L’apparition du web social s’est faite avec le constat d’un mouvement de désintermédiation globale au sein de la sphère publique, mouvement analysé par Yochai Benkler dans son ouvrage sur la richesse des réseaux. La question centrale du web social, pour le moment, reste donc celle de la crise institutionnelle que nous subissons en héritage du monde industriel.
Il suffit de lire Balzac au moment des Illusions perdues pour observer que l’apport institutionnel du XIXème siècle, avec le développement massif des médias et de la presse, est le triptyque suivant: politique, affaires et culture de masse. Ces fondements sont remis en cause au nom de cette désintermédiation de la société, par la croissance de chaînes relationnelles parallèles qui échappent à ce jeu d’intérêts croisés qui s’était progressivement formalisé jusque dans son aboutissement: la culture dominante télévisuelle.
Le problème soulevé par le web social, c’est que la perte de cette position centrale demande un repositionnement global de l’action et du discours d’à peu près tous les acteurs institutionnels de la société pour justifier à nouveau leur existence et ceci sans garantie même de survie, disons le net, ils n’ont pas le choix: l’entreprise, le journalisme, les représentations légales, etc.
L’un des traits marquants de cette crise institutionnelle est qu’elle coïncide avec une crise d’efficacité économique. Et ceci a été mis en valeur par Umair Haque. Il serait impossible de justifier l’une par l’autre, mais la découverte de cette coïncidence est proprement géniale.
Il ne s’agit pas de la crise des valeurs, mais d’une crise de la valeur. Lorsque l’on parle de crises de valeurs, généralement c’est pour réclamer un retour à un certain ordre moral compassé. Rien de bien nouveau car on peut librement attribuer cela à l’éternelle danse des moeurs, relâchement et resserrement au cours des siècles.
Une fois qu’on a remarqué l’association de l’inefficacité économique dévoilée par la crise financière avec l’inauthenticité des formes de représentation institutionnelle dévoilée par la désintermédiation, le repli social indique la voie vers une rupture naturelle : une redécouverte de la notion de valeur qui ne devient possible qu’avec la redéfinition du sens de l’action entrepreneuriale et, allons plus loin, politique. Tout se passe et s’écrit comme si la redécouverte du bon sens ou du sens commun devrait s’opérer avec la nécessaire redécouverte de la valeur d’usage comme d’utilité personnelle autant que d’utilité commune.
Le miroir du web fait que les personnes peuvent à présent s’identifier avec l’image d’une culture projetée plus authentique et débarrassée de ses artifices. Tout ce qui ne cadre plus dans cette logique reste à la porte, voire pire, peut se retrouver décriée jusqu’à la catastrophe, comme en atteste l’affaire du Logo de la marque GAP.
Et c’est la seule chose dont on peut être à peu près certain: s’il y a génération de valeur ou de richesse par le truchement du Web social, c’est le plus souvent une valeur non-apparente ou cachée et qui ne se traduit pas couramment en monnaie classique mais qui fait curieusement sens pour l’ensemble.
Le reste c’est du business model. On devrait toujours se poser la question suivante avant d’innover : pourquoi l’univers de l’Internet et du web semble hyper-résistant depuis quinze ans à la réalisation d’innombrables business models ?
Et ce que l’on appelle le web social n’aura de cesse d’y répondre à chaque fois qu’on le consultera.
Billet initialement publié sur Net & Sans Détour
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Crédits photo: Flickr CC Sreejith_K, victoriapeckham
]]>Modernity, Mirrored and Reflected Infinitely - Josiah McElheny, 2003
Dans un essai publié vendredi dernier, Lawrence Lessig, prend ses distances avec le mouvement pour la Transparence et le Gouvernement 2.0, tel qu’il semble prendre le chemin, aujourd’hui.
« Like the decision to go to war in Iraq, transparency has become an unquestionable bipartisan value. »
« Comme la décision de faire la guerre à l’Irak, la Transparence est devenue une valeur bipartite qui ne supporte pas la contestation. »
De la part d’un juriste, les termes employés ne sont jamais innocents, et signale de la part de l’administration, du corps politique, ainsi que des associations de soutien à ce mouvement telles que la Sunlight Foundation, un aveuglement dangereux.
La nature idéologique de ce mouvement est caractérisée aussi par l’absence de critique dans sa pensée opérationnelle, car si la Transparence est prise au sens de Transparence nue, c’est à dire d’une transparence qui n’est pas accompagnée d’une réflexion politique orientant les résultats, alors dans la recherche du bien souhaité par l’exposition des données institutionnelles au travers des technologies de l’information, des catastrophes collatérales seront inévitablement déclenchées.
Autrement dit, la Transparence risque d’être la corde avec laquelle le système démocratique risque de se pendre.
Attention, il ne s’agit pas de la part de Lawrence Lessig d’un discours radical ; la radicalité est d’abord dans le messianisme orchestré dans la société autour de cette transparence et dont les média produisent le reflet optimal ; mais pas seulement, il y a aussi la radicalité des outils technologiques employés, en l’occurrence le réseau.
Lessig constate qu’à chaque libération d’une activité humaine sur le réseau Internet, il n’y a jamais eu de retour en arrière possible à l’état précédent. Une partie du contrôle sur cette activité est alors définitivement abandonné. Ce fut vrai pour les industries de la presse et de la musique, qui, même par refus de s’engager ne firent que retarder leur transformation forcée, au risque de leur disparition.
Et c’est l’analogie principale exposée, il n’existe que deux chemins possibles maintenant : soit les acteurs actuels du changement (corps administratif, politique, associatif) accompagnent intelligemment le mouvement de Transparence, soit ils continuent comme aujourd’hui à faire confiance dans la Transparence nue et le système démocratique se retrouvera dans le meilleur des cas obligé de subir des transformations brutales imprévues, au risque même, s’il refuse de se plier à cette violence, de sombrer.
Si l’on ne prend pas en compte les limites comportementales humaines en jeu permanent avec le réseau, et que l’on décide d’ouvrir les données parlementaires et gouvernementales uniquement parce que l’on croit absolument que l’ouverture est bonne en elle-même, au lieu d’atteindre l’objectif d’une surveillance citoyenne appropriée et souhaitée, on établira des machines à créer de l’incompréhension, puis des mécaniques de ressentiment incontrôlables au sein de la société.
“La lumière du soleil (sunlight) est le meilleur des désinfectants”, telle est la devise que la Sunlight Foundation a empruntée à Louis Brandeis, et qui fait référence à l’effort de transparence pour « laisser passer les rayons du soleil » qui détruiraient définitivement la corruption au sein des organisations (messianisme américain typique), Lawrence Lessig note qu’il suffit de s’être aventuré dans un marécage pour constater que la lumière du soleil peut avoir une autre effet que celui d’un désinfectant.
Lire l’article sur le blog originel
photo par mon ami loranger – MoMA, New York, janvier 2005
]]>Tim Wu
Le débat continue, à la suite de l’essai de Lawrence Lessig, sur le site du magazine The New Republic. Rappelons que Lessig en tant que juriste de renom, après s’être occupé de droit d’auteur, se concentre récemment sur la montée exponentielle des investissements du lobbying au Congrès américain, qui, d’après lui, s’est récemment transformé en véritable mécanisme de corruption officielle.
On a cru Lessig attaché à la croisade de la Sunlight Foundation et de sa co-fondatrice Ellen Miller, mais cela ne semble plus le cas, puisqu’il met en garde sur les modalités d’application et le zèle de ce mouvement pour la transparence (rendre public par le Web les données parlementaires et gouvernementales), qui risquent, si ce dernier n’est pas mieux pensé et accompagné, de transformer la démocratie en véritable champ de bataille, dressant les citoyens contre les élus et inversement.
Tim Wu, lui, pense que Lessig n’est pas allé assez loin, et qu’il a manqué le point essentiel de ce que l’on pouvait opposer au mouvement pour la Transparence et du Gouvernement 2.0.
Il signe un brillant article, empreint de pensée classique d’origine chinoise et sans complexe. S’inspirer de la tradition est toujours un pas majeur pour un technophile, car on aboutit généralement à un regard qui englobe l’humanité, plutôt qu’à une forme de reporting des sciences humaines qui souvent se noie dans un verre d’eau conceptuel.
Une vision que l’on rencontre rarement, mais qui n’est pas sotte, que la technologie n’est pas là pour remplacer la décision, qu’elle ne le peut pas. On rejoint un peu la pensée de Robert Kahn, l’architecte de l’Internet, lorsqu’il affirme qu’en matière de design de réseau les décisions importantes se partagent à 10% pour la technologie et le reste concerne la politique.
Pour se placer définitivement parmi les hérétiques, on pourrait ajouter que ni les difficultés, ni les joies de l’être humain sont effacées par la pratique de l’Internet, mais que la vie réelle est toujours là en profondeur, et que le tragique ou la comédie de l’existence n’ont en aucun cas disparu et surtout pas dans la récente croute artificielle et mobile que l’on appelle Web social.
Tim Wu commence par qualifier de mythe de la civilisation américaine, que des contraintes externes imposées sur les pratiques politiciennes produiraient nécessairement du bon gouvernement. Que le politique serait à envisager comme une forme de chimie ou d’ingénierie, qu’il suffirait d’appliquer telle ou telle action extérieure sur une subtile mécanique pour en corriger des dysfonctionnements.
De fait, en ne manquant pas de citer Lao Tseu au passage, il constate exactement l’inverse : l’exercice d’une pression morale extérieure ne fait que produire un alibi de bon comportement ou une sorte de validation positive automatique de l’action du parlementaire ou du ministre, qui, en se conformant à ces procédures peut continuer d’exercer comme bon lui semble à l’abri de ce paravent.
Trop de transparence renforcerait la ruse initiale des acteurs, signe alors l’échec de ce qui est recherché par la Transparence, puisque les politiques finiront par s’esquiver derrière cette transparence pour ne pas avoir à rendre compte d’autre vertu que celle d’obéir et de se conformer à ce cadre exigé et mise en place par la société civile.
Cela encourage même au bout du compte à une forme de déresponsabilisation. L’apparence d’un passeport en règle n’a en effet jamais permis de détecter un terroriste
A l’évidence, être ou paraître conforme aux attentes du public est un point qui entretient certainement une confiance réciproque, mais en aucun cas ne permet de s’assurer de la compétence de l’élu, ni de sa vertu, ni de sa volonté d’améliorer le destin de ses électeurs, qualités qui appartiennent à la personne mais pas aux règlements et modèles comportementaux qu’on lui impose de l’extérieur.
Une analogie amusante est celle de la mode des années 80 du Coca Light (Diet Coke) ou des produits sans graisses (low or fat free) dans l’industrie alimentaire américaine, qui répondaient à un besoin puis à une ordonnance du public, mais en fait n’a pu que déplacer les problèmes de santé des personnes sans pour autant transformer l’américain moyen en homme mince et élégant.
La Transparence serait en fait le Coca Light politico-technologique d’aujourd’hui. Voici où en sont les illusions américaines, que de simples applications Web permettront de résoudre les habitudes de corruption entendues comme effets du lobbying intensif.
Tim Wu conclut assez justement que dans l’élection 2008, les américains ont choisi entre deux personnalités qui s’appuyaient sur le thème changement, et « qu’ils ont voté non pour des cures politiques à la mode, mais pour un type différent de leader.
En fin de compte, c’est peut-être la seule réforme qui fera une différence. C’est un changement, non sur ce que l’on connaît des personnes qui sont en charge du pouvoir, mais plutôt sur qui elles sont. »
Bien joué, Tim.
Photographie – Tim Wu – Wikimedia commons
]]>Entre GenX et GenY, la chute du mur
Assez récemment, une invention provenant des Etats-Unis envahit notre espace culturel. Celui du discours sur les générations, dans l’ordre historique : Boomers, Gen X, Gen Y.
On avait jusqu’ici pour nous satisfaire, la querelle de l’ancien et du moderne, qui était assez simple à comprendre puisqu’il s’agissait de mettre en scène les évolutions des goûts et des mœurs avec les figures du combat. L’ancien ou le traditionnel ne perdant jamais tout à fait, le moderne ne gagnant pas complètement, non plus. Ainsi, le monde allait son train dans des sentiments de désaccord et de réconciliation progressifs.
Dans cette note du blog d’Eric S. Raymond, est démontée par l’exemple une vue établie par les travaux de Thomas Kuhn : que les changements successifs de paradigme seraient validés par les générations.
Si cette proposition n’est pas confirmée par l’observation de l’histoire, notamment celle des sciences “dures”, elle est plutôt en accord avec les récents développements des sciences sociales ou dites, par opposition, “molles”.
D’après Eric S. Raymond, ce comportement particulier des sciences “molles” serait du au fait qu’elles ne sont pas complètement des “sciences”, que leur emploi est vulnérable, notamment, à la volonté d’imposition d’une vision politique ou franchement militante, déterminée par avance.
Et l’on comprend mieux, à l’heure actuelle, ce souhait profond de commencer à diviser les générations entre elles, pour mieux faire passer certains discours marketing, d’entreprises, ou de politique pure.
Je me limiterais au terrain du Web et du message profond que l’on cherche à faire passer à la Gen Y sous prétexte qu’ils seraient radicalement différends : faire accepter l’abandon de la liberté pour la transparence, nier l’inquisition et le profit par le détournement de ses données propres au nom du développement personnel assisté par le Web, la recherche du boulot non-conventionnel pour accepter de nouvelles formes de travail qui auraient été qualifiée, à une époque, comme désocialisantes et aliénantes par les Boomers, etc.
Certes, ce n’est pas la première fois que l’on vient faire les yeux de l’amour à la jeunesse, ni la dernière.
en référence à : Armed and Dangerous » Blog Archive » Brother, Can you Paradigm? (afficher sur Google Sidewiki)
Photo par mon ami loranger – July 2008 – East side gallery, Berlin, Germany – Plaubel Makina 67 + Kodak e100v
]]>Pour tenter de limiter le pouvoir d’Obama, il y eut les campagnes de courriel pour rassembler d’autres militants, comme pour diffuser un nombre important de rumeurs sur la réforme de la santé. Lors de Town Hall meetings qui furent de véritables pièges pour les députés et sénateurs démocrates, des cameramen amateurs fournirent aux mainstream medias les images les plus virulentes par le biais de Youtube, la presse vidéo se servit sans bourse délier.
Au contraire de ce que l’on peut imaginer, la pression réelle ne vient pas nécessairement de Fox News qui, de toute façon, n’attire le public électoral indépendant qu’à 22% de son audience, mais d’une organisation qui est devenue depuis la dernière manifestation réussie du 12 septembre le coeur de la contestation anti-Obama : FreedomWorks.
Deux articles, l’un du Guardian, l’autre du Temps, montrent que le mouvement grassroot monté par Obama lors de son élection et mis en action par l’Internet, fut analysé et reproduit par cette association conservatrice.
Il ne s’agit pas que d’un site comme point central, mais d’un réseau d’information sur le Web, d’une page Facebook et surtout d’une adresse Twitter, cette dernière relayant les dernières annonces d’évènements, remerciements, articles, communiqués de presse. Au coeur de ce dispositif, un professionnel de l’activisme de 27 ans, Brendan Steinhauser.
En l’espace d’une dizaine de mois, le mouvement conservateur refait donc surface, après la défaite de McCain aux présidentielles. Un sticker pour donations sur le site permet à l’instar du site de campagne d’Obama, à FreedomWorks, de pouvoir se financer à hauteur des 4/5èmes des 8 millions de dollar de budget annuel. Freedomworks annonce une structure pyramidale qui agit sur un réseau global de 800000 personnes, leurs objectifs n’étant pas seulement d’enrayer la réforme de la santé mais aussi de stopper les projets d’Obama sur la réduction du CO2.
On voit se profiler ce qui demain pourra devenir aussi une véritable guerre d’opposition en France, avec un terrain mobilisé et animé par les possibilités des réseaux sociaux du Web. Sur le long terme, surement un effet d’affolement des médias classiques et pourquoi pas le dépassement en efficacité de vieilles formes telles les jeunes populaires et autres jeunesse socialiste, qui, par la créativité, rassemblera des personnes de tous les âges, ponctuellement, pour des opérations de terrain. Peut-être que quelques unes des futures grandes carrières politiques s’offriront à celles ou ceux qui auront eu le courage de bâtir puis de mettre en action ces passerelles populaires.
Faisons même un peu de Science-fiction, le militantisme pourrait être enfin rétribué à sa juste valeur, celle du terrain, en distribuant des points d’attentions, telle une monnaie virtuelle à chaque militant en regard de son temps investi et de ses missions. Capital de points accumulés qui permettra de s’adresser par la suite en priorité à l’un de ses élus pour activer une démarche de résolution d’un problème quotidien, ou gagner une aura ou un droit de parole particuliers au sein du parti. Une méritocratie de l’action politique en quelque sorte.
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> Article initialement publié sur net & sans détour
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