici pour voir la vidéo.

L’objectif du Copyfarleft n’est pas seulement de faire en sorte que les produits du travail créatif deviennent des biens communs partageables, mais que les structures de production elles-mêmes s’organisent sous la forme de biens communs. Cela va dans le sens des principes de l’économie sociale et solidaire, en ajoutant la dimension propre aux licences libres. Pour Michel Bauwens, l’objectif final est que les structures de l’économie collaborative puissent se rendre peu à peu autonomes du marché et prendre leur essor en temps qu’alternatives viables, capables de rémunérer les créateurs en dépassant le simple “bénévolat”.

Quelles différences entre les biens communs et le communisme ?

Quelles différences entre les biens communs et le communisme ?

Quelle sont les similitudes divergences entre les traditions socialistes et l'émergence des idées et pratiques liées au ...

Ces considérations peuvent paraître utopiques et on peut se demander si de telles sociétés ou coopératives, dans lesquelles les moyens de production appartiendraient vraiment aux travailleurs, ne sont pas qu’une vue de l’esprit.

Or ce n’est pas le cas. Il existe d’ores et déjà de nouvelles formes d’entreprises qui fonctionnent selon des principes révolutionnaires.

Entreprise collaborative et ouverte

Un exemple frappant de ces nouveaux types d’organisation en gestation est la start-up SENSORICA, basée à Montréal, oeuvrant dans le secteur de l’invention et de la fabrication de senseurs et de capteurs, notamment à destination de la recherche bio-médicale.

SENSORICA se définit elle-même non comme une entreprise classique, mais plutôt comme “un réseau de valeur ouvert, décentralisé et auto-organisé” ou encore “un réseau de production en commun de pair à pair“. La start-up est innovante dans le sens où  toutes ses productions sont placées en Open Source et où elle emploie elle-même des technologies ouvertes, comme les puces Arduino.

Mais c’est surtout dans son mode d’organisation que SENSORICA est proprement révolutionnaire. SENSORICA n’est pas incorporée sous la forme d’une société. Elle n’a pas en elle-même de personnalité juridique et ses membres forment plutôt un collectif, fonctionnant de manière horizontale, sans hiérarchie. L’équipe n’a d’ailleurs pas de frontières strictement délimitée : il s’agit d’une entreprise ouverte et toutes les personnes intéressées peuvent venir collaborer à ses projets.

SENSORICA n’a pas d’employés, mais des contributeurs, qui peuvent apporter selon leurs possibilités de leur temps, de leurs compétences ou de leur argent. Pour rétribuer financièrement les participants, la start-up utilise un système particulier qu’elle a créé et mis en place, dit Open Value Network.

Cliquer ici pour voir la vidéo.

Ce système consiste en une plateforme qui permet de garder trace des différentes contributions réalisées par les participants aux projets de SENSORICA. Un dispositif de notation permet aux pairs d’évaluer les contributions de chacun de manière à leur attribuer une certaine valeur. Cette valeur ajoutée des contributions confère à chacun un score et lorsqu’une réalisation de SENSORICA atteint le marché et génère des revenus, ceux-ci sont répartis entre les membres en fonction de ces évaluations.

Chacun est donc incité à contribuer aux développement des biens communs ouverts que produit l’entreprise et celle-ci est donc bien organisée pour que ses membres se partagent la propriété des moyens de production.

Ce système de production décentralisée en commun n’est donc plus une utopie et on trouvera d’autres exemples de ces Open Company Formats sur le wiki de la P2P Foundation. C’est pour favoriser le développement de telles structures alternatives que l’asymétrie de la Peer Production Licence pourrait s’avérer précieuse.

***

Laurent Chemla, dans sa dernière chronique sur Owni consacrée à la révolution numérique, termine en ces termes :

Les nouvelles structures se mettent en place, tranquillement, en dehors des modèles anciens. AMAPs, SELs, logiciels et cultures libres, jardins partagés… l’économie solidaire est en plein développement, hors des sentiers battus du capitalisme centralisateur.

[...] il manque encore pour bien faire, un moyen d’assurer le gîte et le couvert [...]

Ce dernier point est essentiel. Le Copyleft et les licences Creative Commons ont permis la mise en place de nouvelles façons de créer de la valeur, de manière collaborative et décentralisée. Mais ces formules n’assurent que rarement aux créateurs un moyen de subsistance, leur donnant l’indépendance nécessaire pour contribuer à la constitution de biens communs, en dehors d’un “bénévolat” forcément inscrit en creux dans le système classique et accessible uniquement à un nombre réduit.

Pour dépasser cet état, il faut explorer de nouvelles voies et la Peer Production Licence en est une, parmi d’autres, pour faire émerger une économie des communs.


Photo par Alpha du centaure [CC-by]

]]>
http://owni.fr/2012/11/09/les-licences-libres-aux-portes-de-la-revolution/feed/ 0
Fashion victim du copyright http://owni.fr/2012/10/24/fashion-victim-du-copyright/ http://owni.fr/2012/10/24/fashion-victim-du-copyright/#comments Wed, 24 Oct 2012 16:45:20 +0000 Lionel Maurel (Calimaq) http://owni.fr/?p=123974

Georges Hobeika, Haute Couture Spring Summer 2010 (cc) Ammar Abd Rabbo

Les lecteurs de Lovecraft le savent bien, ils se passent des choses étranges dans les angles

Avec le droit d’auteur, c’est la même chose : il existe une certain nombre d’angles morts, dans lesquels il perd son efficacité et où il se passe effectivement des choses intéressantes à observer, qui prouvent souvent que la création peut se réguler d’une autre manière.

Un de ces angles morts est en ce moment sérieusement remis en question aux États-Unis : il s’agit du secteur que la mode.

À la mode US

Il faut en effet savoir que la mode, y compris dans ses aspects les plus créatifs et innovants, comme la haute couture, ne peut bénéficier de la protection du copyright de l’autre côté de l’Atlantique. Le droit américain contient une particularité voulant que les “articles utiles” (useful articles) ne peuvent en principe être protégés par le biais du droit d’auteur. La jurisprudence a déjà appliqué cette règle à des objets tels que des lampes, des lavabos, des écrans d’ordinateurs, mais aussi aux vêtements. Les juges du pays de l’Oncle Sam considèrent en effet que la fonction utilitaire des habits sur-détermine en général leurs formes, au point de primer sur leur dimension esthétique :

Le modèle qui a servi à fabriquer une jupe ou un manteau peut être copyrighté, car il possède une existence propre par rapport à la fonction utilitaire du vêtement. Cependant, on ne peut revendiquer un copyright sur la coupe d’un habit, ou sur la forme en elle-même d’une jupe ou d’un manteau, car ces articles sont utilitaires.

Ce raisonnement est appliqué aux simples vêtements, aux déguisements, mais aussi aux articles de haute couture, qui jusqu’à présent échappait à l’emprise du copyright. Les professionnels du secteur exercent cependant depuis plusieurs mois une action de lobbying en direction du législateur américain, afin qu’il revienne sur cette distinction et incorpore la mode parmi les objets pouvant faire l’objet d’une protection.

C’est déjà le cas en France, où la distinction entre les oeuvres utilitaires et les oeuvres artistiques est inconnue, en vertu de la théorie dite de “l’unité de l’art”. Le Code de Propriété Intellectuelle, même s’il emploie des termes un peu surannés, indique explicitement que les articles de modes entrent bien dans le champ du droit d’auteur :

Sont considérés notamment comme oeuvres de l’esprit au sens du présent code : [...] Les créations des industries saisonnières de l’habillement et de la parure. Sont réputées industries saisonnières de l’habillement et de la parure les industries qui, en raison des exigences de la mode, renouvellent fréquemment la forme de leurs produits, et notamment la couture, la fourrure, la lingerie, la broderie, la mode, la chaussure, la ganterie, la maroquinerie, la fabrique de tissus de haute nouveauté ou spéciaux à la haute couture, les productions des paruriers et des bottiers et les fabriques de tissus d’ameublement.

Aux Etats-Unis, le Sénateur Chuck Schumer a fait siennes les revendications du secteur de la mode et il porte une projet de loi qui sera prochainement examiné par le Sénat et la Chambre des Représentants. Les professionnels de la haute couture ont mis en avant le fait que les contrefaçons d’articles de mode étaient de plus en plus fréquents, à l’heure où les images circulent facilement sur Internet et peuvent donner lieu à des copies réalisées à bas prix dans les pays émergents. Les imitations de tenues portées par des stars seraient ainsi devenues monnaie courante, mais pour l’instant la pratique est légale.

Pourtant, bon nombre d’analystes ont fait remarquer que la mode s’accommodait jusqu’à présent fort bien de cette absence de protection par le droit d’auteur. D’abord parce la loi américaine prévoit d’autres moyens de protection comme le droit des marques ou l’équivalent de nos dessins et modèles. Mais aussi parce que la mode est un domaine où la copie et l’imitation ont fini par être admis comme une pratique acceptable par les créateurs eux-mêmes et constituent un des moteurs même de la création.

Johanna Blakkley avait donné à ce sujet une excellente conférence TED où elle montrait que la mode constituait un secteur hautement innovant, qui a trouvé d’autres manières de se réguler que la protection par le droit d’auteur. Pour pouvoir se démarquer de ses semblables, chaque créateur est fortement incité à faire preuve d’originalité et à explorer de nouvelles voies, tout en pouvant puiser dans les créations antérieures afin de les améliorer.

On est en réalité avec la mode aux antipodes de la guerre absurde que se livrent à coups de brevets les fabricants de téléphones ou de tablettes, où la moindre ressemblance entre des produits  offre prise aux attaques en justice des concurrents et où les articles finissent par être autant conçus par des avocats que par des designers !

Voir aussi : le Storify regroupant ces “angles morts” du droit d’auteur de manière plus détaillée.

C’est justement cette dynamique de la création par la copie que la réforme poussée par le sénateur Schumer pourrait interrompre et il sera important de suivre les suites pour voir si cet angle mort du droit d’auteur subsiste ou disparaît.

Angles morts

Pour autant, ce phénomène de “tâche aveugle” du droit d’auteur n’est pas confiné au secteur de la mode. Il existe en réalité pour un nombre relativement important de secteurs, présentant des analogies plus ou moins marquées avec la haute couture. Contrairement à ce que l’on pourrait penser plusieurs champs de la création sont situés en dehors de la sphère du droit d’auteur, mais cela ne les empêchent pas en général d’être fortement innovants. C’est la thèse défendue par exemple dans la vidéo ci-dessous qui fait le parallèle entre la mode, la cuisine, le football américain et… Steve Jobs !

Cliquer ici pour voir la vidéo.

Casques de Stormtrooper

La question que l’on peut se poser est de savoir s’il ne faudrait pas étendre l’application de la distinction entre les oeuvres utiles et les oeuvres artistiques, pour appliquer aux premières des règles différentes et plus ouvertes. C’est une idée que défend par exemple Richard Stalmann depuis longtemps, estimant que les oeuvres utilitaires, comme les logiciels, mais aussi les manuels, les encyclopédies, les dictionnaires, les livres de cuisine, devraient par défaut être placés sous un régime correspondant aux quatre libertés du logiciel libre.

Récemment une affaire intéressante a montré que la distinction oeuvre utile/oeuvre artistique est susceptible de produire des effets assez puissants. C’est sur cette base en effet que George Lucas a perdu en Angleterre un procès retentissant  à propos à propos des casques de Stormtrooper. La loi anglaise ne protège en effet les objets tridimensionnels que dans la mesure où ils correspondent à des “sculptures” ou à des “objets d’artisanat d’art”. Les juges ont estimé que les casques de Stormtrooper servaient avant tout d’accessoires dans un film et que cette fonction utilitaire ne leur permettait pas d’être considérés comme des sculptures. Du coup, ces objets, au look pourtant célébrissime, sont dans le domaine public en Angleterre ! N’importe qui peut les copier et même les vendre.

Il y a quelques jours, une autre affaire faisait également songer à cette distinction entre les oeuvres utiles et les oeuvres artistiques. Apple a en effet été accusé par la compagnie des trains suisses d’avoir piraté son modèle de montre pour réaliser celle de l’iOS 6. Cette montre, qui est exploitée sous licence par la marque Mondaine présente pourtant un design très “basique” : ronde, traits noirs sur fond blanc, avec une aiguille rouge pour les secondes, terminée par un rond.

Cliquer ici pour voir la vidéo.

L’affaire n’est pas allée jusque devant les tribunaux, puisque Apple a pris une licence pour pouvoir utiliser cette forme de montre dans ses applications. Mais on peut quand même se poser la question de savoir s’il est bien raisonnable d’accorder une protection à une création aussi “simple”, quand bien même elle a acquis une notoriété certaine. En effet, admettre qu’un tel motif puisse être protégé par le droit d’auteur n’est-ce pas ouvrir la porte à ce que la forme même de la montre puisse un jour être accaparée par une firme ? Apple revendique déjà quasiment un monopole sur le rectangle  dans le procès qui l’oppose à Samsung dans la guerre des tablettes ? Faudra-t-il laisser Mondaine ou une autre firme revendiquer des droits sur le cercle ? Et à qui le triangle ensuite !

Repenser le statut de l’utile

Pour éviter ce type de dérives, l’introduction de la distinction entre les œuvres utiles et les œuvres artistiques pourrait être intéressante, même si elle ne correspond pas à la tradition française du droit d’auteur. Elle permettrait que les caractéristiques fonctionnelles d’un objet  restent ouvertes et puissent être librement reproduites, laissant ainsi ces “briques de base” de la création disponibles, comme un fond commun dans lequel chacun peut venir puiser pour innover.

Ce raisonnement existe déjà en filigrane dans le droit. C’est sur cette base notamment, par exemple, que les briques Lego ont fini par perdre leur protection par le droit d’auteur, les juges estimant que leur forme n’est pas réellement détachable de leur fonction.

La question est sans doute moins anecdotique qu’il n’y paraît. Avec le développement de l’impression 3D, de nouvelles questions épineuses vont surgir, et se posent déjà, à propos de la protection à accorder à la forme des objets. Si l’on veut que cette nouvelle technologie donne la pleine mesure de ses promesses, il serait sans doute judicieux de militer pour, qu’à l’image de la mode aux Etats-Unis, les articles utiles restent au maximum dans l’angle mort du droit d’auteur.


Photo par Ammar Abd Rabbo via sa galerie flickr [CC-byncsa]

]]>
http://owni.fr/2012/10/24/fashion-victim-du-copyright/feed/ 7
Le non commercial, avenir de la culture libre http://owni.fr/2012/10/18/le-non-commercial-avenir-de-la-culture-libre/ http://owni.fr/2012/10/18/le-non-commercial-avenir-de-la-culture-libre/#comments Thu, 18 Oct 2012 09:01:20 +0000 Lionel Maurel (Calimaq) http://owni.fr/?p=123011

Depuis le mois d’avril 2012, la fondation Creative Commons International a annoncé qu’une nouvelle version de ses licences (la 4.0) allait être publiée et un appel à commentaires a été lancé pour inviter la communauté à participer à la réflexion.

Des modifications importantes sont envisagées, comme le fait de globaliser les licences pour ne plus avoir à les adapter pays par pays, en fonction des législations nationales. Mais c’est une autre question qui s’est imposée dans les discussions : celle de la conservation ou non de la clause Non Commercial – Pas d’Utilisation Commerciale (NC).

Il s’agit à vrai dire d’un vieux débat qui divise le monde du libre depuis des années. A la différence des licences libres ou Open Source nées dans le secteur du logiciel, les licences Creative Commons proposent à leurs utilisateurs une option pour autoriser la réutilisation de leurs oeuvres, tout en maintenant l’interdiction de l’usage commercial.

Si l’on en croît le graphique ci-dessous, publié par Creative Commons dans la brochure The Power of Open, l’option NC est retenue par une majorité d’utilisateurs : 60% sur les quelques 450 millions d’oeuvres placées sous licence Creative Commons. Si l’on observe un site comme Flickr, la plateforme de partage de photographies, la tendance est plus forte encore : sur les 240 millions de photos sous licence Creative Commons que contient Flickr, 170 millions comportent une clause Non Commercial, soit 71%.

En dépit de cette large adoption, le monde du libre est agité de débats pour savoir si de telles clauses sont compatibles avec les exigences de la Culture libre et si elles ne devraient pas tout simplement être supprimées des choix offerts par les licences Creative Commons.

Quand les licences Creative Commons ont commencé à devenir visibles, la communauté du libre, familiarisée avec les problématiques du logiciel, a fraîchement accueilli ces clauses NC. Une partie de la communauté a alors considéré que les licences interdisant les usages commerciaux ne devaient pas être considérées comme des licences “libres”. Une autre appellation a été mise en place pour les distinguer, celle de licences “de libre diffusion”.

Un label spécial a même été établi – et accepté par Creative Commons International – celui “d’oeuvre culturelle libre“, proche des quatre libertés du logiciel libre, accordé seulement à certaines licences parmi celles que propose Creative Commons : la CC-BY (Attribution), la CC-BY-SA (Attribution – Partage dans les mêmes conditions, qui est la licence de Wikipédia) et la CC0 (versement volontaire au domaine public).

Beaucoup de critiques adressés à la clause non commerciale portent sur son imprécision et il est vrai que la formulation actuelle des licences peut paraître ambigüe :

L’Acceptant ne peut exercer aucun des droits qui lui ont été accordés à l’article 3 d’une manière telle qu’il aurait l’intention première ou l’objectif d’obtenir un avantage commercial ou une compensation financière privée. L’échange de l’Œuvre avec d’autres œuvres soumises au droit de la propriété littéraire et artistique par voie de partage de fichiers numériques ou autrement ne sera pas considérée comme ayant l’intention première ou l’objectif d’obtenir un avantage commercial ou une compensation financière privée, à condition qu’il n’y ait aucun paiement d’une compensation financière en connexion avec l’échange des œuvres soumises au droit de la propriété littéraire et artistique.

Qu’est-ce exactement qu’un “avantage commercial” ou une “compensation financière privée” ? Le  “non-commercial” est défini de manière à inclure le partage non-marchand de fichiers, mais la délimitation avec les activités commerciales reste incertaine. Conscient du problème, Creative Commons avait publié en 2009 un rapport sur la question, soulignant la difficulté à tracer la distinction entre commercial et non commercial, mais sans apporter de réelles solutions.

Pour la version 4.0, l’intention de départ sur ce point était seulement d’essayer de clarifier la définition du NC, mais le débat a dévié vers l’opportunité de supprimer purement et simplement l’option. Plusieurs voix importantes se sont élevées pour réclamer cette réforme, comme celle de Rufus Pollock, l’un des co-fondateurs de l’Open Knowledge Foundation. Il soutient notamment que la clause non-commerciale est incompatible avec la notion de biens communs.

En France, Framablog s’est fait l’écho de ces débats, en publiant une série de traductions en défaveur de la clause non-commerciale (1, 2, 3), suivi par Stéphane Bortzmeyer sur son blog.

A contrecourant de ce pilonnage en règle, je voudrais ici montrer que la suppression de la clause non-commerciale serait une très mauvaise idée pour la défense de la Culture libre. La notion de “non-commercial” revêt même une importance stratégique décisive pour l’avenir, dans la mesure où, au-delà des licences Creative Commons, elle sert de pivot aux grands projets globaux de réforme du système de la propriété intellectuelle.

Plutôt que de la saper, les communautés du libre devraient plutôt contribuer à la réflexion pour la rendre la plus opérationnelle possible. C’est l’avenir de la réforme du droit d’auteur qui passera par le non-commercial (ou ne passera pas…).

Le faux argument du flou juridique

Le principal argument employé contre la clause “non commercial” réside dans le fait que la notion serait floue et qu’elle génèrerait de fait une insécurité juridique trop importante. Tous les détracteurs mettent en avant l’imprécision dans leur critique et on la retrouve notamment  chez Eric Raymond, repris sur Framablog :

Ce pourquoi elle devrait être enlevée n’a rien à voir avec aucune profonde philosophie ou politique couramment apportées dans le débat, et tout à voir avec le fait qu’il n’y a pas de critère légal de démarcation pour “activité commerciale”. Cette mauvaise définition se reflète dans les débats pour le terme commercial, qui signifie transaction financière ou lucratif, et c’est l’exacte raison pour laquelle l’Open Source Definition interdit aux licences logicielles open source de disposer de restrictions similaires.

Le groupe fondateur de l’OSI, après avoir étudié la possibilité, a conclu que l’attribut “NC” au sein d’une licence open source créerait une trop grande confusion au regard des droits et obligations, de trop nombreux effets secondaires sur des comportements que nous ne souhaitons pas encourager, et trop d’ouvertures possibles pour les plaideurs compulsifs. Ce qui est uniquement une source de contentieux au sein de notre communauté pourrait se révéler destructeur pour elle si des tribunaux antipathiques venaient à prendre des décisions défavorables, même de faible portée.

La première chose que l’on peut relever, c’est que le risque évoqué des “plaideurs compulsifs” ne s’est pas réalisé, depuis 10 ans bientôt qu’existent les licences Creative Commons.

Copier, coller, respirer !

Copier, coller, respirer !

Déformer, détourner, transformer, partager : le remix et le mashup nous enrichissent, à l'image de ...

Les procès ont été très rares (il n’y en a même aucun encore en France à propos des CC). Un certain nombre d’affaires cependant peuvent être citées ailleurs dans le monde, dans lesquelles les juges ont reconnu à chaque fois la validité des licences Creative Commons, lorsque des auteurs ont réclamé le respect des conditions qu’ils avaient fixées (pas du tout des plaideurs compulsifs donc, mais un usage “normal” et légitime des contrats que sont les Creative Commons).

Or plusieurs fois, les auteurs se plaignaient qu’un usage commercial avait été réalisé de leur oeuvres, alors qu’ils avaient fait le choix de les interdire par le biais d’une clause NC. Ce fut le cas en 2006 aux Pays-Bas (vente de photos par un magazine), en 2009 en Israël (photographies postées sur Flickr revendues incorporées à des collages), en 2009 encore en Belgique (reprise d’une musique dans une publicité pour un théâtre). Dans les trois cas, les juges n’ont eu aucune difficulté à établir que la clause NC avait été violée et les décisions n’ont pas fait l’objet d’un appel. Pas si mal, non, pour une clause jugée irréparablement imprécise !

La soi-disant imprécision du NC n’est en fait que relativement limitée. Il est vrai qu’elle affecte certains points importants : le fait de reprendre une oeuvre sur un site générant des revenus par le biais de publicités par exemple, ou encore celui d’utiliser une oeuvre dans un contexte pédagogique impliquant des échanges financiers (cours payant, formateur rémunéré, etc).

Mais pour l’essentiel, la définition du NC est largement opératoire. Un exemple intéressant à citer à ce propos réside dans le billet Complexité de la clause Non Commerciale des licences Creative Commons : la preuve par l’exemple, écrit par Evan Podromou et traduit par Framablog.

L’auteur liste une longue série de cas d’usages et essaie de montrer par ce biais l’imprécision de la clause NC. Mais il se trouve qu’en réalité, Evan Podromou apporte exactement la preuve inverse de celle qu’il voulait donner : dans la majorité des cas, il est capable de déterminer avec une certitude suffisante comment la clause doit être appliquée. Ce n’est que dans des hypothèses improbables et tarabiscotées que la clause est prise en défaut. Sur l’essentiel, elle tient largement la route :

  • Un éditeur télécharge un livre sous licence CC by-nc 2.0 sur internet, en fait un tirage de 100 000 exemplaires et le vend en librairies dans le pays. (Non)
  • Un particulier télécharge un livre sous licence CC by-nc 2.0 sur son ordinateur et le lit. (Oui)
  • Un particulier télécharge un livre sous licence CC by-nc 2.0 sur son ordinateur, l’imprime sur son imprimante, et lit le document imprimé. (Oui)
  • Un particulier télécharge un livre sous licence CC by-nc 2.0 sur son ordinateur et l’envoie par courriel à un ami. (Oui)
  • … et le partage avec le monde sur son site web. (Oui)
  • … et le partage avec le monde via un réseau P2P. (Oui)
  • Un particulier télécharge un livre sous licence CC by-nc 2.0 sur son ordinateur, l’imprime sur son imprimante et le donne à un ami. (Oui)

Après ça, je veux bien que l’on soutienne que l’idéologie ou la philosophie ne jouent aucun rôle dans le rejet de la clause NC, mais il me semble au contraire que l’idéologie a beaucoup de choses à voir avec la manière dont certains l’appréhendent, alors qu’une analyse juridique objective aboutit à de toutes autres conclusions.

Mettre en avant le flou juridique pour rejeter une notion, c’est aussi méconnaître profondément la manière dont fonctionne le droit lui-même. Le droit en réalité n’est jamais une matière “en noir et blanc”, même quand il utilise des catégories binaires. Il est rempli de “zones grises”, qui sont autant de marges de manoeuvre laissées aux juges pour adapter la règle de droit à la réalité, toujours mouvante.

Didier Frochot explique très bien sur le site les Infostratèges que ces zones grises du droit jouent en fait un rôle fondamental pour l’équilibre du système :

Les zones grises sont une inévitable conséquence du fait que le droit est une science humaine : rêver de supprimer ces zones reviendrait à enfermer les êtres humains dans ces règles strictes et à leur interdire de vivre et d’évoluer. C’est peut-être le cas sous des régimes autoritaires dans lesquels peu de place est laissée à la liberté de l’homme, mais dans des pays libres, c’est la rançon du respect des libertés fondamentales.

Dans les pays respectueux des libertés donc, le couple droit écrit — jurisprudence est là pour définir les grands principes par écrit et délimiter la frontière au coup par coup et à mesure de l’évolution de la société, afin de réduire le plus possible ces fameuses zones grises.

Frochot rappelle aussi que beaucoup de notions juridiques comportent une marge d’incertitude quant à leur application (l’originalité, la vie privée, la diffamation, l’injure, etc). Faut-il pour autant les supprimer ? Il ne resterait plus grand chose dans les Codes ! Et d’ajouter cet argument essentiel :

Mieux vaut considérer la vérité statistique : dans la majeure partie des cas, on sait précisément de quel côté de la frontière juridique on se trouve.

C’est le cas pour la clause NC, comme le démontre justement l’article de Framablog cité ci-dessus.

Par ailleurs, remarquons que les tenants de la suppression de la clause NC sont en général de farouches défenseurs du Partage à l’identique (Share Alike ou SA), autre option des licences Creative Commons. Or les effets de cette dernière sont tout aussi difficiles à déterminer, sinon davantage.

Un exemple éclatant en avait été donné lors de l’affaire Houellebecq contre Wikipédia, lorsque l’écrivain Michel Houellebecq avait été accusé d’avoir plagié des articles de Wikipédia en incorporant des extraits dans son roman sans citer la source. Les avis s’étaient partagés sur le point de savoir si l’effet viral de la licence CC-BY-SA de Wikipédia s’était déclenché à l’occasion d’une telle incorporation. Impossible de le déterminer : seul un juge en définitive aurait pu trancher avec certitude la question.

Supprimer la clause NC parce qu’elle est trop imprécise, pourquoi pas ? Mais si l’imprécision est la véritable raison, il faudrait aussi supprimer la clause SA !

Toutes les oeuvres ne sont pas des logiciels

Une source de confusions dans ce débat réside dans le fait que les détracteurs de la clause NC sont en général issus de la communauté du logiciel libre et ils restent fortement imprégnés de la logique particulière de ce domaine. Mais cette dernière n’est pas généralisable à l’ensemble des champs de la création, dans la mesure où toutes les oeuvres ne sont pas assimilables à des logiciels.

Dans le domaine du logiciel libre, la clause de Partage à l’identique (SA) joue en effet un rôle important de régulation, dans la mesure où elle se déclenche fréquemment en cas de réutilisation de l’oeuvre. En effet, lorsqu’un réutilisateur modifie une oeuvre pour en produire une nouvelle, la clause SA s’applique et l’oblige à placer l’oeuvre dérivée sous la même licence (effet viral). Dans le cas d’un logiciel, la clause se déclenche fréquemment lors d’une réutilisation, car pour utiliser un logiciel dans un autre contexte que celui d’origine, il est souvent nécessaire d’adapter le code. Cela induit un rapport particulier être les communautés développant les logiciels libres et le secteur marchand,  évitant que leurs créations soient réappropriées de manière exclusive. C’est aussi le cas pour les wikis, où l’usage même implique une modification, ce qui fait que la licence CC-BY-SA convient très bien à Wikipédia.

Mordre les photographes

Mordre les photographes

L’Union des Photographes Professionnels (UPP) lance un pavé dans l'argentique en réclamant la fin de la gratuité et du ...

Mais pour les oeuvres non-logicielles, les hypothèses de déclenchement de la clause SA sont plus rares. L’auteur d’un roman par exemple ne pourra pas empêcher que son oeuvre soit vendue, telle quelle par un éditeur s’il la place simplement sous licence BY-SA. Pour la photographie, c’est encore plus le cas. Les photos peuvent facilement être réutilisées sans modification, comme illustrations. Dans cette hypothèse, le partage à l’identique ne se déclenche pas.

Le problème, c’est que lorsqu’on examine les modèles économiques des acteurs qui utilisent les licences Creative Commons, on constate que dans bien des situations, ils reposent sur la réservation de l’usage commercial. Pour un auteur de textes par exemple, il arrive que des éditeurs acceptent que des oeuvres soient publiées par leur soin en papier, tout en permettant que les versions numériques circulent en ligne sous licence Creative Commons. Mais cette hypothèse est déjà rare (tout le monde n’est pas aussi militant que Framabook !) et elle le serait encore davantage, s’il n’était pas possible de réserver les usages commerciaux avec des licences NC.

Il existe également des photographes (Trey Ratcliff, Jonathan Worth), qui font le choix de diffuser leurs clichés sur Internet sous licence Creative Commons. Ils utilisent les forces du partage pour gagner en notoriété et faire connaître leurs oeuvres. Mais leur modèle économique repose sur la possibilité de continuer à tarifier les usages commerciaux, qu’il s’agisse de publications dans des médias ou d’expositions. On peut supprimer la clause NC, mais quel modèle économique pourra alors être mis en place dans le champ de la photo, hormis peut-être le crowdfunding ?

Toutes les oeuvres ne sont pas des logiciels et certains secteurs ont besoin de la clause NC pour que se constitue une économie du partage.

Défendre le non commercial, au lieu de le dénigrer

Le problème de la clause NC n’est pas tant l’imprécision que la généralité et on peut reprocher à Creative Commons International de ne pas avoir fait suffisamment de choix concernant la définition.

Car il serait assez simple en définitive de trancher une fois pour toutes les incertitudes affectant la notion. La discussion sur le site de Creative Commons à propos du passage à la version 4.0 est instructive à cet égard. 12 propositions avaient été faites dont certaines auraient pu apporter de réelles améliorations. Par exemple, préciser explicitement si la diffusion sur un site comportant de la publicité est un usage commercial ou non. Ou déterminer si un usage pédagogique doit être considéré ou non comme non-commercial, même s’il implique des échanges monétaires.

Mais pour cela, il aurait fallu que la communauté Creative Commons soit en mesure de choisir et il semble que ce soit davantage ce problème de gouvernance qui bloque l’évolution de la définition de la clause NC. La fondation Creative Commons s’oriente visiblement vers un maintien en l’état de la clause NC, ce qui ne manquera de faire grincer des dents, mais paraît l’option la plus sage, faute de consensus.

D’autres propositions intéressantes sont sur la table. Dans ce billet traduit en français par Paul Netze sur son site Politique du Netz, Rick Falkvinge du Parti Pirate Suédois propose une autre forme de définition, orientée vers la nature de la personne en cause :

En définissant l’usage commercial comme un “usage par une entité légale qui n’est pas une personne naturelle ou une association à but non-lucratif”, vous l’appliquez uniquement aux entreprises à but lucratif. Vous permettez aux particuliers de vendre des disques à la sauvette au pied du camion, mais vous évitez les arnaques à grande échelle qui se règlent désormais dans les salons feutrés des cabinets d’avocat. Vous permettez aux gens de partager pour autant que cela n’équivaut pas à un emploi dans une entreprise. C’est la meilleure définition que j’ai vue jusqu’ici.

C’est une approche “organique”, mais on peut en concevoir d’autres d’ordre “matériel”, comme de réduire strictement le commercial à la vente du contenu. On peut aussi procéder de manière téléologique en définissant le commercial par le but lucratif.

Toutes ces hypothèses sont ouvertes, mais encore faudrait-il choisir !

Du commerce et des licences libres

Du commerce et des licences libres

La dessinatrice américaine Nina Paley a publié 20.000 de ses minibooks grâce aux dons de contributeurs. OpenUtopia ...

L’important cependant, c’est de défendre le non-commercial contre les tentatives majeures de distorsion qu’il pourrait subir. Ce fut le cas notamment avec l’accord passé l’an dernier entre la SACEM et Creative Commons. La SACEM a accepté que ses membres puissent placer certaines des oeuvres de leur répertoire sous CC. Elle limite cependant cette option aux licences CC comportant la clause NC, ce qui me paraît compréhensible étant donné la nature de l’acteur. Mais à cette occasion, la définition du non-commercial a été modifiée à la demande la SACEM pour recouvrir un nombre important d’usages publics (par exemple, la simple diffusion dans un espace accessible au public). C’est une dérive grave et on ne devrait pas laisser évoluer ainsi la définition du non-commercial !

Mais pour cela, il faudrait que les communautés du libre participent à la défense du non-commercial face à ce genre d’agressions, plutôt que de le dénigrer systématiquement. D’autant plus que le non-commercial est appelé à jouer un rôle stratégique majeur pour l’avenir, au-delà de la question des licences.

Le non commercial, nouvelle frontière de la réforme du droit d’auteur ?

La notion de non-commercial joue en effet un rôle clé dans les propositions les plus élaborées actuellement pour penser la réforme du droit d’auteur. Les Éléments pour une réforme du droit d’auteur et les politiques culturelles liées, soutenus par la Quadrature du Net, s’articulent autour de la légalisation du partage non-marchand. Philippe Aigrain propose une définition volontairement restrictive du non-marchand, se rapprochant de l’usage personnel, afin d’éviter la centralisation des fichiers :

Constitue un partage entre individus toute transmission d’un fichier (par échange de supports, mise à disposition sur un blog ou sur un réseau pair à pair, envoi par email, etc.) d’un lieu de stockage “ appartenant à l’individu ” à un lieu de stockage “ appartenant à un autre individu ”. “ Appartenant à l’individu ” est évident quand il s’agit d’un ordinateur personnel, d’un disque personnel ou d’un smartphone. Mais cette notion recouvre aussi un espace de stockage sur un serveur, lorsque le contrôle de cet espace appartient à l’usager et à lui seul (espace d’un abonné d’un fournisseur d’accès sur les serveurs de ce FAI, hébergement cloud si le fournisseur n’a pas de contrôle sur le contenu de cet hébergement).

Un partage est non-marchand s’il ne donne lieu à un aucun revenu, direct ou indirect (par exemple revenu publicitaire) pour aucune des deux parties. La notion de revenu est à entendre au sens strict comme perception monétaire ou troc contre une marchandise. Le fait d’accéder gratuitement à un fichier représentant une œuvre qui fait par ailleurs l’objet d’un commerce ne constitue en aucun cas un revenu.

Un même rôle décisif est alloué au non-commercial dans le programme du Parti Pirate, dont on retrouve les grandes lignes dans l’ouvrage The Case For Copyright Reform, traduit à nouveau en français par Paul Netze.

Nous voulons que le droit d’auteur redevienne ce pourquoi il a été conçu, et rendre clair qu’il ne doit réguler que les échanges commerciaux. Copier ou utiliser un travail protégé sans but lucratif ne devrait jamais être interdit. Le pair à pair est, entre autres, une bonne raison pour cette légalisation.

Et les auteurs, Rick Falkvinge et Christian Engström, insistent sur le caractère globalement opérationnel de la distinction Commercial/Non commercial :

Nous possédons déjà un arsenal juridique qui fait la distinction entre intention commerciale et non commerciale, incluant la législation sur le droit d’auteur telle qu’elle existe aujourd’hui. C’est une bonne chose que les tribunaux aient déjà établi une jurisprudence afin de déterminer ce qui est commercial ou pas [...] de façon générale, la limite entre activité commerciale et non commerciale est grossièrement à l’endroit où vous vous y attendiez.

Même Richard Stallman, libriste parmi les libristes, admet dans son projet global de réforme du système que la notion de non-commercial joue un rôle, pour les oeuvres d’art ou de divertissement !

Pour qu’il connaisse une évolution en profondeur, le système du droit d’auteur a besoin d’une réforme de grande ampleur. Il est clair que les projets politiques les plus élaborés ont besoin de la distinction entre le commercial et le non-commercial. D’une certaine manière, il s’agit même de la nouvelle frontière à atteindre. Dénigrer le non-commercial, en soutenant que la notion est vicieuse, c’est saper les chances qu’une telle réforme advienne. Lourde responsabilité à assumer…

Les lois actuelles, conçues pour l’environnement analogique, fonctionnaient sur la distinction entre l’usage privé (permis) et l’usage public (interdit). Avec le numérique, cette ancienne distinction n’est plus opérationnelle, dans la mesure où tout ou presque s’effectue “en public” sur Internet. C’est pourquoi le droit d’auteur a besoin d’une nouvelle grande distinction pour conditionner son application.

Et jusqu’à preuve du contraire, c’est la distinction commercial/non-commercial qui est la meilleure candidate pour ce rôle, en favorisant une immense libération des usages, tout en maintenant une sphère économique pour la création.

L’enjeu d’une Culture libre “mainstream”

Plaidoyer pour une culture libre

Plaidoyer pour une culture libre

Dans le cadre du Tribunal pour les générations futures organisé mardi par le magazine Usbek et Rica, Lionel Maurel a ...

Au-delà de cet argument essentiel, ce débat rejoint un autre enjeu fondamental, qui est celui de la diffusion des valeurs de la Culture libre. Si l’on reprend l’exemple de Flickr cité ci-dessus, on remarque que la plateforme comporte 240 millions de photographies sous CC… mais sur plus de 6, 5 milliards au total ! Soit un peu plus de 3,6% seulement. C’est certes en soi une masse importante de contenus réutilisables, mais certains y voient néanmoins le signe d’un certain échec des Creative Commons, au moins à devenir “mainstream”.

10 ans après leur création, les CC demeurent cantonnés à une communauté réduite d’utilisateurs. Combien d’entre eux reviendraient en arrière si on leur enlevait la possibilité d’utiliser le NC ? Peut-être pas tous, c’est certain, mais au moins une part importante. Veut-on encore réduire le cercle des utilisateurs, quand celui-ci a déjà du mal à s’étendre ?

Car le point de vue “libriste” pur et dur est encore moins partagé. Il reste nettement ancré autour de la communauté du logiciel libre, avec quelques extensions aux artistes, comme le groupe réunit autour de la licence Art Libre en France, ainsi qu’à la communauté des wikipédiens.  Il a en outre la fâcheuse tendance à fonctionner à coup de stigmatisations et d’exclusions, comme ce fut encore le cas récemment avec les critiques qui ont fusé contre Yann Houry, ce professeur qui a été le premier a créé un manuel libre et gratuit sur iPad, mais en choisissant une licence comportant le NC. Immédiatement,  le premier réflexe libriste a été de le descendre (horreur, l’iPad !). Pourtant, l’usage de cette licence a paru encore trop subversif à Apple, puisque la firme a demandé le retrait de l’ouvrage de l’Appstore. Preuve s’il en est que l’initiative faisait bien bouger les lignes !

A titre personnel, je rejette catégoriquement cette distinction entre des licences qui seraient libres ou non, parce qu’elles contiendraient une clause NC. Il n’y a pas le “libre” d’un côté et le reste, mais un processus graduel de libération des oeuvres, ou mieux, de mise en partage de la création.

Psychologiquement, le stade essentiel à passer pour mettre en partage son oeuvre n’est pas d’autoriser l’usage commercial. Il est en amont, dans le passage d’une logique où l’interdiction est première (copyright/Tous droits réservés), à une logique où la liberté devient la règle et la restriction l’exception (le principe de base des Creative Commons). C’est ce renversement mental qui fait entrer dans la Culture libre et pas en soi l’abandon du droit patrimonial.

Si les “libristes” souhaitent que les auteurs aillent plus loin, à eux de les convaincre. Mais que le choix soit toujours laissé in fine à l’auteur, ce qui passe par l’acceptation du maintien de la clause non-commerciale.

PS : à titre indicatif, l’auteur de ces lignes précise qu’il utilise constamment pour ses propres créations la licence CC-BY et qu’il n’a donc pas d’intérêt direct dans ce débat. La thèse défendue ici l’est au nom de l’intérêt général.


Photo par Mikeblogs [CC-BY]

]]>
http://owni.fr/2012/10/18/le-non-commercial-avenir-de-la-culture-libre/feed/ 0
Un Pompidou virtuel… et verrouillé http://owni.fr/2012/10/10/pompidou-virtuel-ouvert-ou-sous-verre/ http://owni.fr/2012/10/10/pompidou-virtuel-ouvert-ou-sous-verre/#comments Wed, 10 Oct 2012 11:18:06 +0000 Lionel Maurel (Calimaq) http://owni.fr/?p=122002

C’était un événement très attendu dans le champ culturel : le Centre Pompidou a lancé officiellement la semaine dernière son nouveau site internet, baptisé le Centre Pompidou Virtuel (CPV).

La communication institutionnelle qui a accompagné ce lancement a mis en avant les aspects innovants du site, comme l’usage des technologies du web sémantique, le recours aux logiciels libres ou la volonté de s’engager dans une démarche de co-construction avec les usagers, par l’intermédiaire des réseaux sociaux.

Alain Seban, le président du Centre, insiste sur le fait que ce nouveau site s’inscrit dans une logique “d’ouverture” et dans une stratégie d’intégration du “web collaboratif“.

Nous faisons un grand bond en avant en ouvrant à tous les internautes les contenus du Centre. C’est la première fois qu’un musée ouvre ainsi ses contenus sur son site, au lieu de se limiter à fournir des contenus créés spécifiquement pour internet.

Les médias reprennent ce discours, en écrivant que le Centre Pompidou a “ouvert” ses contenus aux internautes. Il est vrai qu’une vaste entreprise de numérisation des collections a été conduite, avec la mise en ligne de plus de 75 000 reproductions d’œuvres désormais accessibles gratuitement sur le CPV.

Mais entre “rendre accessible” et “ouvrir”, il y a une différence de taille. Sans minimiser l’importance des efforts déployés pour diffuser ces contenus (notamment la négociation des droits, car la très grande majorité des collections de Pompidou sont toujours protégées par le droit d’auteur), on peut s’interroger sur la réalité de cette politique d’ouverture.

Des critiques ont d’ailleurs fusé sur les réseaux sociaux après le lancement du site, au point qu’Emmanuelle Bermès, chef du service multimédia du Centre Pompidou, a pris la peine d’écrire un billet sur son blog pour s’expliquer :

Bien sûr ma communauté d’intérêt favorite, informée de l’événement sur Twitter, s’est jetée sur le nouveau joujou à la recherche du RDF… et en est revenue toute dépitée.

La déception peut en effet être forte, notamment lorsqu’on dépasse les communiqués de presse pour se plonger dans les mentions légales du site, qui détaillent les conditions d’utilisation. Il en ressort l’impression une certaine confusion et un décalage avec le discours affiché sur l’ouverture.

Il ne s’agit pas ici de tirer sur une ambulance, ni de mettre en doute les intentions réelles des porteurs de ce projet, mais le Centre Pompidou Virtuel n’en reste pas moins très représentatif des contradictions de la politique culturelle conduite dans ce pays.

L’ouverture n’est pas seulement un argument marketing et s’engager dans une telle politique nécessite de mettre en oeuvre des actions concrètes. En l’état actuel, si l’on respecte le sens des mots, ce site n’est pas ouvert : il est “sous verre” et les objets culturels qu’ils diffusent restent prisonniers sous une épaisse glace numérique et juridique, que l’on peut voir comme un prolongement des vitrines du musée physique. De telles restrictions soulèvent de réelles questions sur la place accordée à la culture numérique par l’institution muséale et sur la manière dont elle entend s’y articuler.

Une curieuse conception de l’Open Source

A la question “En quoi le nouveau centrepompidou.fr est-il ouvert ?“, Emmanuelle Bermès répond dans cette interview en évoquant en premier lieu l’utilisation des logiciels libres :

Le nouveau centrepompidou.fr est résolument ouvert, jusque dans sa conception qui repose entièrement sur des logiciels libres. Cela signifie que le site pourra évoluer tout au long de sa vie, sans autre contrainte technique que celle de s’adapter à l’usage des publics. La liberté de ce mode de développement permet également d’envisager la diffusion des principes techniques de ce site auprès d’autres institutions qui auraient besoin d’une solution équivalente.

Il faut bien entendu se réjouir que le CPV ait fait le choix des logiciels libres, mais un passage par les mentions légales du site laisse un peu dubitatif quant à la mise en oeuvre effective de cette option :

Le Centre Pompidou met à disposition un site internet conçu sous licence libre. L’utilisation des éléments du site internet se fait sous réserve de la licence spécifique à celui-ci, en accord avec le Centre Pompidou et les équipes ayant développé l’élément en question.

Cette formulation est singulièrement maladroite et elle s’avère même contradictoire. On nous dit que le site est “sous licence libre”. Fort bien, mais laquelle ? Il ne suffit pas d’affirmer que l’on est sous licence libre pour que les logiciels deviennent effectivement réutilisables. Encore faut-il indiquer avec précision la (ou les) licences utilisées. Le texte indique qu’il existerait “une licence spécifique [au site]“. Est-ce à dire que le Centre Pompidou a rédigé sa propre licence (ce qui irait à l’encontre des bonnes pratiques en matière de prolifération des licences) ?

Plus loin, on bascule même franchement dans l’étrange, puisqu’on nous dit que l’utilisation des éléments du site, non seulement doit se faire dans le respect de la licence (normal), mais aussi “en accord avec le Centre et les équipes ayant développé l’élément en question“. Plaît-il ? Les logiciels sont “sous licence libre”, mais il faut l’accord du Centre et des équipes pour les réutiliser ? Si une autorisation reste nécessaire, c’est tout simplement que la structure du site… n’est pas sous licence libre, contrairement au discours affiché ! Espérons qu’il ne s’agisse que d’une maladresse de rédaction, mais ces ambiguïtés jettent déjà un premier doute sur la stratégie d’ouverture du site.

Du web sémantique, mais pas de données ouvertes

C’est sans doute sur ce point que la déception est la plus forte. Le Centre Pompidou Virtuel met en avant le fait qu’il utilise les technologies du web sémantique et les possibilités étendues de navigation par mots-clés entre les différents types de contenus l’attestent effectivement. Alain Seban insiste sur le fait qu’il s’agit d’une “révolution technologique” qui va permettre à l’internaute “de naviguer par le sens” au sein des collections.

Tout ceci est excellent, mais il ne s’agit pas pour autant d’une démarche d’ouverture des données, comme l’explique Emmanuelle Bermès sur son blog :

Oui, c’est vrai, le Web sémantique est au cœur de la machine mais on ne le diffuse pas pour l’instant. Comme je l’expliquais à l’IFLA cet été, nous n’avons pas fait du Linked OPEN Data mais du Linked ENTERPRISE Data. C’est-à-dire que nous avons appliqué les technologies du Web sémantique à nos propres données afin de construire notre propre service.

Cela signifie que le Centre Pompidou Virtuel a bien fait passer ses métadonnées sous les formats nécessaires au déploiement des technologies du Web sémantique, mais qu’il ne s’est pas engagé dans une démarche d’Open Data, en permettant la réutilisation de ses données par le biais d’une licence ouverte.

Certes, il est parfaitement vrai que le Linked Data et l’Open Data constituent deux choses différentes. Cependant, qui peut contester que le web sémantique et l’Open Data entretiennent des liens très étroits ? A quoi bon développer des technologies permettant de lier des données si c’est pour maintenir la barrière juridique qui les laisse enfermées dans des silos ? Utiliser en interne le web sémantique pour faire communiquer ses propres jeux de données et développer de nouveaux services, c’est bien, mais permettre à des tiers d’utiliser les données pour les connecter avec des ressources externes, c’est l’objectif final de la démarche, qui ne peut être atteint que par le biais d’une politique d’Open Data. Le web sémantique n’est pas qu’une simple technologie, il s’appuie sur un projet global, au sein duquel l’ouverture tient une place centrale.

Ici, tel n’est pas le cas, même si on nous explique que cette évolution pourrait voir le jour dans une prochaine étape :

La deuxième étape sera de développer des mécanismes permettant à d’autres de réutiliser nos données, et d’y associer la licence ouverte qui va bien. Je l’ai dit plusieurs fois dans des conférences, c’est une suite logique, et cela s’inscrit complètement dans l’ADN du projet qui est par nature ouvert.

Pourtant, il existe déjà des précédents en France d’usage de licence ouverte pour les données dans le champ culturel (l’exemple de la Bibliothèque nationale de France avec data.bnf.fr, placé sous la Licence Ouverte d’Etalab, également employée par la Bibliothèque Nationale et Universitaire de Strasbourg). Ces réalisations montrent que l’ouverture des données culturelles est possible, à condition de le vouloir politiquement.

Les métadonnées (contrairement aux reproductions des œuvres dont il sera question plus loin) constituaient des éléments sur lesquels le Centre Pompidou était détenteur des droits. Il aurait donc pu juridiquement embrasser une politique d’Open Data pour tout ou partie de ses données. Le secteur culturel est très largement en retard en France en ce qui concerne l’Open Data. On aurait pu attendre que le Centre Pompidou Virtuel fasse un pas dans cette direction dès maintenant, pour envoyer un signal fort notamment en direction des musées qui demeurent encore largement à l’écart du mouvement d’ouverture des données.

Exposition d’art très libéré

Exposition d’art très libéré

Les licences libres elles-mêmes productrices d’œuvres, d'images, d'installations artistiques. Qui n'existeraient pas sans ...

Un appel à l’intelligence collective, sans réciprocité…

Cette fermeture concernant les données a des répercussions fortes sur les relations que le site entend nouer avec les internautes. Car  bien que ne permettant pas la réutilisation de ses données, le Centre Pompidou Virtuel fait appel au public, dans l’esprit du web collaboratif, afin qu’il vienne consacrer son temps, ses connaissances et sa bonne volonté pour les enrichir.

L’interface permet en effet à l’usager d’ouvrir un espace personnel pour “contribuer” de différentes manières : en ajoutant des mots clés sur les notices des oeuvres, en proposant des liens entre les différentes ressources du site ou en soumettant des enrichissements éditoriaux. Tous ces contenus produits par les utilisateurs seront remployés, grâce aux technologies sémantiques déployées sur le site, afin d’améliorer la navigation au sein des contenus. Mais les informations résultant de ce travail de “petites mains”, réalisé bénévolement par les internautes, deviendront aussi des données publiques et tomberont sous le coup de l’interdiction de réutilisation maintenues pour l’instant par le Centre Pompidou.

Sur ce point, l’appel lancé à l’intelligence collective ne paraît pas équitable, car il ne comporte pas d’élément de réciprocité. La stratégie de communication parle de co-construction du contenu du site avec les internautes, mais en l’état actuel des choses, cette démarche “collaborative” conduit à une appropriation exclusive des informations par l’institution. On est très loin d’un site comme Wikipédia où la licence libre employée, couvrant à la fois les contenus et les données, garantit que les contributions des individus resteront bien réutilisables et ne pourront pas être “appropriées”.

L’institution met d’ailleurs également en avant un partenariat avec Wikipédia :

[...] ce partenariat permettra aussi bien d’engager une réflexion conjointe sur la co-construction, par l’intermédiaire de l’organisation d’événements tels que des conférences, que de produire des contenus à travers l’animation d’ateliers qui déboucheront à la fois sur l’enrichissement de Wikipédia et sur la création de textes potentiellement réutilisables pour le Centre Pompidou.

La démarche est sans doute intéressante, mais employer la communauté des Wikipédiens pour produire des contenus, les réutiliser et ne pas dans le même temps s’engager a minima dans une politique de réutilisation de ses données, c’est avoir une conception bien déséquilibrée des rapports qu’une institution peut entretenir avec son environnement numérique.

Des œuvres accessibles, mais coupées de l’écosystème du web

Au-delà de ces restrictions sur la réutilisation des données, d’autres formes de limitations importantes pèsent sur les œuvres elles-mêmes diffusées par le site. Mais elles ne peuvent cette fois être imputées au Centre lui-même, car elles découlent du fait que les collections du musée sont dans leur grande majorité encore protégées par des droits d’auteurs.

Pour pouvoir les numériser et les mettre en ligne, le Centre Pompidou a dû négocier des autorisations auprès des titulaires de droits (artistes eux-mêmes, ayants droit, sociétés de gestion collective, type ADAGP ou SAIF). On ne doute pas que sur un tel volume de dizaines de milliers d’œuvres, cette étape ait pu s’avérer complexe et coûteuse, car même pour une diffusion gratuite en ligne, les ayants droit sont fondés à demander une rémunération.

Le problème, c’est que ces autorisations ne concernent que l’accès aux œuvres sur le site et non leur réutilisation, qui reste empêchée au titre du droit d’auteur. Les mentions légales sont à nouveau très claires sur le sujet :

Le Centre Pompidou met à disposition des internautes des contenus numériques, protégés dans leur utilisation par les lois en vigueur. Leur réutilisation par les internautes est soumise à une demande préalable directement auprès des ayants-droits. Faute d’autorisation, toute reproduction ou représentation totale ou partielle, toute utilisation, toute adaptation, toute mise à disposition ou modification de ces éléments est strictement interdite et constitue un délit de contrefaçon au sens du code de la propriété intellectuelle.

Par ailleurs, certains titulaires de droits ont visiblement refusé d’accorder des autorisations de mise en ligne des œuvres, ce qui conduit le Centre Pompidou Virtuel à proposer des notices vides. C’est le cas pour des artistes importants, comme Henri Matisse :

Imaginerait-on un musée qui présenterait aux visiteurs des cadres vides dans ses salless ? C’est pourtant ce qui se passe pour le Centre Pompidou Virtuel. On notera en revanche dans le cas de Matisse que les mêmes ayants droit qui refusent la mise en ligne gratuite par le Musée acceptent par contre que cette notice vide contienne un lien vers des produits dérivés à acheter dans la Boutique…

Mais même quand le CPV a obtenu une autorisation de diffusion, des restrictions importantes continuent à s’appliquer . On peut relever par exemple que le clic droit est désactivé sur toutes les images diffusées par le site (alors qu’il permettrait d’effectuer des actes de copie privée des contenus, parfaitement légaux). Il n’est pas possible non plus d’effectuer d’embed (intégration) à partir des vidéos figurant sur le site.

Plus caricatural encore, bien qu’une fonctionnalité de partage soit intégrée sur toutes les pages présentant des œuvres, voilà ce qui se passe concrètement lorsque l’on essaie de partager sur Facebook une œuvre du Centre Pompidou Virtuel :

On n’exporte que le titre, un lien en retour vers le site et… un gros logo de l’institution ! Bon courage pour développer une réelle politique de médiation numérique en direction des réseaux sociaux avec des contenus verrouillés de la sorte…

Ces restrictions découlent certainement d’exigences imposées par les titulaires de droits et non d’une volonté de l’établissement de figer les contenus sur le site. Mais elles aboutissent à dresser une barrière entre le Centre Pompidou Virtuel et l’écosystème global du web dans lequel il pourrait s’insérer. Elles isolent aussi les œuvres des pratiques numériques créatives qui sont devenues monnaie courante.

Face à une telle situation, on mesure l’urgence de faire évoluer les exceptions au droit d’auteur en faveur des institutions culturelles comme les musées, afin qu’elles puissent réellement devenir des médiateurs de la culture dans l’environnement numérique. Par ailleurs, l’introduction d’une exception pour le remix, voire d’une légalisation du partage non-marchand, permettraient aussi aux internautes de réutiliser de tels contenus mis en ligne, plutôt que d’être cantonnés dans le rôle de spectateurs passifs.

Incidences fortes du modèle économique sur l’ouverture

Mais les œuvres protégées issues des collections ne forment qu’une partie des contenus figurant sur le site du Centre Pompidou Virtuel. L’établissement propose également des éléments  produits par ses services et apportant une valeur ajoutée indéniable pour les internautes, comme le précise encore Emmanuelle Bermès :

En tant que centre de ressources, le site internet proposera un accès aux œuvres de la collection du Centre Pompidou, aux archives de l’établissement, aux captations audiovisuelles de conférences, à des interviews d’artistes et de commissaires d’exposition, des affiches, bandes-annonces, dossiers de presse et dossiers pédagogiques

Sur ces éléments, le Centre Pompidou dispose d’une bonne partie des droits et aurait pu être en mesure de négocier afin de permettre la réutilisation, notamment en les faisant passer sous des licences de libre diffusion, comme les Creative Commons.

Pourtant,  des raisons juridiques sont invoquées pour expliquer que les contenus les plus élaborés produits par le Centre ne pourront être diffusés gratuitement :

Pour des raisons également juridiques, lors de son lancement, le nouveau centrepompidou.fr diffusera les contenus bruts (reproduction des œuvres de la collection si accord des ayant droits, notices, captations de conférences…) mais ne pourra pas offrir gratuitement les contenus spécifiquement produits et éditorialisés tels qu’un parcours audioguide ou le catalogue d’une exposition.

Par ailleurs, pour être en mesure de rembourser une partie des sommes nécessaires à l’élaboration du site (12 millions d’euros), le Centre Pompidou Virtuel va devoir conduire une politique de commercialisation de contenus, comme des applications mobiles ou des livres numériques.

On comprend que dans le contexte budgétaire actuel, la question des ressources propres puisse être épineuse, mais quelle place un établissement culturel comme le Centre Pompidou peut-il faire à une ouverture réelle de ses données et de ses contenus,  en étant soumis à ce type d’impératifs financiers ?

Des données culturelles à diffuser

Des données culturelles à diffuser

La libération des données est loin d'être complètement acquise en France. Si le portail Etalab est une première étape, ...

Une violence symbolique envers la culture numérique ?

Les contradictions dans lesquelles se trouve placé le Centre Pompidou Virtuel sont représentatives des ambiguïtés de la politique culturelle actuelle. La diffusion de la culture française en ligne se heurte à une conception rigide et inadaptée de la propriété intellectuelle. La pression exercée sur l’auto-financement des établissements les éloigne également de la mise en place d’une réelle politique d’ouverture, en dépit du discours affiché. Le plus contestable est la manière dont le Centre a récupéré la rhétorique de l’ouverture a des fins de communication, pour faire de l’Institutional Branding, alors que la réalité est différente. Il faut qu’une porte soit ouverte ou fermée, dit-on, il faut aussi qu’une donnée soit ouverte ou fermée !

Les musées ont parfois été accusés d’être des lieux où s’exerçait une forme de violence symbolique. En l’état, on peut considérer que le Centre Pompidou Virtuel véhicule une telle violence symbolique envers ce qui est le propre de la culture numérique. Le site place l’utilisateur dans une position de passivité vis-à-vis des œuvres, découlant des contraintes juridiques et techniques imposées par la plateforme. La même passivité se retrouve vis-à-vis des données, que l’utilisateur ne peut réutiliser, quand bien même il est sollicité pour les enrichir par crowdsourcing.

Le propre de la culture numérique est de mettre en capacité les individus de réutiliser de manière créative les contenus culturels, pour devenir acteur à part entière de la culture. En laissant ainsi les données et les œuvres “sous verre”, le Centre Pompidou Virtuel manque clairement l’objectif affiché de s’inscrire dans les pratiques contemporaines, qui ne peuvent se satisfaire de la seule logique de l’accès.

Mais les choses peuvent évoluer. Le groupe Open GLAM a publié en septembre dernier un rapport comportant une série de recommandations en faveur de l’ouverture des données et des contenus culturels. Il est urgent que ces revendications soient écoutées, si l’on veut dépasser la situation de blocage actuelle.


Photo CC by-nd Hans Splinter

]]>
http://owni.fr/2012/10/10/pompidou-virtuel-ouvert-ou-sous-verre/feed/ 11
Le secret démasqué de Gangnam Style http://owni.fr/2012/10/05/gangnam-style-nest-pas-a-cheval-sur-le-droit-dauteur/ http://owni.fr/2012/10/05/gangnam-style-nest-pas-a-cheval-sur-le-droit-dauteur/#comments Fri, 05 Oct 2012 11:14:20 +0000 Lionel Maurel (Calimaq) http://owni.fr/?p=121638 Cliquer ici pour voir la vidéo.

Avec le clip vidéo déjanté de sa chanson Gangnam Style, le rappeur coréen PSY a explosé tous les records, en devenant la vidéo la plus “aimée” de l’histoire sur YouTube : plus de 350 millions de vues en l’espace seulement de quelques mois !

Ce succès fulgurant s’explique en grande partie par le nombre incroyable de parodies qui ont été postées en ligne par le public, reprenant à toutes les sauces la fameuse “danse du cheval” popularisée par le clip. Un nouveau mème est né et il est impressionnant de voir la masse de reprises/détournements/remix que cette vidéo génère partout dans le monde. Il existe même déjà une page – Wikipédia Gangnam Style in Popular Culture – attestant de l’engouement planétaire pour la nouvelle star de la Kpop.

Cette synergie qui s’est mise en place entre cette vidéo et les contributions du public est déjà en elle-même fort instructive sur les nouveaux types de rapports que les créateurs de contenus peuvent entretenir avec les internautes. Mais l’attractivité irrésistible de la danse du cheval de PSY n’explique pas tout. Un des secrets du succès de Gangnam Style est aussi de ne pas avoir été à cheval… sur le droit d’auteur !

Abandon de copyright ?

Il semblerait que dans une interview, PSY ait déclaré qu’il avait abandonné son copyright, de manière à ce que n’importe qui puisse reprendre sa musique et sa vidéo de la manière dont il le souhaite. Cette hypothèse est reprise par le site australien TheVine, où le journaliste Tim Byron analyse les raisons culturelles du phénomène.

Comme le remarque le site Techdirt, il est assez improbable que PSY ou son label YG Entertainement aient réellement “abandonné leur copyright” sur le morceau ou sur le clip. Un tel renoncement est juridiquement possible, notamment en employant un instrument comme Creative Commons Zéro (CC0), qui permet aux titulaires de droits sur une œuvre d’exprimer leur intention de verser par anticipation leur création dans le domaine public.

Certains artistes ont déjà choisi ce procédé pour diffuser leur production : le rappeur anglais Dan Bull, par exemple a récemment obtenu un beau succès dans les charts anglais avec son morceau Sharing Is Caring, placé sous CC0 et popularisé par le biais d’une habile promotion multi-canaux (diffusion volontaire sur les réseaux de P2P, propagation sur les réseaux sociaux et sur YouTube, vente sur iTunes et Amazon Music, etc).

Extrait de la vidéo Gangnam style

Ce qui s’est passé avec Gangnam Style est différent : PSY et son label n’ont pas formellement abandonné leur copyright, mais ils ont plutôt choisi de ne pas exercer leurs droits, pour laisser la vidéo se propager et être reprise sous forme de remix, sans s’y opposer. C’est ce qu’explique Mike Masnick sur Techdirt :

Je ne sais pas si PSY ou son label ont fait quoi que ce soit explicitement pour abandonner leurs droits sur Gangnam Style, mais il est clair qu’ils ont été parfaitement heureux que des masses de personnes réalisent leurs propres versions du clip, modifient la vidéo et bien plus encore. Chacune de ces réutilisations a contribué à attirer plus encore l’attention sur le morceau original, en l’aidant à percer.

Donc, même s’il n’est pas tout à fait vrai que PSY ait abandonné ses droits sur la chanson ou la vidéo, qui peut honnêtement soutenir que le droit d’auteur ait quoi que ce soit à voir avec le phénomène culturel qu’est devenu Gangnam Style ? En vérité, c’est parce que tout le monde a choisi d’ignorer le droit d’auteur qu’un tel succès a pu devenir réalité. Une large proportion des œuvres dérivées qui ont été réalisées à partir de la vidéo ne respectent certainement pas le droit d’auteur. Et pourtant chacune de ces “violations” a probablement aidé PSY. On ne peut pas trouver un seul cas où cela lui ait causé un préjudice.

Sortir la création de la mélasse

« Le droit d’auteur, c’est de la mélasse !». Le cas de Gangnam Style illustre parfaitement cette comparaison faite par le juriste américain Lawrence Lessig :

Pensez aux choses étonnantes que votre enfant pourrait faire avec les technologies numériques – le film, la musique, la page web, le blog […] Pensez à toutes ces choses créatives, et ensuite imaginez de la mélasse froide versée dans les machines. C’est ce que tout régime qui requiert la permission produit.

En effet, si l’on s’en tient à la lettre du droit d’auteur, toutes les personnes qui ont réutilisé la musique ou la vidéo de Gangnam Style auraient dû adresser une demande en bonne et due forme, afin d’obtenir leur autorisation préalable. Même dans un monde idéal où des organismes de gestion collective seraient à même de gérer efficacement ce type d’autorisations, une telle charge procédurale serait ingérable pour un succès viral explosif comme celui qu’a connu Gangnam Style.

Ajoutons que ce n’est pas seulement pour la musique ou la vidéo que des autorisations sont requises. Le simple fait de mimer la fameuse “danse du cheval” peut déjà être considéré comme une violation du droit d’auteur, car les chorégraphies originales sont considérées comme des œuvres protégées. Beyoncé l’avait d’ailleurs appris à ses dépends l’année dernière, lorsqu’elle avait été accusée de plagiat par la chorégraphe belge, Anne Teresa De Keersmaeker, pour avoir repris quelques pas de danse dans le clip du morceau Countdown.

Cliquer ici pour voir la vidéo.

Bien sûr, il existe des mécanismes comme le fair use (usage équitable) aux Etats-Unis ou l’exception de parodie ou de pastiche chez nous, qui permettent théoriquement de créer à partir d’une œuvre préexistante, sans avoir à demander d’autorisation. Mais l’applicabilité de ces dispositifs à des reprises sous forme de remix ou de détournements est plus qu’aléatoire et nul doute que PSY ou son label auraient pu agir en justice contre leurs fans, s’ils avaient tenu à faire respecter leurs droits.

Le rôle central de YouTube

Il semble clair que ni PSY, ni YP Entertainement n’ont réellement “abandonné” leurs droits. Ils n’ont pas non plus utilisé une licence libre, type Creative Commons pour indiquer a priori qu’ils autorisaient les réutilisations de l’oeuvre (possibilité pourtant offerte par YouTube).

Ce qui explique en réalité la “neutralisation” du droit d’auteur qui a joué ici, ce sont sans doute les règles particulières instaurées par YouTube pour organiser la diffusion des contenus. La plateforme possédée par Google propose en effet un “deal” avec les titulaires de droits, qui leur offre une alternative à l’application pure et simple du droit d’auteur.

Par le biais du système  d’identification Content ID, YouTube est en effet en mesure de repérer automatiquement les contenus protégés que des utilisateurs chargeraient sur la plateforme. Il peut alors bloquer la diffusion de ces contenus et sanctionner les utilisateurs les ayant postés, par le biais d’un système d’avertissements en trois étapes avant la fermeture du compte, qui n’est pas si éloigné d’une riposte graduée.

Cliquer ici pour voir la vidéo.

Mais YouTube propose en réalité un choix aux titulaires de droits, vis-à-vis de Content ID : soient ils décident d’appliquer le droit à la lettre et demandent que les contenus diffusés sans leur autorisation soient retirés automatiquement par les robots de Google ; soient ils acceptent que ces contenus restent en place, en contrepartie d’une rémunération perçue sur la base d’une redistribution des revenus publicitaires générés par YouTube.

C’est vraisemblablement ce qui s’est passé avec Gangnam Style. PSY et son label n’ont pas abandonné leurs droits d’auteur, mais ils ont sans doute tout simplement accepté l’offre de monétisation proposée par YouTube. Du coup, les multiples rediffusions et reprises de la vidéo ont pu échapper aux filtres automatisés de Google, participant à la propagation virale du titre. Et avec des millions de visiteurs, nul doute que cette vidéo a dû rapporter des sommes confortables à ses créateurs.

Économie du partage

Le succès phénoménal de Gangnam Style s’ajoute à ceux d’une année 2012 qui a été marquée par d’autres réussites ayant commencé par une diffusion virale sur YouTube. Le morceau Call Me Maybye de Carly Rae Jepsen s’était déjà ouvert la voie des sommets des charts en suscitant l’adhésion des fans sur la plateforme (plus de 280 millions de vues). La même chose s’est également produite pour le titre Somebody That I Used To Know de Gotye et l’artiste avait tenu à rendre hommage aux internautes qui l’avaient aidé à percer, en publiant sur YouTube un remix à partir des innombrables reprises réalisées par des amateurs.

Cliquer ici pour voir la vidéo.

La musique n’est pas le seul secteur où ces effets de synergie se manifestent. Si l’on y réfléchit bien, le succès de la série Bref de Canal+ s’explique aussi en partie par les nombreuses vidéos parodiques réalisées sur tout et n’importe quoi à partir du canevas proposé par la série.

En 2010, la demande brutale de retrait des parodies du film La Chute était apparue comme un des symboles des crispations provoquées par l’antagonisme entre la logique du droit d’auteur et les nouvelles possibilités d’expression offertes par les médias sociaux. Peut-être le succès de Gangnam en 2012 marque-t-il l’ouverture d’une nouvelle phase, où les titulaires de droits sauront davantage utiliser les forces du partage en ligne, en tissant de nouvelles relations avec le public ?

Zones d’ombre

Mais la belle histoire de Gangnam Style comporte aussi des zones d’ombre préoccupantes. Le système Content ID mis en place par Google pour surveiller les contenus postés sur YouTube n’est rien de moins qu’une sorte de police privée du copyright, organisée par entente entre un géant du web et les titulaires de droits. Cette application robotisée des règles du droit d’auteur provoque souvent des retraits abusifs, parfois particulièrement inquiétants, comme si la machine frappait aveuglément. YouTube vient d’ailleurs de modifier les règles du système pour permettre aux utilisateurs de se défendre plus efficacement, mais le principe même de cette régulation par algorithme reste contestable.

Plus encore, la monétisation des contenus organisée par YouTube constitue une forme de “licence globale privée » : elle a le même effet d’ouvrir les usages, mais les “libertés” qu’elle procure sont limitées à la plateforme de YouTube et lui permettent de capter la valeur générée par ces pratiques. Les licences globales privées sont en réalité des privilèges juridiques, que les grands acteurs du web sont en mesure de se payer, en amadouant les titulaires de droits par le bais de la promesse d’une rémunération.  Et ce système maintient une forme de répression et d’incertitude constante pour les internautes quant à ce qu’ils peuvent faire ou non.

Il est important de se demander si nous n’avons pas intérêt à ce qu’une licence globale publique organise l’ouverture des usages sur la base de libertés consacrées, tout en assurant un financement mutualisé pour la création. Des propositions comme celle de la contribution créative favoriseraient l’émergence de succès comme celui de Gangnam Style, sans rendre les artistes et le public dépendants d’une plateforme telle que YouTube. De la même façon, il serait infiniment préférable qu’une exception législative soit votée en faveur du remix (comme cela a été fait cette année au Canada) plutôt que cette liberté soit simplement “octroyée” aux internautes par des acteurs privés, sur la base d’arrangements contractuels.

Ne pas être à cheval sur le droit d’auteur, il semble que cela puisse conduire au succès, mais gardons absolument en selle l’idée que les libertés numériques doivent être publiquement consacrées !


Images via la vidéo Gangnam Style.

]]>
http://owni.fr/2012/10/05/gangnam-style-nest-pas-a-cheval-sur-le-droit-dauteur/feed/ 32
Droits d’auteur sur les zombies http://owni.fr/2012/09/26/droits-dauteur-sur-les-zombies/ http://owni.fr/2012/09/26/droits-dauteur-sur-les-zombies/#comments Wed, 26 Sep 2012 11:08:43 +0000 Lionel Maurel (Calimaq) http://owni.fr/?p=120767

Zombie's eye view by Jamie Mellor (cc)

Les zombies sont partout en ce moment ! Alors qu’une série de faits étranges ont eu lieu cet été qui ont pu faire penser qu’une attaque de cadavres titubants était proche, on leur consacre en cette rentrée un ouvrage de philosophie, Petite philosophie du zombie, qui s’interroge sur les significations du phénomène. Et des hordes d’aficionados trépignent d’impatience en attendant la diffusion de la troisième saison de Walking Dead, programmée pour la mi-octobre, sur laquelle ils se jetteront comme des rôdeurs sur de la cervelle fraîche !

Comme le rappelait un excellent reportage d’Arte consacré à ces monstres revenus d’outre tombe, la manière dont les zombies ont envahi peu à peu la culture populaire tient à leur incroyable capacité à se réinventer sans cesse, depuis que les films fondateurs de George Romero ont introduit l’archétype du zombie moderne.

Après avoir colonisé le cinéma d’horreur, ils se sont répandus dans tous les domaines avec une facilité étonnante : dans la musique avec le clip Thriller de Michael Jackson, dans la littérature avec le Guide de survie en territoire zombie de Max Brook ou la parodie du roman de Jane Austen Pride and Prejudice and Zombie, ou dans le jeu vidéo depuis Resident Evil jusqu’au récent titre délirant Lollypop Chainsaw.

Des colloques entiers sont à présent organisés pour essayer d’analyser les causes de cette zombie-mania. Dans sa Petite Philosophie du Zombie, Maxime Coulombe explique que ces créatures sont l’écho des interrogations actuelles de nos sociétés sur la mort, la conscience ou la civilisation. C’est certainement vrai, mais il existe également une raison juridique fondamentale qui explique l’aisance avec laquelle les zombies ont pu infester à vitesse grand V tous les champs de la création.

Le premier film de George Romero, Night of the Living Dead,  n’a en effet jamais été protégé par le droit d’auteur, à cause d’une incroyable boulette commise par son distributeur… Paru en 1968, le film est donc directement entré dans le domaine public, alors qu’il devrait toujours être protégé aujourd’hui, puisque Romero, “The Godfather of all Zombies”, est toujours en vie.

Cette destinée juridique singulière explique sans doute que la Zombie Movie Data Base comporte… 4 913 entrées à ce jour, dont beaucoup s’inspirent directement du premier film fondateur de Romero, sans risquer de procès, ni avoir à payer de licence. Cette particularité du Zombie (qu’il ne partage pas du tout avec le Vampire, comme on va le voir plus loin) dit quelque chose d’important à propos du droit d’auteur et de la création : la protection n’est pas toujours la meilleure façon pour une œuvre d’assurer sa diffusion.

Right of the Living Dead

Si vous allez sur Internet Archive, vous pourrez trouver Night Of The Living Dead , disponible librement et gratuitement en streaming ou en téléchargement, avec une mention de droit indiquant “Public Domain :  No Right Reserved“. Pourtant, la plupart des films sortis à la fin des années soixante n’entreront dans le domaine public que dans la seconde moitié du 21ème siècle !

Affiche du film "La nuit des morts vivants" de Romero, (Domain public via Wikimedia Commons)

La raison de cette incongruité, c’est un véritable micmac juridique qui s’est produit à la sortie du film en 1968. A cette époque aux Etats-Unis, une oeuvre ne pouvait être protégée par le droit d’auteur que si une Copyright Notice était incluse dans les crédits, pour indiquer l’identité des détenteurs des droits de propriété intellectuelle. Or juste avant la sortie du film, le distributeur décida de changer le titre initialement prévu Night of The Flesh Eaters en Night of The Living Dead. Cette décision n’était sans doute pas mauvaise, sauf que pour opérer la modification, le distributeur retoucha les crédits dans le générique du film et supprima par inadvertance la fameuse Copyright Notice.

Le film n’a donc jamais été protégé par le copyright, ce qui ne l’empêcha pas de rencontrer un beau succès en salle. Mais l’erreur commise sur les mentions permit plus tard à de nombreux distributeurs de vidéocassettes de distribuer le film, sans avoir à reverser de droits aux créateurs. Cet aspect est certainement fâcheux, mais il a contribué encore davantage à asseoir la popularité du film et à faciliter la propagation de la figure du Zombie.

Walking Public Domain

Le zombie au cinéma a une existence bien plus ancienne que le film de Romero. On le trouve dès les années 30 aux Etats-Unis, dans des films comme White Zombie, inspiré de la tradition haïtienne et de la religion vaudou. Mais Romero a développé dans Night of The Living Dead de nombreux traits caractéristiques qui réinventent ce monstre (la démarche titubante des zombies, leur goût pour la chair humaine, la façon dont ils évoluent en horde, leur vulnérabilité aux blessures à la tête, leur peur du feu, le caractère épidémique de la propagation de l’invasion, la dimension post-apocalyptique de l’histoire, etc). Ces éléments constituent incontestablement des apports originaux qui auraient pu être protégés comme tels par le droit d’auteur.

Mais à cause de l’appartenance immédiate du film au domaine public, ces caractéristiques du zombie ont pu être reprises par d’autres et se disséminer largement. Romero a d’ailleurs été lui-même l’un des premiers à pouvoir bénéficier de cette liberté créative.

L’homme, la machine et les zombies [1/2]

L’homme, la machine et les zombies [1/2]

Première étape du voyage au pays des zombies en compagnie du psychanalyste Vincent Le Corre. Où l'on apprend que notre ...

En effet, comme l’explique le juriste américain Jonathan Bailey, Night of The Living Dead était le résultat d’une collaboration entre George Romero et un autre auteur du nom de John Russo, qui cosigna le scénario. Après le premier film, un désaccord artistique survint entre les deux hommes, sur la suite à donner à leur premier succès.

La Nuit des morts-vivants étant dans le domaine public, aucun des deux ne pouvait empêcher l’autre de réutiliser le concept du zombie tel qu’il apparaissait dans le film. Ils décidèrent de créer chacun de leur côté leurs propres suites. Les deux auteurs décidèrent en se partageant l’héritage de Night of The living Dead : Russo réaliserait une série de films comportant “Living Dead” dans le titre et Romero en ferait une autre, avec”Of The Dead” dans le titre.

C’est ainsi que Romero tourna plusieurs séquelles (Dawn of the Dead, Day of the Dead, Land of the Dead, Diary of the Dead, Survival of the Dead) dans lesquelles il put développer comme il le souhaitait la dimension politique déjà présente dans le premier film. Russo de son côté mit plutôt en avant dans sa production une vision humoristique des zombies (Return of the Living Dead, Return of the Living Dead Part II, Return of the Living Dead 3, Return of the Living Dead: Necropolis, Return of the Living Dead: Rave from the Grave).

Ces deux approches constituent les deux grandes traditions du zombie au cinéma et le jeu pour les réalisateurs successifs qui se sont emparés de ce thème a consisté à reprendre certains des éléments des films de Romero, en introduisant des différences. Le film de zombie est par définition toujours un peu un remix et c’est ce qui fait son charme !

Plus tard, les morts-vivants titubants sont sortis des salles de cinéma pour envahir tous les champs de la création. Le succès du zombie illustre en réalité la fécondité du domaine public et son rôle majeur dans le développement de la création. Pour le mettre encore mieux en lumière, on peut avancer une comparaison avec une autre grande figure du cinéma d’horreur : le Vampire.

Appelez-le Dra©ula !

L’anecdote est peu connue, mais le film Nosferatu le Vampire de F.W. Murnau a connu lui aussi une aventure juridique assez incroyable, à cause du combat que durent livrer ses créateurs avec les ayants droit de Bram Stoker, l’auteur de Dracula.

Au début des années 20, le producteur du film, Albin Grau, souhaitait réaliser une adaptation du roman Dracula, mais il ne parvint pas à se faire céder les droits par la veuve de Bram Stoker, particulièrement dure en affaires. Le projet fut néanmoins maintenu, en introduisant des différences notables par rapport au roman, pour tenter d’échapper aux accusations de plagiat.

Le lieu de l’action fut déplacé de Londres en Allemagne ; Dracula devint un Comte Orlock à l’apparence monstrueuse pour se démarquer du dandy victorien de Stoker et Murnau introduisit des détails absents du roman, comme le fait que la lumière du jour détruise les vampires ou que leur morsure transforme leurs victimes à leur tour en monstres sanguinaires. Comme le relève le site Techdirt, un certain nombre des traits que nous associons aujourd’hui naturellement aux vampires découlent en réalité de la nécessité pour Murnau d’éviter une condamnation pour violation du droit d’auteur !

Cliquer ici pour voir la vidéo.

Malgré ces précautions, le film fut attaqué en justice avec succès en Allemagne par la veuve de Stoker en 1925. La condamnation entraina la faillite de Prana Films, la société d’Albin Grau et la destruction de la plupart des copies et négatifs du film, ordonnée par les juges. L’histoire aurait pu s’arrêter là si une bobine n’avait pas miraculeusement survécu et été emportée aux Etats-Unis, où à cause d’une erreur d’enregistrement (encore !), le roman Dracula était déjà tombé dans le domaine public. La veuve de Stoker ne pouvant empêcher la diffusion dans ce pays, le film Nosferatu y connut le succès, jusqu’à ce que dans les années 60, il put revenir en Europe, lorsque les droit sur Dracula s’éteignirent.

Cette histoire montre ce qui aurait pu arriver avec les films de zombies, si Night of The Living Dead n’était pas entré si vite dans le domaine public. Le copyright aurait sans doute empêché que des réalisateurs reprennent les éléments du film de Romero et la figure du zombie n’aurait vraisemblablement pas pu se diffuser dans la culture populaire avec la facilité qui a été la sienne.

Zombies Remix

La morale de ces histoires de morts-vivants, c’est que les rapports entre le droit d’auteur et la création sont bien plus complexes que ceux que l’on a l’habitude de nous servir comme des vérités d’Évangile.

Les auteurs ont sans doute besoin d’une protection pour pouvoir innover, mais la dynamique même de la création implique que les créations puissent être reprises, modifiées, prolongées, enrichies et ce mouvement a encore été amplifié avec Internet. À présent, ce ne sont plus seulement les artistes qui reprennent les créations antérieures de leurs homologues. Le public s’empare lui aussi de ses œuvres préférées pour les remixer à l’infini. C’est particulièrement vrai des zombies qui font l’objet d’une production amateur impressionnante !

En comparaison, d’autres œuvres emblématiques font l’objet de tensions juridiques entre les fans et les titulaires de droits. Korben a par exemple relevé récemment que Warner Bros a agi contre une communauté d’internautes, qui avait reconstruit la Terre du Milieu du Seigneur des Anneaux, en utilisant  le générateur de cartes du jeu vidéo Skyrim. Les titulaires de droits les ont contraints à retirer de cet univers toutes les mentions relatives à l’univers de Tolkien (comme les noms des lieux et des personnages, qui sont protégés en tant que tels au titre du droit d’auteur et du droit des marques).

Les zombies de Romero sont certes moins ragoûtants que les personnages du Seigneur des Anneaux, mais nés sous la bonne étoile du domaine public, ils sont parfaitement adaptées à la culture numérique.


Affiches des films via Wikimedia Commons : Night of the living dead et Nosferatu (domaine public) ; Zombie’s eye view via la galerie de Jamie Mellor (CC-byncsa)

]]>
http://owni.fr/2012/09/26/droits-dauteur-sur-les-zombies/feed/ 15
Mordre les photographes http://owni.fr/2012/09/19/mordre-les-photographes-upp/ http://owni.fr/2012/09/19/mordre-les-photographes-upp/#comments Wed, 19 Sep 2012 10:41:48 +0000 Lionel Maurel (Calimaq) http://owni.fr/?p=120403

Fortement bouleversé depuis plusieurs années par les évolutions du numérique, le secteur de la photographie professionnelle s’organise et réagit pour proposer des solutions au gouvernement. Ainsi, L’Union des Photographes Professionnels (UPP) propose un Manifeste des photographes en huit points, indiquant des pistes par lesquelles le législateur pourrait agir pour améliorer leur condition.

Après une première lecture, ma première envie a été de les mordre… littéralement ! Tellement ce manifeste constitue en réalité une déclaration de guerre contre la culture numérique.

Par exemple, les photographes professionnels sont engagés dans une véritable croisade contre la gratuité et les pratiques amateurs, qui sont effectivement massives dans le domaine de la photographie. Ils confondent dans une même invective les microstocks photo (banque d’images à bas prix, comme Fotolia) et des sites de partage d’images, comme Flickr ou Wikimedia Commons, où les internautes peuvent rendre leurs photographies réutilisables gratuitement par le biais de licences Creative Commons (plus de 200 millions sur Flickr et plus de 10 millions de fichiers sur Commons).

Leur hantise est que ces photographies gratuites puissent être réutilisées par des professionnels de l’édition (dans le cas où la licence utilisée ne comporte pas de clause NC – pour NonCommercial). Lesquels auraient dû être obligés – dans leur esprit – de se tourner vers eux pour se procurer des images contre espèces sonnantes et trébuchantes. D’où l’impression que l’explosion des pratiques amateurs constitue une insupportable concurrence, qui serait la cause des difficultés touchant leur secteur d’activité.

Et leur projet, pour lutter contre ce phénomène, consiste tout simplement à interdire la gratuité, ou plus exactement comme nous allons le voir ci-dessous, à rendre la gratuité… payante !

Cet élément constituerait déjà à lui seul une raison suffisante pour avoir envie de les mordre. Mais en poursuivant la lecture de leurs propositions, on se rend compte que l’UPP soutient aussi… la licence globale !

Concernant l’utilisation d’oeuvres par des particuliers sur le web, nous constatons que le dispositif répressif instauré par la loi “Création et Internet” est inopérant et illusoire dans le secteur des arts visuels. À ce jour, les photographes, ne perçoivent aucune rémunération en contrepartie de ces utilisations.

L’UPP s’est prononcée dès 2007 en faveur de la mise en place d’une licence globale pour les arts visuels, dispositif équilibré, qui vise à concilier l’intérêt du public et la juste rétribution des auteurs.

Cette prise de position mérite considération, car les photographes professionnels doivent être aujourd’hui l’un des derniers corps de professionnels de la culture à soutenir la licence globale (dans le domaine de la musique, les interprètes de l’ADAMI et de la SPEDIDAM la soutenaient – ce sont même eux qui ont inventé cette proposition – mais ils ont aujourd’hui modifié leurs positions).

Alors que la Mission Lescure sur l’acte II de l’exception culturelle va commencer ses travaux (et devra se pencher aussi sur le cas de la photographie), j’ai décidé, plutôt que de faire un billet assassin au sujet de ces propositions, d’essayer de comprendre le point de vue de l’UPP.

Un regard objectif

Fortement impacté par les possibilités de dissémination induites par le numérique (quoi de plus simple et de plus incontrôlable que de faire circuler une photographie sur Internet ?), les photographes ont réalisé qu’un dispositif comme celui d’Hadopi est inefficace et ne peut leur être d’aucun secours. Aussi sont-ils prêts à accepter de laisser circuler les contenus, en échange d’une compensation. Ils tirent les conséquences d’un des aspects de la révolution numérique et leur point de vue, en ce sens, est louable.

Facebook droit sur Instagram

Facebook droit sur Instagram

En achetant au prix fort Instagram, le géant Facebook peut surtout prendre le contrôle des droits d'auteurs sur des ...

Mais je voudrais leur expliquer ici en quoi leur opposition aux pratiques amateurs est insupportable, en cela qu’elle nie le propre de ce qu’est la culture numérique (la capacité donnée au grand nombre de créer). Il y a même là une incompréhension totale de la valeur à l’heure du numérique. Comment expliquer en effet que les photographes professionnels soient en crise grave, mais que dans le même temps Instagram soit racheté par Facebook pour la somme mirobolante de un milliard de dollars ? C’est bien que la photo amateur a une valeur, très importante, et l’un des enjeux de la réflexion conduite dans le cadre de la mission Lescure devrait être d’empêcher que cette valeur soit captée uniquement par des plateformes ou des géants du web, comme Facebook.

On associe plutôt le modèle de la licence globale à la musique ou au cinéma (les internautes paient une somme forfaitaire mensuelle pour pouvoir partager en P2P des fichiers). Mais l’idée avancée par l’UPP d’appliquer un financement en amont à la photographie n’est pas absurde. La seule différence (et elle est énorme!), c’est qu’il faut le faire sur le mode de la contribution créative, et non de la licence globale. Les deux systèmes diffèrent dans la mesure où la licence globale rétribue uniquement les créateurs professionnels, alors que la contribution créative s’étend aussi aux productions des amateurs.

Mauvais réflexe

Il y a beaucoup de choses irritantes avec les photographes professionnels, notamment une forme de double discours. Ils poussent les hauts cris lorsque le droit d’auteur des photographes est violé, mais enfreindre celui des autres ne semble pas tellement les déranger.

Sur le site de l’UPP, on trouve par exemple un billet récent dans lequel est signalé la parution d’un article consacré au droit d’auteur dans la photographie sur Nikon Pro Magazine. Mais plutôt que d’en faire un résumé, l’UPP y va franco ! Ils scannent l’article et mettent le fichier en téléchargement, ce que ne permet aucune exception en droit français (la revue de presse n’est ouverte qu’aux professionnels de la presse). Que n’auraient-ils dit si c’était une photographie qui avait fait l’objet d’un traitement aussi cavalier !

Mais passons sur l’anecdote. Le plus contestable reste la manière dont l’UPP veut mettre fin à la gratuité du partage des photographies en ligne. Cette organisation s’est déjà signalée par exemple en saisissant le Ministère de la Culture pour essayer de faire interdire le concours Wiki Loves Monuments, au motif que des professionnels pourraient reprendre gratuitement les photos placées sous licence libre sur Commons.

Dans leur programme, le moyen qu’ils envisagent pour empêcher cette forme de « concurrence » est vraiment cocasse :

Nous sommes favorables à une modification du Code de la propriété intellectuelle, prévoyant que l’usage professionnel d’oeuvres photographiques, est présumé avoir un caractère onéreux.

Cette phrase est fantastique, quand on réfléchit à ce qu’elle signifie. En gros, un professionnel – imaginons un commerce cherchant une image pour illustrer son site Internet – ne pourrait utiliser gratuitement une photo sous licence libre trouvée sur Wikimedia Commons ou sur Flickr. Il lui faudrait payer, alors même que l’auteur du cliché a sciemment décidé qu’il voulait autoriser les usages commerciaux sans être rétribué. Selon l’UPP, il faudrait donc bien payer… pour la gratuité !

Mais à qui faudrait-il que le professionnel verse cette rétribution ? C’est là que les choses deviennent fascinantes. Plus loin, l’UPP dit qu’elle est en faveur de la mise en place d’un système de licence collective étendue pour les exploitations numériques, ce qui signifie qu’ils veulent qu’une société de gestion collective (une sorte de SACEM de la photo) obtienne compétence générale pour délivrer les autorisations d’exploitation commerciale des photos et percevoir une rémunération. Dans un tel système, tous les auteurs de photographies sont réputés adhérer à la société. Ils ne peuvent en sortir qu’en se manifestant explicitement auprès d’elle (dispositif dit d’opt-out).

Pour reprendre l’exemple de la photo sous licence libre sur Wikimedia Commons, cela signifie donc que son auteur devrait envoyer un courrier à la société pour dire qu’il refuse d’être payé. Sinon, le commerce dont nous avons parlé plus haut devrait payer la société de gestion, qui reversera le montant à l’auteur (non sans avoir croqué au passage de juteux frais de gestion). Et voilà comment l’UPP imagine que la gratuité deviendra impossible (ou très compliquée) : en “forçant” les amateurs a accepter des chèques de société de gestion collective !

Ubuesque !

Mais en fait pas tant que cela…

Un peu de profondeur de champ

En réalité, ce sont les présupposés idéologiques des photographes professionnels – le rejet de la culture amateur, la guerre forcenée au partage et la croisade contre la gratuité – qui rendent leurs propositions aussi aberrantes.

Au front de la révolution du droit d’auteur !

Au front de la révolution du droit d’auteur !

Poser les fondements d'une réforme du droit d'auteur et du financement de la création : tel est l'objet d'un nouveau ...

Mais si au contraire, on considère comme un fait positif pour la culture que la photographie soit devenue une pratique largement répandue dans la population (démocratisation) et si l’on admet que la mise en partage volontaire des contenus par leurs auteurs est bénéfique d’un point de vue social, alors on peut penser d’une manière constructive le fait de récompenser tous les créateurs qui participent à l’enrichissement de la Culture sur Internet, qu’ils soient professionnels ou amateurs.

Et c’est précisément ce que veut faire la contribution créative, telle qu’elle est proposée par Philippe Aigrain notamment, dans les “Éléments pour une réforme du droit d’auteur et des politiques culturelles liées“.

Dans ce système, la première étape consiste à mettre fin à la guerre au partage, en légalisant le partage non-marchand des œuvres entre individus. La seconde vise à mettre en place une contribution (un prélèvement obligatoire de quelques euros versés par les individus pour leur connexion Internet), destinée à récompenser (et non à compenser) les créateurs de contenus. Le montant global de cette rémunération (qui peut atteindre un milliard selon les estimations de Philippe Aigrain) serait à partager entre les différentes filières culturelles, et l’on peut tout fait y faire entrer la photographie. Cette rémunération ne concernait pas seulement le téléchargement, mais aussi l’usage des œuvres, que l’on pourrait mesurer en fonction du nombre de visites des sites, des rétroliens ou des partages sur les réseaux sociaux.

Dans ce dispositif, le photographe professionnel, qui met en ligne ses clichés, ne peut plus s’opposer à ce qu’ils circulent sur Internet. Mais de toute façon, il est extrêmement difficile d’empêcher que les photos se disséminent en ligne et les photographes agissent rarement contre les reprises faites par de simples particuliers, sans but commercial. En revanche, les photographes seraient tout à fait fondés à toucher une récompense monétaire, à hauteur de l’usage de leurs œuvres en ligne.

Ce système ne les empêcherait pas par ailleurs de continuer à toucher aussi des rémunérations pour les usages commerciaux, opérés par les professionnels (sites de presse ou usage promotionnel par des commerces ou des marques, usage par des administrations, etc). De ce point de vue d’ailleurs, le programme de l’UPP contient des mesures intéressantes et même nécessaires (lutte contre l’usage abusif du D.R., rééquilibrage des pratiques contractuelles, voire même cette gestion collective obligatoire).

Mais la contribution créative s’appliquerait aussi aux amateurs. C’est-à-dire que l’internaute qui partage ses photographies sur Flickr, sur Wikimedia Commons ou sur son site personnel, est elle aussi fondée à être récompensée, car elle contribue à enrichir la culture par sa production. En fonction du taux de partage/usage de ses clichés, l’amateur pourra donc toucher une rétribution, par redistribution d’une part de la contribution créative.

Une autre photo de la guerre du web

Une autre photo de la guerre du web

Passée la dimension policière de l'évènement, l'affaire MegaUpload a ravivé les débats sur la gestion des droits ...

On en arrive donc, paradoxalement, à un système pas si éloigné de la “machine de guerre” contre la gratuité imaginée par l’UPP : des amateurs, qui n’auraient pas forcément créé des œuvres dans un cadre professionnel, pourraient toucher une rétribution. Sauf que dans le dispositif conçu par Aigrain, les personnes désireuses de toucher les récompenses devraient se manifester, en s’enregistrant (système d’opt-in et non d’opt-out). Par ailleurs, les récompenses ne seraient versées que si elles atteignent un montant minimum chaque année (pour ne pas qu’elles coûtent plus cher à verser que ce qu’elles rapportent effectivement aux créateurs).

Au lieu de fonctionner sur une distinction amateur/professionnel, la contribution créative fonctionne sur une distinction entre les créateurs qui veulent toucher une récompense et ceux qui ne le souhaiteront pas (certainement très nombreux dans le domaine de la photographie).

La contribution créative, (photo)réaliste ?

La mise en place de la contribution créative dans le domaine de la photographie soulève néanmoins des difficultés particulières, et sans doute davantage que dans le secteur de la musique et du film.

Le problème réside dans la difficulté d’attribuer les photographies à leurs auteurs, alors qu’il est si simple de faire circuler, de modifier ou d’enlever le filigrane ou les métadonnées des fichiers des photographies. C’est en fait à la fois une question technique et une question de respect du droit moral des photographes. Sur ce terrain, les combats de l’UPP sont absolument fondés et ils rejoignent également les valeurs des tenants de la Culture Libre (souvenez-vous les protestations de Wikipédia contre les récupérations de Houellebecq).

Comment faire en sorte que le lien entre l’auteur et ses photographies ne se rompent pas au fil de la dissémination ? Je pense en fait que la solution est moins d’ordre technique, ni même juridique, que dans la manière dont les photographes géreront leur identité numérique et leur présence en ligne. A mon sens, une manière de contrôler la dissémination consiste pour les photographes à organiser eux-mêmes le partage de leurs contenus sur la Toile.

Un exemple permettra de comprendre de quoi il retourne. Le photographe professionnel américain Trey Ratcliffe, spécialisé dans la photo de, voyage et la HDR, a déjà adopté une stratégie globale de dissémination de ses contenus sur Internet. Il tient un blog photo très populaire – Stock In Customs - ; il diffuse ses photographies sur Flickr par le biais d’albums ; il est présent sur Tumblr où ses images sont très largement partagées et il va même jusqu’à organiser des « Expositions » sur Pinterest en retaillant ces photos spécialement pour qu’elles s’adaptent à cette interface.

Le résultat de cette stratégie “d’ubiquité numérique” est que le taux de fréquentation de ses sites et de partage de ses contenus est très fort, comme il le dit lui-même :

La licence Creative Commons augmente le trafic sur mon site où nous pouvons où nous pouvons ensuite octroyer des licences pour des photos à but commercial. Mes photos ont été consultées plus de 100 millions de fois sur mon site principal. En outre, j’ai plus de deux millions d’abonnés sur Google+.

Il augmente par ce biais sa notoriété et se construit une identité numérique très forte. Par ailleurs, l’ensemble des “lieux” où Trey Ratcliffe partage ses photos lui assurent une attribution claire de ses images, puisque que c’est lui-même qui les poste : son blog, Flickr, Tumblr, Pinterest, Google+, Twitter, etc. Bien sûr, il y a nécessairement des “fuites”, avec des reprises sauvages de ses clichés sans respect de son droit à la paternité. Mais elles sont soutenables, vu le trafic que la diffusion contrôlée des images assure par ailleurs à l’artiste.

Actuellement, Tray Radcliffe utilise une licence CC-BY-NC-SA, ce qui signifie qu’il autorise les usages non commerciaux et fait payer les usages commerciaux. C’est son business model et il a l’air de fonctionner remarquablement. Mais dans un système de contribution créative, il ne fait pas de doute qu’un photographe comme lui tirerait encore mieux son épingle du jeu, car il toucherait également une récompense pour les partages non-marchands de ses œuvres.

Dans l’article signalé plus haut de Nikon Pro Magazine, voici le point de vue, sans doute représentatif des photographes professionnels sur cette démarche :

Cette stratégie fonctionne, mais beaucoup estiment qu’elles déprécient la photographie et diminue les possibilités de gagner de l’argent pour ceux qui ont besoin de revenus afin de maintenir un standard élevé et de financer des projets.

Conception absurde de la valeur ! L’usage donne de la valeur aux œuvres, il ne les déprécie pas. Et aux Etats-Unis, certains photographes qui ont besoin de financements lourds pour monter des projets savent utiliser la plateforme de crowdfunding KickStarter.

Le point clé pour les photographes à l’ère du numérique, ce n’est pas de lutter contre le partage, mais de comprendre les rouages de l’économie du partage qui est en train de se mettre en place et de développer une agilité numérique suffisante pour tirer profit des forces de la dissémination.

Retirer l’obturateur

Cet exemple des photographes professionnels est important, notamment dans le cadre de la Mission Lescure qui s’annonce. Il montre en effet que la ligne de fracture entre les titulaires de droits et les tenants de la Culture Libre se situe essentiellement au niveau de la reconnaissance de la légitimité des pratiques amateurs et de leur nécessaire prise en compte dans les mécanismes de financement de la création.

Si ce point de désaccord était levé entre ces deux partis, il serait possible de se retrouver sur d’autres sujets (respect du droit moral et de la paternité, mise en place de contrats plus favorables aux auteurs, amélioration des systèmes de gestion pour rémunérer les usages commerciaux, etc) et d’arriver peut-être à un consensus.

La contribution créative reste néanmoins le seul système capable d’appréhender de manière globale la question de la valeur des contenus en ligne et d’organiser un financement complet, parce qu’elle prend en compte les productions amateurs.

Elle parvient à le faire en élargissant les usages, et non en provoquant des dommages collatéraux très importants sur les pratiques. J’ai déjà eu l’occasion ailleurs de démontrer que la contribution créative pouvait apporter des solutions de financement pertinentes pour la presse en ligne, bien plus que l’absurde Lex Google proposée par les éditeurs de presse, qui veut taxer les liens et les clics !

Cela pourrait être aussi le cas pour la photographie.


Photographies sous licence [CC-BY] deKevin Dooley, professeur et photographe amateur.

]]>
http://owni.fr/2012/09/19/mordre-les-photographes-upp/feed/ 51
eBooks : livres augmentés ou livres diminués ? http://owni.fr/2012/09/13/ebooks-livres-augmentes-ou-livres-diminues/ http://owni.fr/2012/09/13/ebooks-livres-augmentes-ou-livres-diminues/#comments Thu, 13 Sep 2012 10:08:11 +0000 Lionel Maurel (Calimaq) http://owni.fr/?p=119981

La sphère intéressée par les mutations provoquées par le livre numérique est agitée depuis une semaine – à moitié par des rires convulsifs, à moitié par des grincements de dents – suite à la publication dans les colonnes du Monde d’une tribune intitulée “le livre face au piège de la marchandisation“.

Émanant d’un “groupe des 451“, auto-désigné ainsi en référence au roman Fahrenheit 451 de Ray Bradbury, ce texte constitue une diatribe radicale contre le livre numérique, bien que ses rédacteurs essaient de s’en défendre maladroitement à présent.

On y trouve pourtant des phrases sans ambiguïté, comme celle-ci “[...] nous ne pouvons nous résoudre à réduire le livre et son contenu à un flux d’informations numériques et cliquables ad nauseam [...]“, ainsi que dans cette note, une surprenante métaphore entre le livre numérique et la tomate bio :

Un ami paysan nous racontait  : « Avant, il y avait la tomate. Puis, ils ont fabriqué la tomate de merde. Et au lieu d’appeler la tomate de merde “tomate de merde”, ils l’ont appelée “tomate”, tandis que la tomate, celle qui avait un goût de tomate et qui était cultivée en tant que telle, est devenue “tomate bio”. À partir de là, c’était foutu. » Aussi nous refusons d’emblée le terme de «  livre numérique  » :  un fichier de données informatiques téléchargées sur une tablette ne sera jamais un livre.

Depuis la semaine dernière, l’un des trois rédacteurs affichés – l’éditeur Maurice Nadeau – a tenu à prendre ses distances avec la lettre du texte, tout en maintenant sa signature. Les réactions ont également été nombreuses, émanant d’une communauté d’acteurs variés, qui voient dans le numérique une opportunité plutôt qu’une menace pour la créativité et la diffusion de la culture.

Néanmoins, je tenais également, non pas à répondre, mais à rebondir à partir de ce texte, sous un angle juridique,  complètement passé sous silence par l’appel des 451, mais qui revêt pourtant une importance cruciale lorsque l’on compare le livre papier et le livre numérique.

1984 supprimé des Kindle

Les évolutions de l’édition nous proposeront-elles des livres augmentés par les potentialités du numérique ou au contraire des livres diminués, comme le laissent entendre les rédacteurs de l’appel des 451 ? L’ebook constituera-t-il un “sur-livre” ou “un sous-livre” ? La question me paraît à vrai dire quasiment dénuée de sens. L’écriture connaîtra – et elle a déjà très largement connu – une transformation avec le numérique, qui franchira un nouveau stade lorsque le livre numérique aura pleinement décollé dans les usages, mais crier pour cela à la mort de la littérature, c’est accorder bien peu de confiance à la créativité.

Ce qui est beaucoup plus certain en revanche, c’est qu’alors que le numérique pourrait faire de nous des “super-lecteurs”, capables d’entretenir des rapports plus riches et plus complexes avec les textes, il semble qu’en l’état actuel des choses, il conduise bien trop souvent à nous transformer en “sous-lecteurs”, privés des droits essentiels que le livre papier nous garantissait par sa matérialité même.

Les rédacteurs de l’appel ont choisi leur nom en référence au roman Fahrenheit 451, dans lequel les livres sont brûlés par les pompiers-policiers d’un État dictatorial. Mais l’évènement qui a révélé au grand jour la précarité des droits du lecteur dans l’environnement numérique a concerné le roman 1984 de Georges Orwell, dont des centaines d’exemplaires ont été supprimés en 2009 pour des raison de droits par Amazon des Kindle d’acheteurs, qui avaient acquis ces fichiers de bonne foi. L’affaire avait fait grand bruit, car elle avait montré qu’avec le livre numérique, le lecteur n’était plus titulaire d’un véritable droit de propriété sur son support de lecture, mais d’une simple licence révocable.

Régression des droits

On a alors compris que ce n’était plus le feu qui menaçait le livre de destruction, mais une transformation radicale du statut juridique du lecteur. Avec les livres papier, la pleine propriété des supports était garantie après l’achat de l’ouvrage, par le jeu de l’épuisement du droit d’auteur en Europe ou de la doctrine de la première vente aux États-Unis. Cet épuisement des droits  permettait au lecteur d’exercer librement tout un ensemble de facultés, du moment qu’il ne faisait pas de copie de l’ouvrage : le transporter, l’annoter, le prêter, le donner, le revendre même, sans que le droit d’auteur n’ait rien à redire. Avec le livre numérique, les choses sont complètement différentes et même après l’achat du fichier, les prérogatives du lecteur demeurent étroitement conditionnés par le droit d’auteur.

La semaine dernière, la nouvelle avait circulé que l’acteur Bruce Willis entendait attaquer Apple en justice afin d’obtenir le droit de transmettre à ses enfants après sa mort les morceaux de musique achetés sur iTunes. Cette information s’est révélée être un canular, mais le problème sous-jacent est bien réel, aussi bien pour la musique sous forme numérique que les ebooks. Amazon (toujours Amazon !) n’accepte pas par exemple que les fichiers soient transmis d’un compte à un autre après le décès d’un de ses clients, comme l’indiquait cet article du Devoir en mai dernier :

Désolé, écrit la compagnie, le contenu du Kindle ne peut pas être revendu ou cédé ou transféré entre deux comptes. Les achats et les téléchargements de contenus numériques chez Amazon.com, incluant les documents acquis en passant par le Kindle Store, sont liés seulement au compte de l’usager qui a effectué l’achat. Par conséquent, ils ne sont pas transférables.

Cet appauvrissement des droits du lecteur n’est pas une fatalité, liée en soi à la forme du livre numérique. Il résulte des stratégies commerciales de certains acteurs comme Amazon ou Apple, développant des logiques d’intégration verticale, mettant à mal l’interopérabilité des contenus et empêchant la récupération des fichiers. Il est lié également au recours encore massif aux verrous numériques – les DRM - par les éditeurs de livres numériques, destinés à se prémunir du risque du piratage.

Comme le dit Olivier Ertzscheid dans un billet récent, le numérique offre aux industries culturelles la possibilité d’atteindre “l’acopie”, un état de la culture dans lequel le lecteur se verrait supprimé toute possibilité de manipulation des contenus :

L’acopie ce serait alors l’antonyme de la copie. Un terme désignant la mystification visant à abolir, au travers d’un transfert des opérations de stockage et d’hébergement liées à la dématérialisation d’un bien, la possibilité de la jouissance dudit bien et ce dans son caractère transmissible, en en abolissant toute possibilité d’utilisation ou de réutilisation réellement privative.

Il est certain que les projets de lecture en streaming, type MO3T d’Orange annoncé récemment, sont l’occasion de transformer le livre en un simple “droit de lecture“. On donnera alors satisfaction à bon nombre d’acteurs du monde de l’édition, mais une telle évolution constituera pour les lecteurs une régression  majeure de leurs droits.

Des mouvements de protestations se sont déjà élevés contre ces dérives, rassemblant auteurs, éditeurs, lecteurs et bibliothécaires, notamment autour d’une déclaration des droits de l’utilisateur de livres numériques, proposée aux États-Unis. On s’étonne que l’appel des 451, qui accuse pourtant directement des acteurs comme Amazon ou Apple de tous les maux, ne fasse aucune mention de ces problèmes liés à la diminution des droits des lecteurs. Ils auraient pourtant mis là le doigt sur un des problèmes majeurs liés au numérique, mais il faut croire que ces professionnels du livre se soucient paradoxalement assez peu des lecteurs !

Quels usages collectifs ?

Il y a par ailleurs une autre phrase dans l’appel des 451 qui soulève des questions importantes à propos du passage au numérique :

[...] ce que nous produisons, partageons et vendons est avant tout un objet social, politique et poétique. Même dans son aspect le plus humble, de divertissement ou de plaisir, nous tenons à ce qu’il reste entouré d’humains.

Le livre papier avait en effet la caractéristique d’être un “objet social”, dans le sens où il était susceptible de faire l’objet d’usages collectifs. C’est le cas notamment par le biais de la mise en disposition et du prêt en bibliothèques (la “lecture publique”) ou dans le cadre des activités pédagogiques ou de recherche.

L’appel des 451 souligne la dimension sociale du livre, mais il ne pointe à aucun moment là encore les risques de régression que le livre numérique peut occasionner en matière d’usages collectifs. Un exemple frappant permettra d’en prendre la mesure, qui montre à quel point une certaine conception commerciale du livre numérique peut contribuer à créer des “sous-livres”.

Plusieurs bibliothèques universitaires se plaignent des pratiques de l’éditeur Pearson, qui vend à ces établissements des manuels (comme celui-ci), constituant des livres “mutilés”, amputés d’une partie de leur contenu pour des raisons de stratégie commerciale. En effet, les versions numériques de ces manuels papier sont soit-disant “augmentés” par des compléments en ligne, offrant des fonctionnalités supplémentaires aux lecteurs, mais aussi… les sept derniers chapitres de l’ouvrage ! Or la bibliothèque qui achète ces livres en version papier ne peut pas donner accès à ses usagers aux derniers chapitres du livre. Contacté à ce sujet par un bibliothécaire, voici la réponse apportée par l’éditeur :

Il existe en effet une version numérique en ligne d’Introduction à la microbiologie de Tortora. C’est un format e-text qui regroupe tous les chapitres de l’ouvrage, et pas seulement les sept derniers. Vous pouvez y prendre des notes, les partager, consulter le glossaire…

Nous fournissons des codes d’accès démo d’1 mois aux enseignants ; nous pouvons également vous en fournir si vous souhaitez le tester. L’e-text est disponible à la vente aux institutions, sous la forme d’un code d’accès par individu. Plusieurs individus ne peuvent se connecter au même e-text avec le même code d’accès. C’est pourquoi ce format n’est pas spécialement développé pour les bibliothèques.

On voit bien qu’avec ce type de stratégie commerciale, ce sont des “sous-livres” qui sont produits, bien plus que des livres “augmentés”. Et certaines formes d’usages collectifs importants pour l’accès à la connaissance deviennent les victimes collatérales de ces pratiques, qui se focalisent sur le consommateur individuel.

Le pire, c’est qu’il n’est sans doute pas possible d’attaquer ces formules de vente sur le plan juridique. Il existe bien en France un droit de prêt des livres, mais celui-ci n’est pas applicable aux livres numériques. Pearson est donc libre de diffuser les versions numériques de ses manuels de la manière dont il l’entend, même si cela conduit les bibliothèques à proposer des manuels “diminués”.

Mais l’impact sur les usages collectifs peut être encore plus fort, notamment dans le cadre de la littérature générale. Les éditeurs ont en effet la possibilité de supprimer purement et simplement les bibliothèques de la carte numérique, en ne leur proposant tout simplement pas d’offres. Par peur que les prêts ne viennent “cannibaliser” leurs ventes d’ebooks, plusieurs gros éditeurs appliquent une sorte “d’embargo numérique” à l’encontre des bibliothèques. C’est très clairement ce qu’expliquait Arnaud Nourry, président d’Hachette lors du dernier salon du livre :

[Les bibliothèques] ont pour vocation d’offrir à des gens qui n’ont pas les moyens financiers, un accès subventionné par la collectivité, au livre. Nous sommes très attachés aux bibliothèques, qui sont des clients très importants pour nos éditeurs, particulièrement en littérature. Alors, il faut vous retourner la question : est-ce que les acheteurs d’iPad ont besoin qu’on les aide à se procurer des livres numériques gratuitement ? Je ne suis pas certain que cela corresponde à la mission des bibliothèques.

Par définition, me semble-t-il, les gens qui ont acheté un Kindle ou un iPad, ont un pouvoir d’achat, là où les gens qui sont les usagers de ces lieux en manquent. La position de Hachette aujourd’hui, c’est que l’on ne vend pas aux bibliothèques [...].

À partir de tels postulats, le livre numérique peut signifier la fin des bibliothèques ou d’une certaine conception de la bibliothèque comme point d’accès à la connaissance. Si les 451 défendent le livre comme “objet social”, ils devraient inclure dans leur réflexion les impacts du numérique sur les usages collectifs, mais force est de constater que les bibliothèques, l’enseignement ou la recherche sont complètement absents de leur texte.

Là encore pourtant, il n’y a absolument aucune fatalité à ce que le numérique en lui-même entraîne ce genre de dommages collatéraux. L’éditeur Publie.net par exemple a su mettre en place une formule de vente à destination des bibliothèques qui leur garantie à la fois des livres papier “entiers” et des fichiers numériques adaptés aux usages collectifs. Dans le cadre de son offre papier+ePub, il propose aux bibliothèques d’acquérir des livres papiers imprimés à la demande à partir de son catalogue de livres numériques, tout en leur permettant de récupérer à cette occasion un fichier ePub sans DRM, pouvant être chargé sur des tablettes ou des liseuses et prêtés aux usagers.

Le gouvernement pourrait également garantir les usages collectifs, en étendant par décret le droit de prêt prévu par la loi du 18 juin 2003 aux livres numériques ou en conditionnant les généreuses subventions versées aux éditeurs pour la numérisation de leurs fonds au développement d’une offre à destination des bibliothèques. Mais encore faudrait-il qu’il en ait le courage politique !

Support des libertés

On le voit : la condamnation sans appel des 451 proférée à l’encontre du livre numérique est absurde. Mais cela ne signifie pas que le passage en numérique des livres soit exempt de tout danger pour nos droits et libertés fondamentales. C’est pourtant cet aspect, sans doute le plus important au-delà des considérations corporatistes, que l’appel des 451 laisse complètement dans l’ombre.

Dans une conférence éblouissante prononcée dans le cadre de Re:Publica à Berlin en mai dernier, le juriste américain Eben Moglen expliquait que nous pourrions bien perdre avec le passage à la lecture numérique des éléments plus fondamentaux encore de nos libertés.

Cliquer ici pour voir la vidéo.

Il rappelle que l’apparition du livre imprimé à la Renaissance est indissociable de l’avènement de l’individu et de la défense de la liberté de pensée et de conscience. Le livre est intimement lié à la liberté, car il garantit à l’individu la confidentialité de sa lecture et l’ouverture d’un espace mental au sein laquelle il peut renforcer son autonomie et explorer les chemins de son émancipation.

Avec le passage aux médias numériques, Eben Moglen prévient que cette dimension protectrice est en train de s’effriter :

Nous étions des consommateurs de médias, mais maintenant, les médias nous consomment. Les objets que nous lisons nous lisent pendant que nous les lisons ; les choses que nous écoutons nous écoutent pendant que nous les écoutons ; les choses que nous regardons nous regardent pendant que nous les regardons.

Par ces mots, Eben Moglen fait référence à la capacité qu’ont les médias numériques à capter nos données personnelles lorsque nous les utilisons. Le livre numérique peut en effet faire complètement disparaître la confidentialité de la lecture, comme le démontrait cet article paru dans Courrier International en août 2012. Les grandes plateformes de vente de livres numériques, détenues par Amazon, Apple ou Google, savent exactement quels livres nous achetons, quand nous les lisons, quels passages nous surlignons, comment nous les partageons, etc. Ces données de lecture leur livrent des informations très précieuses sur les individus, en renversant l’ordre de la lecture, puisque que c’est bien alors le livre qui lit son lecteur !

Droits du lecteur, garantie de la propriété, permanence des usages collectifs, respect de la confidentialité : l’appel des 451, focalisé sur une défense à courte vue des intérêts corporatistes des acteurs de la “chaîne du livre” manque les enjeux fondamentaux liés au livre numérique.

Il est pourtant possible de transposer au livre numérique les mécanismes juridiques qui ont constitué les fondements des libertés du lecteur dans l’environnement papier. Philippe Aigrain, dans ses Éléments pour la réforme du droit d’auteur, propose que l’épuisement des droits soient appliqués aux œuvres sous forme numériques. Il estime même que cette réforme serait particulièrement importante dans le domaine du livre numérique :

La prévisibilité de cette guerre au partage m’a poussé depuis longtemps à estimer que c’est aussi et même particulièrement dans le domaine du livre numérique qu’il faut d’urgence reconnaître un droit au partage non-marchand entre individus associé à de nouvelles rémunérations et financements, faute de quoi le déploiement massif des DRM et la guerre au partage feront régresser tragiquement les droits des lecteurs - et parmi eux des auteurs - même par rapport aux possibilités du livre papier.

Pour avoir le privilège de s’appeler livre, le livre numérique devra continuer à constituer un moyen d’émancipation et non un instrument d’amoindrissement des libertés.


Images Flickr PaternitéPas d'utilisation commercialePas de modification Mr. T in DC, PaternitéPas de modification Meredith Harris et PaternitéPas d'utilisation commercialePartage selon les Conditions Initiales harold.lloyd

]]>
http://owni.fr/2012/09/13/ebooks-livres-augmentes-ou-livres-diminues/feed/ 27