OWNI http://owni.fr News, Augmented Tue, 17 Sep 2013 12:04:49 +0000 http://wordpress.org/?v=2.9.2 fr hourly 1 Dieu pour actionnaire http://owni.fr/2011/11/21/jean-baptiste-descroix-vernier-jbdv-portrait-cnn-rentabiliweb-sarkozy/ http://owni.fr/2011/11/21/jean-baptiste-descroix-vernier-jbdv-portrait-cnn-rentabiliweb-sarkozy/#comments Mon, 21 Nov 2011 10:46:25 +0000 Andréa Fradin http://owni.fr/?p=87615

Il a le tutoiement facile. Immédiat. Un, deux mails échangés ont suffi pour que Jean-Baptiste Descroix-Vernier nous accorde une audience. “Par amitié pour ton patron”. Téléphonique, toujours, via Skype, le service d’appels sur Internet. Parce que le bonhomme ne bouge que très rarement de derrière ses écrans, isolés au cœur de sa péniche à Amsterdam. Parce qu’il est avant tout un solitaire, “à la limite de l’autisme”. “J’aime l’humanité mais je n’aime pas l’humain !” résume-t-il dans le combiné en un éclat de rire rauque. Il raconte sa participation à une émission de Mireille Dumas, diffusée ce jour sur France 3. Confession, toujours par amitié, mais qu’il dit ne pas vouloir répéter : trop invasive. “Je suis un ovni, c’est d’ailleurs drôle vu le nom de ton média !”

Le gone originaire des “caniveaux de la banlieue lyonnaise”, et qui a fait fortune sur Internet avec sa société Rentabiliweb, s’amuse des images qu’il projette dans le landernau numérique. “Ma vie n’est pas croyable. Si j’en parlais comme ça, à un mec dans un café, il prendrait ça pour du baratin.” Des clairs-obscurs que son allant direct et spontané contribue à façonner. Pour un rendu nimbé de mystères. “JBDV”, comme aiment à le désigner les initiés, se fait icône.

Une gueule qu’on n’oublie pas

Il y a le style, d’abord. Dreadlocks bien pendues et kilt en kit. La gueule pas vraiment de l’emploi, loin du portrait propret qu’on serait en droit d’attendre d’un entrepreneur de 41 ans, à la tête d’une boîte de près de 200 employés, et dont le chiffre d’affaires gonfle au fil des années, pour plafonner aujourd’hui à presque 100 millions d’euros. Mais la gueule qu’on n’oublie pas. Présentation décalée bien en phase avec les convictions, tout aussi marginales. Le fric, bien sûr, il en a profité : les Porsche, le bateau offshore à Saint Barth’, la flambe des nababs. “Un réflexe de pauvre”, qui ne “l’intéresse plus”. L’argent, il le place désormais dans “des puits en Afrique, des centres pour les animaux maltraités”. L’homme dit avoir légué toute sa fortune à des œuvres.

“J’ai créé Rentabiliweb avec Dieu comme actionnaire. Il a pris ses actions, je lui verse ses dividendes !” Dieu. Dans la bouche de Descroix-Vernier, Il revient sans cesse. Avant de se figurer bâtisseur d’empire, l’homme s’est vu prêtre. “J’ai fait de la théologie en même temps que mes études de droit. J’ai défroqué parce que je suis tombé amoureux.” La foi, elle, est toujours là. Conciliée avec Rentabiliweb, pieuvre qui monétise les contenus sur Internet, et qui compte à son board les plus grands patrons français : Pierre Bergé, Stéphane Courbit, et même les frères ennemis Pinault et Arnault. Le ménage christo-capitaliste surprend. Mais il assume : “j’aime mon métier. J’aime la stratégie des affaires”. Un gladiateur du e-business, au goût prononcé pour la compétition.

Le “magicien d’Oz de l’Internet”

Un appétit qui effraie les contrées numériques. “JBDV” : le nom est murmuré dans chaque discussion portant sur les relations que nouent, en France, Internet et le pouvoir. Lobbyistes, entrepreneurs, politiques, ils sont nombreux à évoquer de curieuses pratiques : des opérations de nettoyage sur Internet, au bénéfice de la réputation de Nicolas Sarkozy. Certains sont catégoriques : Descroix-Vernier court pour l’écurie UMP. Mais tous se taisent dès que les choses doivent se préciser. Peur des représailles ? Avec sa force de frappe actionnariale, JBDV aurait les moyens de faire couler une levée de fonds en claquant des doigts. Pour l’intéressé, ces accusations relèvent de la diffamation. Et du fantasme : “les rumeurs sont exponentielles en période électorale.” Des bruits qu’alimente aussi la galaxie JBDV. Dans sa dernière livraison, La Guerre sans l’aimer, l’ami de longue date, Bernard-Henri Lévy, fait aussi allusion à ces pratiques ésotériques. A l’occasion d’un “poisson d’avril” annonçant la mort du philosophe médiatique (p.164), ce dernier raconte :

[...] la nouvelle n’attend pas trente minutes pour commencer de fuser, ou comme on dit désormais, de buzzer. Alors j’appelle Jean-Baptiste Descroix-Vernier. Comme chaque fois, j’appelle à la rescousse mon magicien d’Oz de l’Internet. Et, comme chaque fois, il met en branle sa grande armée de ninjas et m’arrange, presque instantanément, le coup. Comment fait-il ? Noie-t-il la nouvelle ? La pulvérise-t-il comme au laser, un vilain calcul ? Entre-t-il par effraction dans ceux des sites qui la propagent, gentleman cambrioleur d’un nouveau style, amical, fraternel, homme à principes, chevalier ? La tue-t-il ? Je ne sais pas. Mais le fait est que cela marche.

“L’armée de ninjas”. Des employés très spéciaux de Rentabiliweb. Des petits génies du code, disséminés en Russie, en Bulgarie et ailleurs, “au passé underground sur Internet”, explique leur chef. JBDV le reconnaît volontiers : “tout cela entretient le mythe. Ça fait partie de la culture de notre entreprise.” Mais dément leur implication dans toute affaire politique, dans laquelle il se dit “incapable” de verser. Il évoque sa seule candidature, ratée, au poste de délégué de classe. Et s’en amuse: “c’est un signe !” Il raconte aussi son engagement passé auprès de José Bové, pour un autre “ami”, Karl Zéro. Mais pas plus : non, il ne compte pas parmi les proches du Président de la République. Et s’il a “l’oreille de plein de gens, souvent haut placés, et de tout bord politique”, il répète n’être “pour aucun parti”. “Je discute avec des gens. Ça ne veut pas dire que je deviens comme eux.” Il évoque Alain Madelin, à son board pendant deux ans, pour qui il a “de l’amitié”, “sans partager les mêmes idées”.

Il n’empêche : c’est bel et bien l’Élysée qui, fin 2010, a chargé Jean-Baptiste Descroix-Vernier de réfléchir aux futures attributions du Conseil national du numérique (CNNum), en parallèle de la mission officielle confiée par le ministre de l’industrie Eric Besson à Pierre Kosciusko-Morizet (frère de la ministre de l’Écologie du même nom), le patron de Price Minister. C’est encore lui qui était destiné à en prendre les rênes, avant un putsch de ses acolytes, qui ont placé à leur tête un autre entrepreneur du web, Gilles Babinet. La conspiration a fait son effet. “J’ai eu les boules de ne pas être élu. Par orgueil”, reconnaît JBDV. Mais l’histoire est aujourd’hui oubliée, assure-t-il. L’homme a quelques soupçons sur les raisons : “Ils ont eu un éclair de lucidité. Se sont dits que je n’aurais pas été là… Je ne suis pas assez consensuel.” Et, après un silence, conclue la conversation : “je n’ai pas de regrets. Aucun regret.”


Portrait donné par Jean-Baptiste Descroix Vernier via l’Elysée.
Photo de lambertwm [cc-by-nc-nd] et Walwyn [cc-by-nc-sa] via Flickr


En vente début décembre le livre électronique “e-2012″, chez Owni Editions, une enquête signée Andréa Fradin et Guillaume Ledit sur la campagne numérique de l’UMP et du PS.

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Le reporter imaginaire http://owni.fr/2011/03/16/le-reporter-imaginaire/ http://owni.fr/2011/03/16/le-reporter-imaginaire/#comments Wed, 16 Mar 2011 07:30:06 +0000 Marc Mentré http://owni.fr/?p=51529 Le Journal du Dimanche du 6 mars 2011 a publié sous la rubrique grand reportage, un article signé Bernard-Henri Lévy titré Dans la Libye libérée. Ce texte fait partie d’un ensemble de 6 pages consacré aux événements qui se déroulent en Libye. Il comprend deux pages et demi d’une interview « exclusive » de Muammar Kadhafi, recueillie par un des envoyés spéciaux du journal, Laurent Valdiguié. Ce dossier comprend aussi deux articles de synthèse, l’un sur la situation dans le pays (Massacre à Zawiya, ville martyre) et l’autre sur les réactions diplomatiques (Attentisme à la Maison-Blanche et à l’Onu). Un traitement donc assez complet.

Dans le Parisien Dimanche de la semaine suivante (daté du dimanche 13 mars 2011), Bernard-Henri Lévy, interviewé par Frédéric Gerschel, revient sur son travail:

Je suis quelqu’un qui ne fait pas les choses à moitié. Je vais sur le terrain. Je rapporte un reportage sur les horreurs d’une guerre où on envoie des populations désarmées.

Et effectivement, il va sur le terrain. Mais pourquoi y va-t-il et que rapporte en terme d’informations ce « reporter de guerre » ?

Personnification de l’image

La double page, du grand reportage de Bernard-Henri Lévy, telle qu’elle est publiée dans le JDD, est atypique, d’abord par sa mise en page :

Le Journal du Dimanche du 6 mars 2001

Sur la page de gauche, une photo de Bernard-Henri Lévy souriant serrant la main d’un rebelle enveloppé dans le drapeau « révolutionnaire » libyen.

Dans ce dispositif scénique, Bernard-Henri Lévy est au premier plan, surplombant légèrement son interlocuteur. L’absence de légendage renforce encore cet effet. Le lecteur ignore qui est l’interlocuteur de BHL, le lieu et la date à laquelle a été prise la photo. En raison de ce flou, il est le seul personnage clairement identifiable, ce qui renforce la personnalisation de l’image.

Cette « photo » est détourée pour s’imbriquer dans le texte, si cela n’avait pas été le cas, elle occuperait les deux-tiers de la surface de la page, sans doute pour respecter un principe de maquette : la règle des deux-tiers / un tiers.

Sur la page de droite, le JDD publie deux autres photos, l’une montre [d'après la légende] « les ruines d’un dépôt de munitions situé à Benghazi » et l’autre Bernard-Henri Lévy, posant hiératique, costume de ville sombre, au milieu de personnages, dont certains —lesquels?— seraient [en se fiant à la légende] des « mercenaires de Kadhafi en fuite, mêlés à des réfugiés ».

Le sens de cette iconographie est donc limpide: le sujet n’est pas la Libye, mais Bernard-Henri Lévy.

BHL protagoniste

Maintenant, le texte. Il est rédigé selon un procédé narratif classique —avec l’emploi du « Je »— qui est foncièrement subjectif. L’écriture est donc « raccord » avec l’iconographie. Il l’est d’autant plus que Bernard-Henri Lévy se fait le personnage —et acteur— principal de son reportage.

« Reportage », il faut immédiatement mettre des guillemets, car dès la première phrase, il nous précise ce qu’il est venu chercher la réponse à une seule question : « Que pouvons-nous faire pour la jeune révolution libyenne ? » Il s’agit donc d’une quête et non d’un reportage, ce travail de terrain où le journaliste est un « témoin direct », où il « se laissera impressionner comme une plaque photographique. (…) Le reporter, c’est un œil, un nez, une oreille branchés sur un stylo », comme l’explique Jean-Luc Martin-Lagardette dans son Guide de l’écriture journalistique.

Il ne s’agit pas non plus avec l’emploi de ce « Je », de pratiquer cette forme d’échanges, que décrit Myriam Boucharenc à propos des écrivains-reporters des années 1930:

Voir, c’est aussi être vu par l’autre. Segalen avait admirablement mis en valeur le décentrement du regard qui permet de se « voir vu », en quoi consiste selon lui la véritable expérience exotique. « Je le regardai avec effarement », note Albert Londres à propos d’un bagnard et aussitôt il ajoute : « Il me regarda avec commisération et lui se demanda d’où je sortais ». L’auteur s’emploie à restituer, en même temps que sa vision des lieux visités, la manière dont les indigènes le voient, lui ou le pays d’où il vient. En faisant ainsi se croiser les points de vue, l’enquête introduit à la relativité des vérités et des jugements, dans la tradition du conte philosophique ».

À l’évidence, Bernard-Henri Lévy n’est pas, sur ce point là non plus, l’héritier des Blaise Cendrars, Pierre Mac Orlan et autres Andrée Viollis. Il fonctionne à sens unique.

Formules vagues

Peu de choses vues dans le texte : une poignée de dessins dans une école, une scène de bataille « reconstituée » par « deux paysans », une rencontre avec des membres du Conseil national de transition, quelques témoignages… et au final, bien peu d’informations.

L’auteur au lieu de s’attacher à vérifier, compléter et préciser ses informations, se contente de lancer quelques formules vagues, comme celle concernant une tentative de bombardement des « terminaux de Braygah, à 100 kilomètres de Benghazi ». Elle eut lieu « pendant notre séjour », écrit-il. Quand précisément ? Combien d’avions concernés ? Quels dégâts éventuels ? Le lecteur n’en saura rien. Pas plus qu’il n’aura d’informations précises sur « le mitraillage en piqué de foules de civils manifestants pacifiquement dans les rues de Tripoli ou d’ailleurs ». Quant a eu lieu ce mitraillage ? Où se situe cet « ailleurs » ? [il récidive dans la même imprécision dans son interview au Parisien Dimanche où il parle de nouveau de "ces horreurs d'une guerre où on envoie des avions mitrailler des populations désarmées"].

Il ne s’agit pas de faire de la « critique facile », mais de rappeler que le journalisme est aussi un travail ingrat, difficile [et très dangereux dans le cas de la Libye] de collecte et de recoupement des informations. Un travail nécessaire pour que le lecteur comprenne ce qui se passe sur ce fameux « terrain ».

Mieux. Lorsqu’une information est de notoriété publique, comme la présence de Daniel Rondeau, ambassadeur de France à Malte, aux côtés d’Henri Guaino, pendant les vacances de Noël de ce dernier dans le Tripoli de Kadhafi, BHL annonce dans les colonnes du JDD qu’il n’a pas pu l’identifier. Il est vrai que Daniel Rondeau et Bernard-Henri Lévy ont un très vieux compagnonnage intellectuel et politique (notamment à propos de la Bosnie). Une omission révélatrice.

Autre épisode où le manque de précision (voire d’information tout court) est gênant. Il écrit qu’il a rencontré des membres du Conseil national de transition. Mais comment est organisé ce Conseil, qui représente-t-il, qui y siège, etc. ? Autant de questions qui n’auront pas de réponse, car l’important pour BHL est ailleurs. Il tient dans le fait que les membres de ce Conseil « m’ont fait l’honneur d’assister à l’un de leurs conseils et d’y prendre la parole ». Que s’est-il dit ? Quel(s) a(ont) été le(s) sujet(s) abordé(s) ? Là encore, le lecteur du JDD n’en saura rien. Il apprendra par la suite — s’il lit le Parisien Dimanche de la semaine suivante — que BHL a appelé Nicolas Sarkozy, à ce sujet.

Des commentaires, tous les commentaires, que des commentaires

Mais l’un des problèmes soulevés par cet article tient au parti-pris de l’auteur. Ce n’est pas tant l’engagement qu’il s’agit de remettre en cause que le traitement qu’il fait subir aux maigres informations qu’il recueille. Faut-il au nom d’une cause que l’on croit juste écrire ceci :

Ali Fadil, vieux professeur de physique-chimie qui expose dans son école désaffectée, des dessins de jeunes gens où l’on voit Kadhafi affublé de moustaches grotesques; Kadhafi grimé en Sa majesté des rats; Kadhafi en femme fardée et botoxée; Kadhafi nu, les mains cachant son sexe, en train de fuir une foule insolente et joyeuse; la tête de Kadhafi en train de se noyer dans une mer de sang, etc. Merveille d’imagination drolatique et d’invention populaire; la révolution donne du talent… [souligné par moi]

Au moment d’écrire ce  passage, il aurait dû se souvenir du conseil que reçoit tout journaliste débutant : « Contente-toi de raconter les faits, soit précis. N’en rajoute pas. Ne fait pas de commentaires, ils  affaiblissent ton propos ».

Il est vrai que ce texte a un rapport très lointain avec le journalisme et que son objet est tout autre. Le problème ne vient de son contenu, il aurait tout à fait sa place dans des pages « opinions » ou « débats », mais du statut que Le Journal du Dimanche lui a donné en le propulsant dans la rubrique « grand reportage ». Il offre ainsi un label de « bon journalisme » à cet article qu’il est très loin de mériter et montre que la loi de Gresham, « la mauvaise monnaie chasse la bonne », ne s’applique pas qu’à l’économie, mais aussi à l’information.

>> Article initialement publié le 13 mars 2011 sur le blog de Marc Mentré Media Trend sous le titre : “BHL ceci n’est pas du reportage”.

>> Crédits Photo FlickR CC : researchgirl / Jilligan86

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