OWNI http://owni.fr News, Augmented Tue, 17 Sep 2013 12:04:49 +0000 http://wordpress.org/?v=2.9.2 fr hourly 1 Les chaleurs du festival Burning Man http://owni.fr/2011/09/06/dans-la-chaleur-du-festival-burning-man/ http://owni.fr/2011/09/06/dans-la-chaleur-du-festival-burning-man/#comments Tue, 06 Sep 2011 12:56:39 +0000 Clément Baudet http://owni.fr/?p=78299 MAJ : Le Burning man dans une (belle) vidéo ? C’est comme si vous y étiez et c’est ici.

Tous les ans, au début du mois de septembre, se déroule dans le désert du Nevada le fameux festival Burning Man [en]. Projet collectif un peu fou qui existe depuis plus de vingt ans. La dernière édition s’est achevée la nuit dernière. Cette gigantesque fête collaborative qui prend sa source sur la côte Ouest des États Unis est liée à l’émergence des industries du web dans la Silicon Valley. Une fois cher payée l’entrée, économie du don et culture jamming et Do It Yoursef (DIY, fais-le toi-même) sont joyeusement pratiquées pendant sept jours dédiés à la création. La ville éphémère de Black Rock City attire aujourd’hui de plus en plus de geeks et autres fous de nouvelles technologies. Exemple parfait des liens qui existent entre les hippies de San Francisco et les dirigeants de Google…

Burning Man c’est un peu une incarnation de la Zone d’Autonomie Temporaire d’Hakim Bey, avec couleurs, costumes excentriques, installations artistiques, numériques et pyrotechniques hors du commun, voitures mutantes (art cars) tout droit sorties de MadMax errant dans un décor post-apocalyptique, interdiction de pratiquer toute transaction commerciale pendant le rassemblement… Black Rock City [en] est un « espace autre », recréé ex-nihilo par des milliers de « burners » qui forment cette ville qui devient alors la troisième plus grande du Nevada.

La première fois que j’en ai entendu parler, c’était en 2009. Des amis me montrent sur YouTube quelques vidéos qui posaient ce cadre. Scotché, j’ai passé la nuit à regarder des photos. Une chose était sûre, il fallait que j’y sois là-pour la prochaine édition. Grâce à CouchSurfing [en], – le site Internet d’hospitalité qui permet de squatter, partout dans le monde, un canap’ pour la nuit – je trouverai une place dans un véhicule pour me rendre sur la playa, cette vaste étendue désertique d’où émerge Black Rock City.

Black Rock City, ville éphémère

Expérience communautaire ou utopie urbaine, je ne savais trop quoi penser en arrivant dans la ville. Organisée en arc de cercle ouvert sur le désert, on s’y repère comme sur un cadran d’horloge imaginaire. C’est au centre de que s’élève le man, véritable axis mundi, centre spatial et temporel du rassemblement : une effigie en bois de forme humaine de plus de vingt mètres de haut qui sera brûlée le samedi soir dans une festive effervescence. Black Rock City est une grande bourgade qui possède un aéroport, un bureau de poste, des journaux quotidiens (comme le Black Rock Beacon [en]), plusieurs stations de radio, et de nombreux autres services rendus possibles par la participation bénévole des burners. Il y a même un éclairage public ! Les lamp lighters [en] allument tous les soirs des lampes à huile le long des plus grandes « avenues » de la cité.

Loin de ressembler à une vaste anarchie, dix principes servant de référence se sont progressivement imposés à Black Rock City, sorte de contrat social informel adopté par les participants. Pratique du don, libre expression de soi, autonomie de chacun sont encouragés en mettant l’accent sur la solidarité, la responsabilité écologique et la communauté. Selon la devise « leave no trace », les burners sont invités à protéger cet espace naturel en ne laissant aucune trace physique. Après l’événement, une équipe de bénévoles passe plusieurs semaines le site au peigne fin.

L’absence de relation marchande est ce qui frappe le plus. Excepté pour l’achat de la glace ou du café, l’argent est banni et chacun doit apporter de quoi survivre dans des conditions climatiques difficiles (chaleur, fréquentes tempêtes de poussière) et être autosuffisant en eau et en nourriture.

This is not a consumer event. No spectator, participant only !

Mais ça va plus loin que ça. Burning Man repose sur l’idée de l’inclusion radicale et de la participation active de chacun. Certains offrent des poèmes, de la nourriture (des pancakes servis tous les matins en plein désert, si c’est possible !), d’autres organisent des concerts, des jeux absurdes, construisent de manière collective des installations artistiques, des camps à thème, projettent des films, se déguisent ou se baladent plus simplement à poil… Une stimulation de la créativité et de l’imagination qui ramène en enfance, assis devant une feuille blanche, la trousse remplie de crayons de couleur. J’ai ainsi distribué aux burners des citations de philosophie, écrites à la main dans de petites enveloppes. Au gré des rencontres, des surprises, des déambulations sans fin dans ce parc d’attraction pour adultes, gigantesque musée d’art contemporain à ciel ouvert. La musique, à dominante électronique, accompagne jusqu’au petit matin les danseurs et la diversité sonore [en] présente sur la playa ravit toutes les oreilles.

La nuit tombée, l’émerveillement visuel vous saisit de plus belle. The Serpent Mother, une sculpture géante du groupe d’artistes Flaming Lotus Girls [en], représentant un serpent enroulé autour de son œuf, crache du feu. Sous un gigantesque dôme, Thunderdome – oui, le même que dans le troisième volet de la trilogie Mad Max ! -, des burners s’affrontent. J’avoue avoir passé plusieurs nuits à jouer au Groovik’s Cube [en], une installation numérique lumineuse inspirée du célèbre jeu Rubik’s Cube. Trois personnes pouvaient faire tourner les axes du cube à partir de d’emplacements situés autour de la structure.

De la Cacophony Society à Google

Lorsque Larry Harvey et son ami Jerry James ont construit en 1986 une effigie en bois pour la brûler à Baker beach au pied du Golden Gate Bridge à San Francisco, ils ne se doutaient pas qu’ils allaient donner naissance à un tel mouvement. Parce que c’est bien d’un mouvement dont il s’agit. Rassemblement incontournable pour les jeunes et les moins jeunes de la baie de San Francisco, Black Rock City comptait plus de 50 000 personnes en 2010. Parallèlement, des centaines évènements similaires se développent et s’organisent à l’échelle locale, aux États-Unis et ailleurs, autour des mêmes principes. C’est le festival Nowhere en Espagne, le Kiwiburn en Nouvelle Zélande ou l’Afrikaburn en Afrique du Sud.

Brian Doherty raconte avec passion la genèse de cet homme en feu dans son livre This is Burning Man [en]. En 1990, suite à l’interdiction par les autorités locales (la Local Park Police) de brûler le man sur la plage de Baker Beach, il fut démonté et transporté au Zone Trip [en], un événement artistique organisé en plein désert de Black Rock par un regroupement d’excentriques urbains néo-situationnistes de San Francisco : la Cacophony Society [en].

Chaque année, le nombre de participants va doubler pour atteindre 4.000 personnes en 1995. Rassemblement anarchique à ses début, espace de liberté totale dédié aux expérimentations, même les plus dangereuses (le port d’arme n’était pas interdit et Brian Doherty raconte bien les accidents des premières années), les participants vont vite créer une organisation à but non lucratif pour lui permettre de croître et surtout de perdurer. Aujourd’hui la Burning Man Organization [en] emploie une trentaine de personnes à l’année et comprend un comité exécutif de six membres permanents (dont le cofondateur Larry Harvey) responsable des obligations légales et financières de Burning Man. Le billet d’entrée à Black Rock City varie en fonction de la date d’achat et s’élève aujourd’hui entre 210 et 300 dollars. Il permet de financer les installations sanitaires et médicales de Black Rock City et de reverser de nombreuses bourses [en] pour les projets artistiques.

Si certains anciens burners que j’ai rencontrés déplorent le succès de Burning Man, il reste un lieu unique de création et de libre expression. En 1995, Matt Wray décrivait Black Rock City comme un patchwork inégalé de la contre-culture américaine :

Toutes sortes d’espèces coexistent ici, une encyclopédie vivante de sous-culture : des survivants du désert, des primitifs urbains, des artistes, des rocketeers, des hippies, des Deadheads, des queers, des pyromanes, des cybernautes, des musiciens, des harangueurs, des frappés de l’éco, des têtes d’acide, des éleveurs, des punks, des amoureux des armes, des danseurs, des amateurs de sado-maso, des nudistes, des réfugiés du mouvement des hommes, des anarchistes, des raveurs, des transgenres et des spiritualistes New Age

Hippies 2.0 : Silicon Man et Burning Valley

Mais ce n’est pas un rassemblement de hippies traditionnels comme le donne à voir un des épisodes de South Park [en]. Il attire rapidement des ingénieurs en nouvelles technologies de la baie de San Francisco qui surfent sur la dot-com bubble [en]. En novembre 1996, Bruce Sterling publiait dans Wired magazine un article [en] sur Burning Man dans lequel il comparait Black Rock City à « une version physique d’Internet ». Cet événement va ainsi rapidement devenir la destination phare pour les nouvelles élites de l’informatique [en].

De nombreux ingénieurs des environs de Palo Alto s’y rendent régulièrement comme le soulignent les études de Fred Turner, Robert Kozinets et Lee Gilmore [lien ?]. Parmi ces digerati, Jeff Bezos, directeur fondateur d’Amazon.com, Larry Page et Sergey Brin, fondateurs de Google, participèrent plusieurs fois. L’origine des logos à thème de Google serait même directement lié à leur voyage en 1998.

Howard Rheingold, théoricien de la notion de « communauté virtuelle » (The Virtual Community, 1993) et spécialiste dans l’étude des rapports entre et l’homme et les nouvelles technologies, s’y rend lui tous les ans. Il dévoile les projets artistiques qu’il y prépare chaque année sur son compte Twitter.

Les liens entre le Silicon Man et la Burning Valley [en] sont évidents : ils s’inscrivent dans la même zone géographique et rassemblent les mêmes participants. Preuve à l’appui : cette vidéo (de 37 minutes !) réalisée en 2007 par deux employés de Google qui nous apprennent comment cuisiner à Burning Man.

Mais comment expliquer que les dirigeants et les employés des plus grandes entreprises du web décident d’aller passer tous les ans une semaine au milieu de nulle part ? Le journaliste Quentin Noirfalisse rappelle bien que la cyber-culture prend ses racines dans les mouvements contre-culturels de la fin des années 1970. Synthèse de la culture alternative et de la techno-culture, Burning Man est un sujet de discussion sur Internet dès 1994, notamment sur The WELL, première communauté virtuelle créée par Stewart Brand, célèbre éditeur de la revue Whole Earth Catalog. Larry Harvey a lui aussi abordé en 1997, dans un discours un rien prophétique, les liens de continuité entre Internet et Burning Man :

Burning Man et Internet offrent tous les deux la possibilité de rassembler de nouveau la tribu de l’humanité, de parler à des millions d’individus dispersés dans la grande diaspora de notre société de masse.

Internet et Burning Man : zones d’inclusion radicale

Selon les recherches de l’anthropologue américaine Lee Gilmore, « pour la communauté de Burning Man, Internet va être un outil essentiel pour organiser, communiquer et construire Black Rock City. Les burners de tous les coins du monde restent connectés toute l’année à travers de nombreuses mailinglists globales et régionales (…) ». Parmi elles, e-playa et bien d’autres communautés en ligne comme tribe.net, livejournal.com et Facebook, dont la page de Burning Man compte plus de 241 990 amis. À Black Rock City, comme dans le cyberespace, les burners portent des playa names [en], pseudonymes de circonstance donnés généralement par d’autres burners et depuis 2003, un Burning Man virtuel, – Burning Life – est organisé dans Secondlife au début du mois d’octobre. Un rassemblement d’avatars qui brûlent un man digital dans un décor désertique. Oui, on peut le dire, Burning Man est un vrai rassemblement de geeks créatifs.

Si le développement d’Internet et de son industrie semble lié à l’émergence de Burning man c’est qu’il existe des convergences de valeurs ou convergences culturelles pour reprendre le terme du professeur Henry Jenkins [en]. Black Rock City est peut-être bien une incarnation physique d’Internet comme le déclarait Bruce Sterling. Ce rapprochement est repris par Lee Gilmore : « Internet est le secteur dans lequel la frontière entre participant et observateur et surement la plus obscure, et Internet comme Burning Man sont des zones d’inclusion radicale et le libre expression. » L’interactivité, la participation promue à Burning Man est alors la même que celle du web 2.0.

Certaines entreprises n’hésitent pas à payer des billets à leurs employés pour s’y rendre, dans une démarche professionnelle susceptible d’augmenter leur créativité comme le relève [en] Vanessa Hua, journaliste au San Francisco Chronicle. Pour des entreprises qui recherchent l’innovation, cette incroyable créativité est une véritable mine d’or, à tel point que Chris Taylor publiait en 2006 un article [en] sur le sujet dans le Businnes 2.0 magazine en incitant les lecteurs à venir découvrir et participer. C’est aussi un lieu de rencontre, qui permet de se faire des contacts. Vanessa Hua souligne qu’il est relativement tabou d’y parler boulot ou argent, mais que les contacts se nouent facilement dans ce cadre informel où chacun, libéré des hiérarchies du monde réel, est à même de déployer toute sa créativité en plein désert. Sympa comme cadre de rencontres professionnelles.

Une infrastructure culturelle pour la Silicon Valley

Fred Turner, professeur de communication à l’université de Stanford analyse les liens qui existent entre cet événement et l’émergence des industries en nouvelles technologies de la Silicon Valley. Burning Man est selon lui, une infrastructure culturelle qui permet l’émergence de nouvelles fabrications de médias (new media manufacturing). Cette infrastructure culturelle repose sur une organisation collaborative du travail, la common-based peer production [en] théorisée par Yochai Benkler de l’Université d’Harvard, lui-même auteur de La Richesse des réseaux (2006), où il analyse les manières dont les technologies de l’information et de la communication permettent des formes augmentées de collaboration qui transforment l’économie et la société. On est pas loin des smart mobs d’Howard Rheingold, son livre sur les potentialités des nouvelles technologies pour augmenter l’intelligence collective.

Cette organisation collaborative du travail se retrouve à la fois dans des projets Open source, les licences Creative Commons, dans Wikipédia, et également à Burning Man : Il est possible de participer, en écrivant un article, en apportant un savoir-faire, qui est « donner » à la communauté, dans la même logique qu’une installation artistique ou une performance réalisée à Burning Man.

En prenant l’exemple de Google, Fred Turner dans son article (en ligne [pdf, en]) démontre de quelle manière Burning Man peut être considéré comme un support idéologique aux nouveaux modes de productions mis en œuvre dans la Silicon Valley.

Turner dénonce cette nouvelle d’organisation du travail qui fusionne épanouissement personnel et professionnel, lieu de travail et lieu de vie, temps de travail et temps de loisir. Loin d’une visée purement humaniste, elle permettrait d’augmenter la productivité et la créativité des employés. En témoignent les installations artistiques et numériques réalisées de manière collaborative, ou des programmes comme Burning Man Earth, un projet réalisé par des burners développeurs et programmateurs informatiques avec l’équipe de Google Earth. L’objectif ? Permettre une visite virtuelle en 3D de Black Rock City tout en développant (bénévolement bien sûr) de nouveaux outils pour la plateforme de Google Earth.

Burn, baby burn ! Mais qui est cet homme qui brûle ?

Cette effigie en bois n’est pas sans rappeler The Wicker Man, ce mauvais film d’horreur de 1973, mais Larry Harvey affirme n’avoir pas vu le film lorsqu’il y mit le feu pour la première fois. Que représente-t-elle alors ? Quel sens peut-on y trouver ? François Gauthier, professeur d’anthropologie à l’UQAM à Montréal considère que Burning Man, c’est « l’indétermination de sens qui est la condition de possibilité de la communauté ». Le man, cette sculpture de forme humaine au genre neutre, n’a aucune signification préétablie. Mais le succès de ce rassemblement réside peut-être dans le fait qu’il nous dit quelque chose de notre époque, qu’il fusionne l’héritage de la contre-culture hippie et la cyber-culture, s’inscrivant dans le développement d’Internet et des nouvelles technologies. Le man, comme un totem post-moderne, ne serait alors que le symbole du changement et du dépassement.

Et cette volonté, cette force de création, peut faire penser à l’euphorie technophile qui se retrouve dans le mouvement transhumaniste. On aperçoit d’ailleurs des images de Burning Man en introduction de TechnoCalypse, documentaire de Frank Theys consacré au transhumanisme. Grâce aux nouvelles technologies, il est aujourd’hui possible de transcender les limites humaines, tel serait le message. L’homme est aujourd’hui capable de se transformer, et il n’y a qu’un pas entre la création numérique, informatique et biologique. “Humain, trop humain” écrivait Nietzsche, Burning Man professerait-il l’avènement d’une l’humanité 2.0 ?

Cliquer ici pour voir la vidéo.

Et toi, lecteur d’OWNI, ça te dis d’aller faire un tour à Black Rock City ? N’oubliez pas vos googles goggles (lunettes anti duststorm) et see you on the playa ! ;)


Cliquer ici pour voir la vidéo.


N.B : Un grand merci à @aSciiA pour son aide à la rédaction de cet article.

Crédit photos : FlickR CC PaternitéPas d'utilisation commercialePartage selon les Conditions Initiales par foxgrrl par zenzineburner ; par Michael Holden par zenzineburner; DR Google; par jonandesign; par Halcyon

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Aux origines de la cyberculture: LSD et HTML http://owni.fr/2011/05/04/origines-cyberculture-lsd-html/ http://owni.fr/2011/05/04/origines-cyberculture-lsd-html/#comments Wed, 04 May 2011 14:16:07 +0000 Quentin Noirfalisse http://owni.fr/?p=61024 Cliquer ici pour voir la vidéo.

Juillet 1947. La revue américaine Foreign Affairs publie un rapport, rédigé par un certain M. X, qui modèlera la seconde moitié du vingtième siècle : « Les sources de la conduite soviétique ». Sur fond de réquisitoire contre la « poursuite d’une autorité interne illimitée » par le régime communiste, M. X, alias George Foster Kennan, alors directeur des affaires politiques du département d’État développa la stratégie du containment,ou endiguement en français. Kennan écrit :

Il est clair que le principal élément de toute politique des États-Unis à l’égard de la Russie soviétique doit être de contenir avec patience, fermeté et vigilance ses tendances à l’expansion.

Mal comprise, de l’aveu même de Kennan, cette idée de containment influença la Doctrine Truman et devint l’une des pierres angulaires de la politique des États-Unis envers l’URSS tout au long de la Guerre Froide.

Investir dans l’éducation au XXIe siècle

8 Avril 2011. En pleine bagarre budgétaire au Congrès américain, le Pentagone a discrètement sorti un rapport, le National Strategic Narrative, pondu par M. Y, en clin d’œil au texte de George Kennan. Derrière M. Y se profilent deux membres du Comité des chefs d’États-majors interarmées : le capitaine Wayne Porter et le Colonel Mark « Puck » Mykleby. Tout en rappelant qu’il ne reflète que le point de vue de ses deux auteurs et non pas celui du Pentagone (qui a néanmoins autorisé sa diffusion), ce document tente de jeter les bases d’une nouvelle stratégie américaine pour le 21e siècle. Porter et Mykleby conseillent aux États-Unis de cesser de concevoir leur rapport au monde sous l’angle de la défense et d’investir davantage « d’énergie, de talent et de dollars dans l’éducation et la formation des jeunes Américains » que dans les dépenses militaires.

Ainsi, le National Strategic Narrative explique qu’il est temps de passer, outre-Atlantique, d’une stratégie de containment (qui a prévalu « pour les Soviétiques, puis pour les terroristes ou la Chine ») vers un nouveau concept : le sustainment (durabilité). En clair, les États-Unis devraient mettre l’accent sur « l’influence » politique plutôt que sur le « contrôle » et se focaliser sur leur prospérité interne tout en regagnant « leur crédibilité » sur la scène internationale. En évitant, suggèrent Porter et Mykleby, de se mettre des communautés entières à dos en abusant du label « terroriste ».

L’un des paragraphes les plus intéressants de ce rapport est dédié à Internet et à sa reconnaissance comme facteur essentiel de ce « monde en changement perpétuel » décortiqué par les deux Monsieur Y. En une poignée de phrases, il résume la perception de la toile que peuvent développer des stratèges américains:

L’avènement de l’Internet et du world wide web, qui ont inauguré l’ère de l’information et vivement accéléré la mondialisation, a engendré des effets secondaires dont les conséquences doivent encore être identifiées ou comprises. Parmi ces effets, on constate : l’échange anonyme et quasi-instantané des idées et des idéologies, le partage et la manipulation de technologies sophistiquées et auparavant protégées, un « networking » social vaste et transparent qui a homogénéisé les cultures, les castes et les classes, la création de mondes virtuels complexes [...]. Le worldwide web a aussi facilité la diffusion de propagandes et d’extrémismes haineux et manipulateurs, le vol de la propriété intellectuelle et d’informations sensibles, [...] et suscité la perspective dangereuse et dévastatrice d’une cyberguerre [...]. Que cette révolution pour la communication et l’accès à l’information soit vue comme la démocratisation des idées ou comme le catalyseur technologique d’une apocalypse, rien n’a eu autant d’impact sur nos vie depuis cent ans. Nos perceptions de nous-mêmes, de la société, de la religion et de la vie ont été mises au défi.

Propagande, apocalypse, cyberguerre : la vision est volontiers anxiogène. Elle n’en est pas moins logique pour le prisme militaire américain et réaffirme quelque chose qui, pour beaucoup, sonne comme une évidence : Internet s’est, en une vingtaine d’années, installé comme un pilier essentiel du monde occidental. « Internet est notre société, notre société est Internet », établit un manifeste de blogueurs et journalistes allemands publié en 2009, précisant que Wikipédia et Youtube font autant partie du quotidien que la télévision.

Le grand bouleversement

Dès 1981, Dean Gengle, pionnier du net au bord de l’oublie (713 résultats Google, pas de page Wiki) et membre éminent de CommuniTree, l’une des premières « communautés virtuelles » à tendance hippie proposait la création d’un Electronic Bill of Rights (Déclaration des droits électroniques) . Envoyer et écrire des mails, tenir des « réunions électroniques », mener des transactions financières, accéder à des bibliothèques d’information, arranger ses voyages, « bouleverser, en général, la manière dont nous faisons les choses » : la révolution de la communication impliquait, pour Gengle, l’intensification de ces usages. Son Bill of Rights, réclamant en particulier le respect de la vie privée dans la sphère électronique, n’aboutira pas. La suggestion d’Al Gore, en 1998, de poursuivre une initiative similaire non plus.

Les cieux de ce nouveau cosmos électronique nécessitaient ainsi d’être protégés et les droits de l’homme devaient y être garantis comme dans l’univers tangible. De nombreux textes, manifestes, codes de principes ont également rappelé, ces trois dernières décennies, que l’Internet appartient au public (par exemple, le Bill of Rights on Cyberspace du journaliste américain Jeff Jarvis). Mieux : Internet n’est pas un simple média, mais bien un lieu public. Dans La démocratie Internet, le sociologue français Dominique Cardon réfute une idée répandue qui voudrait que l’armée américaine, plongée dans sa Guerre Froide, soit seule à l’origine d’Internet.

Cette dernière aurait effectivement contribué à son développement initial, en finançant l’équipe de recherche qui « a conçu les premiers protocoles de transmission du réseau ARPANET », l’ancêtre d’Internet. Mais le net et, surtout, la philosophie qui le sous-tend, explique Cardon, seraient avant tout issue du mariage entre le tourbillon de la « contre-culture américaine » des années 60 et du « monde de la recherche ». Pas étonnant que Timothy Leary, apôtre du psychédélisme, se soit exclamé que « le PC était le LSD des années 90 !».

L’une des plus vieilles communautés virtuelles encore en activité, the WELL (Whole Earth ‘Lectronic Link), sorte de proto-MySpace engendré « bien avant que l’Internet public ne soit lâché » , a été fondée en 1985 par Stewart Brand. Brand, plus connu pour avoir édité un monument de la contre-culture, le Whole Earth Catalog, demeure l’un des derniers vestiges de l’âge d’or de l’acide. Un maigrelet aux cheveux blonds qui portait un disque étincelant sur le front, arborant pour tout vêtement un collier de perles et un survêtement blanc de garçon boucher parsemé de médailles du Roi de Suède, comme le décrit Tom Wolfe en 68 dans The Electric Kool-Aid Acid Test. Son dernier trip, selon ses souvenirs pas si brumeux qu’il n’y paraît, il se le serait pris en 1969, tiens donc, aux côtés des hippies du Hog Farm et de Ken Kesey, l’auteur de Vol au dessus d’un nid de coucou.

Ovni éditorial, bible hippie

Le Whole Earth Magazine cumulait le statut d’ovni éditorial et de bible hippie. On y parlait autant, rappelle l’universitaire Fred Turner dans De la contreculture à la cyberculture, de flûtes en bambou, de construction de dômes futuristes pour habitat autonome que de musique générée par ordinateur . L’édition de mars 69 appelait Nixon à faire de la planète terre un parc national protégé. Imbibée des théories cybernétiques, la chair éditoriale du Whole Earth résidait dans une croyance aux antipodes d’Orwell : la technologie, loin d’être oppressive, pouvait se révéler libératrice, et ce serait, selon Fred Turner, le Whole Earth qui aurait « créé les conditions culturelles grâce auxquelles les micro-ordinateurs et les réseaux informatiques auraient été perçus comme les instruments » de cette « libération ».

Steve Jobs, le maître de la pomme himself, a salué le Whole Earth Magazine comme un embryon de « Google 35 ans avant Google » . Tout en dédiant de nombreuses pages à des programmes informatiques « révolutionnaires », Stewart Brand organise en 1984 la première conférence de hackers. Ce « Woodstock de l’élite informatique » , tenu dans une vieille base militaire de la baie de San Francisco, aurait été inspiré par la sortie, la même semaine, du livre de Stephen Levy Hackers – Les héros de la révolution informatique. Avec cet ouvrage, Levy tentait de décoder et d’établir les grandes lignes de l’éthique de ces géniaux programmeurs dopés aux lignes de code qui accouchèrent de l’ordinateur personnel.

Vingt-cinq ans plus tard, Levy revenait dans Wired sur les principes esquissés dans son livre :

Certaines des notions [de cette éthique] sont aujourd’hui à se cogner le front d’évidence mais étaient loin d’être acceptées à l’époque – comme l’idée que ‘Vous pouvez créer de l’art et de la beauté sur un ordinateur’. Un autre axiome identifiait les ordinateurs comme des instruments de l’insurrection, conférant du pouvoir à chaque individu doté d’une souris et de la jugeote suffisante – se méfier de l’autorité, promouvoir la décentralisation. Mais le précepte qui me semblait le plus central à la culture hacker s’avéra aussi être le plus controversé : toute l’information doit être gratuite.

Cette sentence est dérivée de la bouche visionnaire de Stewart Brand, qui résuma un des principaux antagonismes de la cyberculture :

D’un côté l’information veut être onéreuse, parce qu’elle est tellement précieuse. Une bonne information au bon endroit change votre vie. D’une autre côté, l’information veut être gratuite [free], parce que le coût de sa publication diminue sans cesse. Ces deux idées se combattent l’une l’autre.

Les mots de Brand ont été amplement commentés. Free voulait-il dire gratuit ? Ou libre, comme dans logiciel libre, dont les codes sont ouverts à leurs utilisateurs ? Les deux, sans doute.

La génération numérique

Dès le début des années 80, cette opposition (information chère/information gratuite) s’était déjà matérialisée. Certains hackers partirent du côté des logiciels commerciaux, protégés contre la copie. D’autres, dont Richard Stallman, le père du mouvement du logiciel libre, choisirent la coopération plutôt que la compétition. En 1993, le magazine technologique Wired fut fondé. Ouvertement libertarien, il est donc allergique à l’action de l’État (et à son autorité) tout en défendant bec et ongles les libertés individuelles, dont celle d’entreprendre et d’innover. Parmi les collaborateurs du premier numéro, six venaient du Whole Earth Catalog, dont Stewart Brand. Selon Fred Turner, Wired estimait que cette « génération digitale » allait « ébranler les sociétés commerciales et les gouvernements », « démolir les hiérarchies » et installer à leur place « une société collaborative ».

Le rêve ne s’est pas encore réalisé. Internet « est notre société ». On y compte beaucoup. Dollars, euros, yuans. On y consomme allégrement. On y raconte parfois des mensonges qui se muent en réalités. On y voit agir une kyrielle de gouvernements, à coups de lois et de commissions. Sans compter les sociétés privées. Certaines, comme Facebook, créent presque un « Internet clos» dans l’Internet, tellement la plateforme est recroquevillée sur elle-même. Mais tout ne s’arrête pas là. Internet n’est pas qu’un labyrinthe a priori anarchique, c’est aussi une fabrique de contre-pouvoir, « un laboratoire, à l’échelle planétaire, des alternatives à la démocratie représentative », écrit Dominique Cardon.

Sur la face la plus exposée du Net, on y voit des révoltes amplifiées, à l’international, par les médias sociaux mais aussi des révolutions soit-disant Twitter qui n’en sont pas vraiment (en Moldavie ou en Iran). On y suit les péripéties d’un hacker qui se serait surnommé, à 16 ou 17 ans, Mendax (le menteur, en latin), avant de devenir l’icône médiatique du whistleblowing. En 2008, Julian Assange estimait que son projet, WikiLeaks avait changé les résultats des élections kényanes de 10% après avoir fait fuiter des documents accablants sur la corruption du régime de Daniel Arap Moi.

Sur d’autres versants de la Toile, souvent moins exposés, les questions s’agglutinent. Comment garantir la vie privée, facteur clé de la démocratie, et les libertés civiles sur Internet ? Quel sont les intentions de nos gouvernements face au réseau ? Comment aborder la question du copyright ? Comment utiliser cette « place publique » comme vecteur de transparence voire d’un changement social plus profond ? Comment y garantir la liberté d’information ? Ces questions, des citoyens, fins explorateurs de la toile et souvent hackers, s’en sont emparées, agissant même au-delà des aspects liés au réseau. On les range, avec excès, dans la catégorie « activisme », « alors que non, ce qu’ils font, c’est de la politique », estime Jean-Marc Manach, journaliste à OWNI et Internetactu.net, plongé dans le net depuis 1999.

Pendant quelques mois, Geek Politics va se creuser le front, rencontrer du monde, de Berlin à l’Islande (on peut toujours croiser les doigts) en passant par la Belgique, tenter de plonger dans le débat, ramener des images et du son, du texte, et, avec vous, essayer d’un peu mieux comprendre en quoi Internet change nos démocraties et l’espace public.


Article initialement publié sur Geek Politics sous le titre : “Du LSD aux lignes de codes : genèse fragmentaire d’une cyberculture”

Vidéo réalisée par Dancing Dog Productions (quentin noirfalisse/adrien kaempf/maximilien charlier/antoine sanchez)

Crédits Photo FlickR by-nc-nd 7E55E-BRN / by-nc Intersection Consulting / by-nc-sa 350.org

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Le LOOP : un Hackerspace dans Paris http://owni.fr/2011/01/20/le-loop-un-hackerspace-dans-paris/ http://owni.fr/2011/01/20/le-loop-un-hackerspace-dans-paris/#comments Thu, 20 Jan 2011 07:30:38 +0000 jessicachekoun http://owni.fr/?p=43084 Cet article est issu du site Silicon Maniacs, un  webzine pour défricher, chroniquer et analyser la révolution digitale créé par l’association Silicon Sentier qui organise les évènements à La Cantine pour rassembler, mixer et interroger les acteurs du numérique.

Le rendez-vous est donné non loin de République, dans un immeuble avec pignon sur rue. Nous voyant nous diriger vers la porte, un jeune homme nous barre le passage :

« Vous êtes attendues ?

- Heu oui par Guyzmo.

- Je connais pas de Guyzmo moi.

- Heu, en fait on travaille pour Silicon Sentier et c’est pour ça qu’on doit rencontrer Guyzmo.

- Ah c’est les geeks c’est ça ?

- Heu… si on veut, oui.

- Ah…ils sont au quatrième, je vais vous accompagner. »

Dans l’ascenseur il nous explique : « Vous savez, on a 5 000 mètres carré à gérer, alors on ne peut pas laisser entrer n’importe qui sinon, ça va être le bazar. Les gens vont faire n’importe quoi. »

Le Squat a été ouvert il y a un mois et demi dans un ancien immeuble de bureau. Nous sommes là car un hackerspace a été monté et nous souhaitons en apprendre un peu plus.

Au fil des huit étages, des ateliers d’artistes, des lieux de vie, des installations de création de décors de théâtre. On nous propose de descendre au premier étage pour profiter du ciné club. Mais ce n’est pas notre but, nous sommes ici pour parler du LOOP : Laboratoire Ouvert Ou Pas. Le quatrième étage lui est presque entièrement dédié. 200 mètres carré recouverts de moquette et arborant un faux plafonds. Ça et là, des tours de PC ont poussé comme des champignons, sur la moquette bleu France Télécom des années 1980.

Sous la lumière des néons, entretien mené par Abeline Majorel avec Guyzmo, ingénieur en recherche et développement à Bearstech, une société coopérative d’ingénieurs spécialisée en infogérance, en hébergement et en développement d’applications.

“Ma passion c’est tout ce qui concerne le hacking, c’est-à-dire bidouiller le matériel, comprendre le fonctionnement des choses et créer de nouvelles choses. “

Peux tu nous expliquer ce qu’est le LOOP ?

Le LOOP c’est ce que l’on appelle un Hack lab ou encore un hackerspace, mouvement qui existe depuis plusieurs années et qui s’est généralisé en Allemagne et aux États-Unis. En France on dira plutôt un laboratoire ouvert. Ce sont des lieux qui réunissent ce que l’on appelle des hackers, les hackers étant des bidouilleurs, des gens passionnés de technologies, que ce soit l’informatique, la mécanique ou la biologie. Des lieux pour qu’ils puissent se réunir de façon à pouvoir créer une synergie, et pouvoir mener à bien des projets en coopération. Cette synergie est orientée vers le “faire”, vers la réalisation. Il faut dépasser les discussions : il s’agit ici de mener à bien des projets.

Qui sont les personnes qui se réunissent dans un Hacker Space ?

Il existe une définition du hacker que j’apprécie beaucoup et qui a été donnée dans le Jargon Files par Eric S. Raymond : « le hacker est celui qui apprécie le challenge intellectuel du dépassement créatif et du contournement des limitations. » Voilà le facteur commun, le point qui fait que ces gens, se réunissent et ont envie de se réunir dans un tel lieu, pour finalement aboutir, créer des projets et mener à bien leurs idées, leurs envies.

Carte recensant les hackerspaces à travers le monde (cliquer sur la carte pour y accéder)

Pourquoi vous installer dans ce squat ?

On est dans ce lieu pour plusieurs raisons, la première étant qu’en France, depuis quelques années  beaucoup de hackerspaces émergent, se créent. Cela a commencé par un hackerspace en banlieue parisienne qui s’appelle le /tmp/lab (Vitry Sur Seine), suivi par le Tetalab à Toulouse. Un autre groupe est en train de s’installer à Grenoble. Un autre hackerspace qui vient d’ouvrir à Nanterre, l’Electrolab. Et encore un autre dans le nord de Paris. Sans oublier Rennes, avec le Breizh Entropy Lab. Mais, la France est un pays jacobin, le centre est toujours Paris : la vie économique se situe là. Il est très difficile  de réunir en un même lieu, intra muros, les gens qui sont acteurs de cette vie économique et ceux qui sont de passage pour que le brassage se fasse, et que tous puissent collaborer ensemble à des projets, se réunir tout simplement.

Enfin, ce lieu est un squat artistique, qui réunit des gens ayant des idéaux proches des idéaux du hacking : notamment des artistes, qui veulent avoir des ateliers pour créer, pour exprimer leur art. Mais aussi des personnes qui veulent faire de la mécanique ou d’autres activités, et qui, pour les mettre en valeur, se réunissent dans l’interstice de la cité pour mettre en valeur leurs projets.

« Le hacker, c’est celui qui apprécie le challenge intellectuel du dépassement créatif et du contournement des limitations. »

Quel est votre but, vers quoi allez-vous ?

Je ne peux pas savoir vers quoi on va mais je sais d’où on vient.

Le mouvement du hackerspace est un mouvement qui est intimement lié au mouvement du logiciel libre. Nous avons comme optique de partager ce que nous faisons, de partager nos idées et nos connaissances. Nous ne sommes pas là pour privatiser ces idées, mais pour les amener au grand public. Il en va de même pour les découvertes que nous pourrions y faire. En réalité, nous avons pour unique but de nous exprimer, de faire des choses qui nous passionnent, sans y voir un intérêt économique ou politique. Nous n’avons pas ce que l’on pourrait appeler un agenda : notre but c’est de nous amuser en faisant.

Quels sont les projets que vous allez développer ici ?

Cela dépendra des gens qui vont participer aux projets. Je ne peux pas m’avancer et parler pour les autres. En revanche, je peux parler de l’expérience de la Suite Logique ( ancien hackerspace dans un squat fermé en Juin 2010), où quatre personnes ont décidé de participer à la coupe de France de robotique. Elles ont passé un an à venir régulièrement dans le lieu, à monter leur robot, à travailler sur le projet. Au final, elles ne sont pas montées très haut dans les résultats, mais l’expérience leur a tellement plu qu’elles ont décidé de recommencer. Aujourd’hui, elles continuent leur aventure dans un autre hackerspace de la région parisienne.

Et puis, il y a l’idée des interfaces tactiles, un projet en cours sur lequel je travaille. Celles-ci existent aujourd’hui sur nos téléphones. Mais, si on envisage ces interfaces sur des surfaces plus grandes cela peut amener à des choses très intéressantes, voire des projets artistiques. Par exemple, si on choisit une vitrines comme surface, on peut imaginer des interactions avec le public et des passants dans la rue. Pour réaliser ces choses là, tout est une question de moyen et de temps à se donner.

« Soit on contrôle la technologie, soit on est contrôlé par elle, la seule différence, c’est la connaissance qu’on en a. »

Quel est le message que vous voudriez passer ?

Le message général du mouvement hackerspace est un message aux gens qui ne sont pas férus de technologies et qui n’ont pas intérêt à comprendre comment elles fonctionnent. On est dans une phase où la technologie est de plus en plus ubiquitaire, de plus en plus présente dans note vie quotidienne. On est entourés de boîtes noires. Typiquement, tout le monde a un téléphone. Beaucoup de gens ont ce qu’on appelle un smartphone, mais en dehors de dire que ce téléphone est smart on n’apprend rien sur l’objet. Les gens ne voient qu’une boite noire avec des choses sur lesquelles on peut jouer. En revanche, se poser la question de savoir comment ça fonctionne à l’intérieur, ce que fait le téléphone. Est-ce qu’il n’est fait que ce que pour quoi je l’ai acheté ? Comprendre son fonctionnement interne finalement : voilà un des buts du mouvement du hackerspace. Au delà du téléphone, ça peut s’appliquer à tout, aux publicités dans le métro, aux ordinateurs, aux tablettes, aux téléviseurs, aux téléphones fixes et au système téléphonique en lui même. À tout ce qui participe de la vie de tous les jours. Demain ce sera peut être des frigos ou des micro-ondes intelligents, des systèmes qui allumeront automatiquement les lumières dans la maison.

La question est : comment garder le contrôle sur ces choses là ? Le but des hackerspaces est d’être garant de la connaissance sur ces choses là, et du partage de celle-ci avec tout le monde. Pour éviter que la réalité ne rejoigne la science fiction d’anticipation comme 1984 d’Orwell, ou « Le Cycle des Robots » d’Asimov, où la société est entièrement contrôlée par des technologies. Soit on contrôle la technologie, soit on est contrôlé par elle, la seule différence, c’est la connaissance qu’on en a.

Article initialement publié sur Silicon maniacs

>> photos flickr CC Jeff Keyzer ; Anna Petersen

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http://owni.fr/2011/01/20/le-loop-un-hackerspace-dans-paris/feed/ 8
Musique et grève : C’est dans la rue ! http://owni.fr/2010/10/13/musique-et-greve-cest-dans-la-rue/ http://owni.fr/2010/10/13/musique-et-greve-cest-dans-la-rue/#comments Wed, 13 Oct 2010 09:43:05 +0000 Valentin Squirelo http://owni.fr/?p=27040 Si vous vous êtes déplacés dans les cortèges pour lutter contre la réforme des retraites lors de ces derniers jours de mobilisation, vous l’avez sans doute vous aussi entendu, cet air vindicatif et entraînant, comme une grosse bouffée d’air vous motivant à battre le pavé. Découvrez la Compagnie Jolie Môme à l’origine de “C’est dans la rue”.

C’est dans la rue que ca se passe !

Hormis celles volontairement silencieuses, les manifestations ont toujours eu une dimension sonore. Portant les revendications du peuple descendu dans la rue, la combativité sur le pavé s’exprime par le biais de slogans criés haut et fort, ou de chants révolutionnaires chargés de sens politique (voir cet article de Slate sur les chansons en manif)

Peu à peu les mégaphones se font rares, au profit des grosses sonos portées par les camions syndicaux. Si elles servent aussi à haranguer la foule et à lancer des slogans, elles sont aujourd’hui souvent utilisées pour diffuser de la musique, chaque syndicat inondant la masse circonscrite de ses adhérents de sons plus ou moins hors contexte.

Allant de l’altermondialisme boboïde (la fameuse “musique du monde”) avec Manu Chao, un peu de punk français avec les Sales Majestés, (qui a au moins le mérite de faire appel aux clichés satisfaisants de l’anticapitalisme avec “Les patrons”), on souffre encore plus des aberrations telle que “Belle” de la comédie musicale “Notre Dame de Paris” à laquelle la CGT paraît très attachée (#WTF).

Dans ce marasme sonore, les récentes manifestations qui se sont déroulées en France ont vu émerger une chanson, diffusée massivement, au point de devenir d’une certaine façon un “tube”, une rengaine, qui pour une fois prend tout son sens sur les pavés.

Outil de lutte

Cette chanson, “C’est dans la rue que ca se passe”, entêtante et stimulante lorsque l’on se retrouve dans la rue, est l’oeuvre de la compagnie Jolie Môme.

Sur leur site Internet, la compagnie se définit comme suit:

C’est une troupe. Qui joue beaucoup, ses propres pièces ou un répertoire hérité de Brecht, Prévert… Qui chante souvent, sur les scènes comme dans la rue. Qui lutte parfois, pour ses droits ou en soutien aux autres travailleurs. Qui fait vivre un théâtre, La Belle Étoile à Saint-Denis. Qui monte un chapiteau, pour s’implanter quelques semaines dans une région. Jolie Môme c’est encore une association, dont les adhérents constituent autant de relais d’information et de mobilisation.

Présente sur les luttes (notamment celles des intermittents du spectacle) depuis sa création en 1983, intrinsèquement militante et investie, elle a conçu cette chanson comme un outil de manifestation, une contribution à la résistance sociale.

La compagnie Jolie Môme perçoit peu de subventions, mais réussit à vivre de son art en se produisant à travers toute la France, soutenue par sa communauté d’adhérents. La troupe a cinq CDs à son actif, qu’elle refuse de commercialiser par les voies classiques, préférant les vendre en direct lors de ses spectacles et par le biais de petits disquaires et libraires alternatifs. Elle diffuse régulièrement ses morceaux gratuitement, à l’image de “Ca se passe dans la rue” dont vous pouvez télécharger le mp3 sur le site, ou à la fin de cet article.

Compagnie de théâtre populaire, mais également de chanson, l’initiative artistique est protéiforme :

Si nous chantons sur scène, vous nous verrez aussi souvent au détour d’une rue ou d’une manif pour soutenir des travailleurs en lutte, arborant tranquillement un grand et beau drapeau rouge. La Compagnie Jolie Môme est une compagnie de théâtre, nous avons créé et joué récemment un spectacle sur l’Empire Romain et l’esclavage, sur la Commune de Paris, des pièces de Brecht, Prévert. Attachés à la beauté et à la force des mots, nous espérons faire un théâtre populaire. C’est à dire un théâtre festif, où l’on se retrouve entre amis, entre camarades et où règne une atmosphère d’insolence, de rébellion. Cette atmosphère fraternelle participe à faire de notre théâtre et de notre chanson des actes politiques.

Cliquer ici pour voir la vidéo.

Du 19 novembre au 9 décembre, la compagnie Jolie Môme présentera son nouveau spectacle, Inflammable, un huit clos en entreprise adapté d’un texte de Thierry Gatinet. Les représentations se dérouleront dans leur théâtre “La belle étoile”, à St Denis.

Téléchargez le mp3 de “C’est dans la rue”

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Image de clé CC flickr : manuel | MC

Image Compagnie Jolie Môme

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De la contre-culture à l’autoculture http://owni.fr/2010/05/21/de-la-contre-culture-a-l%e2%80%99autoculture-sussan/ http://owni.fr/2010/05/21/de-la-contre-culture-a-l%e2%80%99autoculture-sussan/#comments Fri, 21 May 2010 09:59:43 +0000 Laurent Courau http://owni.fr/?p=16189 Journaliste spécialisé dans les nouvelles technologies de l’information, Remi Sussan a écrit pour Science & Vie High Tech, Computer Arts, Info PC et Technikart. Il s’est également illustré dans La Spirale avec une interview d’Alexander Bard et un “Manuel de survie à l’usage de l’étudiant des religions du futur” qui resteront dans les annales de ce site.

La Spirale l’a retrouvé à l’occasion de la sortie des Utopies post-humaines, un voyage initiatique dans les tréfonds de la contre-culture, de la cyberculture et de ce qu’il convient aujourd’hui de nommer la culture du chaos. Vraie réussite et futur ouvrage de référence, Remi Sussan signe un essai qui mérite de figurer en bonne place dans vos bibliothèques et lui vaut de réapparaître en position d’interviewé dans l’eZine des Mutants Digitaux pour un entretien où il est question de l’influence des marges culturelles, de rock psychédélique, de transformation de l’espèce et du “couch potatoe” comme modèle de système posthumain ! Quand je vous disais que nous nageons en pleine dévolution…

Les lecteurs assidus de La Spirale se souviennent de ton excellent Manuel de survie à l’usage de l’étudiant des religions du futur. On te retrouve aujourd’hui avec un nouveau livre, Les Utopies Post-Humaines, publié chez Omniscience. Quel fut le point de départ de ce projet ?

Une discussion avec mon éditeur. Il s’avérait qu’il n’existait pas en français (ni même réellement en anglais, quand on y réfléchit) d’ouvrage introductif à ce mouvement à la fois contre-culturel et futuriste. On trouve parfois des allusions dans certains livres à la cyberculture, et il y a même eu quelques traductions, comme les premiers volumes d’Illuminatus, mais sans mise en perspective du contexte, sans vision globale du phénomène, ces morceaux de connaissances apparaissaient souvent comme incompréhensibles, ou sans intérêt. Comme j’étais passionné par ces mouvements depuis les années 70, retracer leur évolution m’a paru un défi intéressant à relever.

Comment en es-tu venu à t’intéresser à tous ces mouvements de pensée parallèles et alternatifs ?

Ça dure depuis longtemps, puisque j’ai commencé à investiguer cette “contre-culture futuriste” à la fin des années 70, en gros lorsque Timothy Leary sortait sa théorie des huit circuits, que Wilson et Shea écrivaient Illuminatus, etc.

Ok, mais comment en es-tu venu à t’intéresser a cette “contre-culture futuriste” ? Était-ce au travers de la littérature fantastique ou de science-fiction, du rock psychédélique, des premières expérimentations proto-robotiques de Kraftwerk ? Quelles furent les causes des premiers émois contre-culturels du jeune Remi Sussan ?

J’ai toujours adoré la science-fiction. Dans les années 70, j’étais plutôt dans les philosophies orientales, le Grateful Dead, et tutti quanti. On opposait beaucoup, à l’époque, les cosmonautes au crâne ras, et les hippies chevelus. Pour moi, ils étaient les deux faces d’une même entreprise enthousiaste d’exploration des espaces internes et externes. Je n’étais pas le seul à le penser, puisque tout le rock psychédélique que j’écoutais alors était truffé de références au voyage spatial (8 Miles High des Byrds ou cet excellent album du Jefferson Starship, Blows Against the Empire – et je ne parle pas de Pink Floyd, je déteste les Floyds).
Je suis tombé sur l’une des rares expositions de la théorie des 8 circuits de Leary en français, je ne sais plus où. La chose était tellement nouvelle, tellement bizarre ; le vocabulaire utilisé était si étranger à ce que j’avais lu jusqu’ici que ça m’a immédiatement fasciné. C’était d’autant plus étonnant que j’avais lu la politique de l’extase du même auteur, et que ça ne m’avait guère emballé.

Ton livre est sous-titré “contre-culture, cyberculture et culture du chaos”. Peux-tu revenir pour les lecteurs de La Spirale qui n’auraient pas suivi sur les liens qui unissent la contre-culture à la cyberculture et nous expliquer ce que tu entends par “culture du chaos” ?

Les liens qui unissent la contre-culture et la cyberculture sont multiples : tout d’abord, une bonne part des idées des années 60 venaient de conceptions très scientifiques, comme la cybernétique, la physique quantique… Ce n’est que plus tard que la contre-culture est devenue plus “passéiste”. De fait, bon nombre des acteurs de la cyberculture des années 90 étaient présents à l’époque du mouvement hippie. Tout le monde connaît le passé hippie de Steve Jobs, mais sa participation n’a en fait été qu’anecdotique. Bien plus important a été le rôle joué par Timothy Leary, Stewart Brand ou John Perry Barlow.
La “culture du chaos” est, selon moi, la dernière incarnation de cette “contre-culture technologique”. Elle part du principe que le monde est beaucoup plus complexe, plus aléatoire, plus imprévisible qu’on ne l’a jamais imaginé. Cela implique un nouveau type d’individu, beaucoup plus “léger”, c’est-à-dire débarrassé de bon nombre de certitudes et de présupposés, susceptible d’évaluer rapidement les modèles du monde et d’en changer.

Quel a été selon toi l’impact de la contre-culture des 60’s et des 70’s sur la culture de masse occidentale ?

Je pense qu’il est énorme, et bon nombre de nostalgiques ronchons ne cessent de s’en plaindre (quoiqu’ils préfèrent critiquer la “pensée 68″, alors que Mai 68 ne fut qu’une version locale d’un vaste mouvement international). Tout, dans notre habillement, nos distractions, notre sexualité, a été marqué par cette époque. En gros, tout ce qui concerne la sphère privée. Maintenant, les grosses institutions, l’armée, l’état, l’entreprise, l’école, comme toutes les organisations reposant sur les réflexes archaïques de dominance et de soumission, ont évolué beaucoup moins vite. Malgré le réactionnarisme ambiant (qui touche tant la gauche que la droite), je reste convaincu que l’influence du mouvement des années 60 va persister.

Penses-tu comme Richard Metzger et Douglas Rushkoff que la contre-culture n’existe plus parce qu’elle a gagné ? N’aurait-elle pas au contraire perdu la bataille en se faisant définitivement assimiler par le système ?

L’ambiguïté, la fin du manichéisme, me paraît être une caractéristique fondamentale de la complexité. Rushkoff et Metzger ont raison, à mon avis. Ce faisant, ils rétablissent la vieille notion “d’avant-garde” qui avait été un peu vite discréditée. Quel autre but pour l’underground que devenir un jour “mainstream”, même si cela a pour corollaire une certaine déformation, la perte d’une certaine pureté ? Le but n’est-il pas de changer les choses, au lieu de rester dans un splendide isolement ? Alan Watts disait que le zen pénètrerait en Occident en infusant, lentement, comme le thé. C’est pareil pour les thèses de la contre-culture. Elles influencent doucement, discrètement, en devenant de plus en plus acceptables, souvent par l’intermédiaire de medias très populaires (rock, bande dessinée, etc.) qui passent inaperçus des gardiens du Temple de la Culture. Elles se propagent à l’aide de “media virus”, dirait Rushkoff.

Le rêve du Grand soir dans lequel toutes les valeurs se trouvent brusquement transformées me paraît largement dépassé. Les choses évoluent lentement, subtilement, et c’est tout aussi bien comme ça.

Les technologies de contrôle et de surveillance n’ont jamais été aussi élaborées qu’elles le sont actuellement. Peut-on réellement dire que nous sommes entrés dans l’ère du chaos ? Ne s’agit-il pas d’une énième tentative de manipulation, comme le dénoncent certains théoriciens de la conspiration ?

Je crois que l’intérêt de la complexité et de l’imprévisibilité qu’elle génère est qu’elle n’est pas dépendante d’une idéologie. Dans un monde complexe, toute action aura des conséquences inattendues. Il y a un dicton discordien que j’aime bien : “imposition de l’ordre = escalade du chaos”. Chaque tentative de surveillance, de manipulation crée des failles, des désordres nouveaux. Je ne serais pas surpris qu’une transparence absolue débouche sur un chaos total.

Les marges contemporaines regorgent aujourd’hui d’individus qui se définissent comme post-humains, transhumains, mutants ou vampires (pour ne citer que ces quatre exemples). Quelles sont à ton avis les causes de ces nouvelles quêtes identitaires ?

On dit souvent que la mondialisation, notre époque moderne, tend à uniformiser les comportements et les individus. L’existence de ces identités variées nous montre que la chose est bien plus complexe que cela. C’est vrai que l’uniformisation a lieu sur un certain plan, on consomme tous à peu près la même chose, nous possédons tous une vision globale du monde, basée sur la science (et c’est vrai aussi de ceux qui s’obstinent à nier la valeur de cette dernière), du moins en Occident. Mais à un niveau supérieur, en “surcouche”, nous élaborons de nouvelles cultures, “virtuelles”, ce qui relance le processus de différentiation.

Au-delà de la “contre-culture”, de la “cyberculture”, “l’autoculture” sera peut-être la grande affaire du prochain siècle. L’individu va chercher à se redéfinir lui-même, à se recréer. À terme, il possédera sa propre religion, sa propre éthique, sa propre tradition culinaire…

On assiste depuis les années 50 et 60 à un grand retour de l’ésotérisme, de la magie et des spiritualités non conventionnelles. À quoi attribues-tu ce regain d’intérêt pour les pratiques et les disciplines occultes ?

En fait, la situation est plus compliquée que cela, chaque époque a connu son regain, qui à chaque fois a surpris le grand public car ses manifestations étaient toujours nouvelles, ce qui empêchait de constater qu’on se trouvait, en fait, face à une continuité. Regarde le 18ème siècle, celui des lumières et de la raison triomphante : c’est celui du comte Cagliostro, des baquets de Mesmer, des opérations magiques de Jacques Cazotte et Martinez de Pasqually ; sans parler des illuminés de Bavière, dont on a jamais su au juste si la lumière qui les éclairait était celle de la divinité ou celle de la raison. Le XIX siècle, celui du rationalisme ? C’est aussi celui d’Eliphas Levi, du spiritisme, de la Golden Dawn ou de la société théosophique. Le fait est que l’ésotérisme a toujours joué un rôle considérable dans les mentalités occidentales, mais celui-ci a toujours été discret, occulte justement !

En revanche, il y a quelque chose de nouveau aujourd’hui : une frange de l’occultisme a effectué un renversement épistémologique complet et ça c’est intéressant. Les nouveaux occultistes, ceux issus de la chaos magick, les discordiens, etc. reconnaissent et revendiquent le caractère fictionnel, fantaisiste de leur idées et de leur pratique. Du coup, l’occultisme devient le terrain d’expérimentation de l’imagination la plus bridée.

Toute l’histoire de l’ésotérisme est truffée de faux et usage de faux, de canulars, de mensonges. Pour exemple le Corpus Hermeticum, les manifestes rose-croix, les messages des “mahatmas”, les manuscrits falsifiés à l’origine de la Golden Dawn… Sans parler de Carlos Castaneda ! Mais jusqu’ici cela restait le sale petit secret de la famille, dénoncé par les sceptiques mais pudiquement ignoré par les “adeptes”. Aujourd’hui, les nouveaux magiciens revendiquent ouvertement leur recours à la fiction ; ils nient l’existence d’une “philosophia perennis”, dogme fondamental de leurs prédécesseurs et affirment leur modernité, voir leur complet mépris de l’histoire. La magie devient, selon les mots d’Alan Moore : « Le trafic entre ce qui est et ce qui n’est pas. » On invoque Cthuluh, Bugs Bunny, Mr Spock ou les divinités d’un jeu vidéo comme Morrowind. Le magicien contemporain, ne croit plus, il affecte de croire, il expérimente sur la croyance.

Naturellement, le bon vieil occultisme continue sa route, avec le new age (la énième réincarnation de la théosophie) ou le traditionalisme réactionnaire d’un Guénon ou d’un Evola, très prisé en France. Ce n’est pourtant pas là, à mon avis, que les choses les plus intéressantes se passent.

Parmi les différents courants de pensée cités dans ce livre, lesquels te semblent véritablement porteurs des germes d’une nouvelle forme d’humanité ?

Les mouvements présentés dans le bouquin sont surtout des “monstres prometteurs”, des mutations intéressantes qui annoncent les changements à venir, sans pour autant en faire partie. En revanche, je pense que ces groupements sont riches d’enseignements parce qu’ils élaborent, chacun à leur manière, les principes fondamentaux qui gouverneront les cultures de demain, et peut-être les nouvelles formes d’humanité. Chacune de ces tendances a apporté une nouvelle pierre au moulin. Les psychédélistes, les hippies nous ont fait comprendre que la perception de la réalité dépend avant tout de la structure de notre cerveau. Les adeptes de la cyberculture nous ont montré de leur côté que l’altération de cette dernière pouvait être obtenue par la création de nouvelles interfaces, par le contrôle de l’écran, comme dirait Leary. Les transhumanistes, eux, nous apprennent à penser l’intelligence sur le long terme, à travers une multitude de formes possibles, loin de tout chauvinisme anthropomorphique ou même biologique. Quant aux magiciens chaotiques, ils expriment très bien la nécessité, dans un monde hypercomplexe, de recourir à l’absurde, à l’imaginaire, à l’aléatoire pour briser les certitudes trop bien établies. Toutes ces idées sont intéressantes, appelées pour moi à un véritable avenir.

Maintenant les courants qui les portent ont aussi leurs limites et une bonne part de naïveté. Franchement, je doute que les drogues psychédéliques nous fassent réellement pénétrer dans d’autres dimensions, nous mettent en contact avec des elfes, etc. Nous savons que le web n’a pas suffi à changer le monde, qu’il y a une vie au delà de l’écran. La croyance des transhumanistes en la cryonie, en des concepts comme la Singularité, les décrédibilise fortement. Et personne, j’en suis sûr, n’a jamais fait tomber la pluie en se concentrant sur un “sigil”…

Les médias et les intellectuels branchés reviennent régulièrement sur cette idée de post-humanité. Et pourtant, qu’est-ce qui nous différencie fondamentalement des générations qui nous ont précédées ? En quoi l’être humain de ce début de vingt-et-unième siècle est-il vraiment différent et plus évolué que nos précurseurs des siècles passés ?

Je pense qu’il y a plusieurs facteurs. Tout d’abord, pour la première fois l’homme est “plus grand que la terre” : nous réalisons enfin que notre planète est un “vaisseau spatial” comme disait Fuller. Cette découverte peut nous convertir à un écologisme extrême, passéiste, ou au contraire nous pousser à quitter cette enclave pour envahir l’univers. Dans les deux cas, le résultat est le même : la terre est devenue, petite, limitée, fragile : sa survie, son destin, dépend de nous et de nous seuls. Ensuite, il y a le problème de la mort. Pour la première fois notre compréhension de la biologie nous permet de la considérer comme un problème d’ingénierie qui peut être résolu avec de l’astuce et de l’huile de coude. Cela ne signifie pas que l’immortalité soit pour demain, ou même qu’elle sera jamais possible. Mais nous entrons dans le temps où elle peut être envisagée. Ce changement de perspective est fondamental et transforme intégralement notre réflexion sur la condition humaine.

Enfin, il y a cette “accélération accélérante”. Jusqu’ici, des générations entières vivaient sans connaître le “choc du futur”, le changement radical de leur mode de vie et de leur conception du monde. Aujourd’hui, notre génération a connu plusieurs de ces “chocs” et nos enfants en subiront plus encore. Héraclite le remarquait bien sûr déjà, on ne se baigne pas deux fois dans le même fleuve, mais aujourd’hui, il s’agirait plutôt d’un torrent tumultueux ! Nous vivons dans un environnement infiniment plus liquide, plus instable que ne l’ont connu les époques précédentes.

En quoi cela changerait-il notre condition humaine pour en faire une condition post-humaine ? On ne peut que reconnaître l’existence de cette “accélération accélérante” dont tu parles, mais jusque-là, il ne s’agit que de nouvelles conditions sociétales et environnementales auxquelles nous devons nous adapter, pas de changements profonds dans ce qui constitue l’humain… L’immense majorité de nos contemporains me semblent toujours aussi motivés par leur cupidité, leur ego ou un besoin irrépressible de se reproduire.

L’une des idées lancées par Marshall McLuhan -à laquelle je souscris complètement- est que ce sont précisément les conditions environnementales, la culture matérielle et technologique qui déterminent pour une bonne part la structure de notre système nerveux. Maintenant, comme je le dis dans l’intro, la notion de “posthumain” peut être mise en question, tant que le mot humain n’est pas défini. Une chose est sûre, certaines caractéristiques de ce qu’on considère comme la “condition humaine” se trouvent abolies par cette accélération accélérante, notamment la stabilité de nos perceptions et de notre identité elle-même.

Un autre point sur lequel je voudrais insister, c’est que cette notion de “posthumanité” n’est en rien une position morale. Il ne s’agit pas de rêver à des surhommes, ou à des saints. Simplement de mettre l’accent sur le caractère profondément fluide de notre constitution. Prends la “cupidité”, par exemple. La cupidité qui pousse à avoir plus de femmes, de terres, de bétail, est-elle du même ordre que la cupidité qui nous fait désirer un ensemble symbolique de signes extérieurs de richesse et de position sociale ? La première est l’expression d’un simple désir de gratification animale. La seconde en est une version hautement abstraite, et parfois franchement mathématique. Elles ont une racine commune, c’est sûr. Peut-on réduire totalement l’une à l’autre ?

Le remplacement des gènes par les “memes” en est un autre exemple. Dans le temps, un homme pouvait mesurer son succès par le nombre de ses descendants. Aujourd’hui, le pouvoir se mesure d’une manière bien différente, par la façon dont on impose ses “memes”, ses idées…

Quant à l’ego, de nombreux penseurs -dont McLuhan, encore lui- pensent que sa perception et sa structure diffèrent largement selon les civilisations.

Certains considèrent que la fusion progressive de l’homme et de la machine suffit à faire de nous des cyborgs. Pourtant, suffit-il de greffer un pacemaker a une grand-mère et un grand-père pour en faire des post-humains, lesquels resteront potentiellement scotchés dix heures par jour devant le Juste Prix et les retransmissions quotidiennes en direct du château de la Starac’ ?

Mais voila un système parfaitement posthumain ! Et plus encore à cause de la télé que grâce au pacemaker ! Le “couch potatoe” est sans aucun doute un nouveau type d’être humain. Même sa physiologie est certainement différente de celle du chasseur cueilleur du paléolithique. De surcroît, je suis convaincu que la télévision a apporté plus de modifications positives dans notre comportement qu’on veut l’admettre. Je suis personnellement très indulgent pour des phénomènes comme la Starac’. J’attends la preuve que les générations qui ont vécu sans télé ni reality shows étaient plus lucides, plus savantes, plus démocrates, plus pacifiques que les nôtres. Un simple coup d’oeil à un livre d’histoire suffit à montrer que ce n’est pas le cas. Et si la Starac’ est le prix à payer pour l’Internet, la mécanique quantique, la liberté d’expression, la musique de Jon Hassel ou l’égalité entre hommes et femmes, moi je dis : « Hourra pour Jennifer ! »

Puisque nous en sommes à parler de post-humanité, où trouve-t-on les origines de ce concept de transformation de l’espèce ? L’introduction de ton livre mentionne à juste titre le surhomme communiste rêvé par les Soviétiques et son pendant aryen chez les Nazis…

L’idée d’une transcendance de l’humain est très ancienne. Henri Michaux définissait l’hindouisme comme la plus prométhéenne des religions, et il est certain que le vers du Rig Veda : « Nous avons bu le soma, nous sommes devenus des dieux » est l’une des premières, sinon la première proclamation posthumaine de l’histoire. Sinon, je pense que le mouvement alchimique (en Chine comme en Occident) réunit tous les éléments d’une philosophie du dépassement de l’humain par des voies technologiques, sans oublier leur rêve d’immortalité physique. Dans des temps plus récents, j’aimerais citer Olaf Stapledon, que je n’ai malheureusement pas eu la place de traiter comme il le méritait dans mon livre.

Quant aux nazis ou aux communistes, ils ont développé des versions pathologiques de l’idée, et la possibilité de telles déviances doit rester dans les mémoires comme un avertissement. Mais on ne saurait, comme le font certains, limiter la description d’un concept à sa pathologie.

Finalement, quitte à agiter les vieux démons et raviver le fantôme de Terminator, la seule vraie forme de post-humanité ne serait-elle pas à chercher du côté de l’intelligence artificielle, dans des créations humaines qui pourraient être appelé à nous remplacer ?

Franchement, je ne le crois pas. Pas parce que je pense l’intelligence artificielle impossible, pas du tout. Mais il me semble évident que depuis la conférence de Dartmouth en 1956, qui vit la naissance du domaine, nous n’avons pas tellement avancé. Apparemment, nous n’avons pas encore bien compris la nature de l’intelligence.

Ensuite même si nous créons une intelligence artificielle (et cela viendra), il faudrait que ses besoins la fasse entrer en compétition avec nous, qu’elle lutte pour la maîtrise de notre niche écologique. Pourquoi serait-ce le cas ? Elle n’a pas besoin de nourriture, d’espace vital, ni même d’eau ou d’oxygène. Au pire, je crois que cette intelligence supérieure s’en irait dans l’espace et nous foutrait la paix.

Ce qui est excitant dans l’IA ? C’est peut-être justement que nous allons développer des intelligences Totalement Autres. De véritables aliens, vivant dans un milieu étranger, peut-être entièrement digital, avec des besoins, une structure mentale complètement différents… La taille de l’univers et la vitesse de la lumière étant ce qu’elles sont, il ne sera peut-être jamais possible de discuter avec de véritables extraterrestres. Alors la perspective de pouvoir communiquer avec des entités “faites maison”, voire aller jusqu’à développer avec elles une relation symbiotique, me parait une perspective tout à fait excitante, beaucoup plus intéressante à envisager que les spéculations ultra-pessimistes sur notre obsolescence finale, ou naïvement optimistes sur l’IA-papa noël, chantée par certains extropiens…

Comme tout observateur qui se respecte, tu évites de livrer des pronostics en conclusion de ton livre. J’apprécierais pourtant que tu te livres, pour conclure cette interview, à un petit exercice de prospective en nous parlant des évolutions technologiques, sociales et culturelles que tu pressens pour les vingt ou trente années qui vont suivre…

C’est effectivement très difficile ! On ne peut s’empêcher, lorsqu’on se livre à ce genre d’exercice, de penser à la prédiction des experts qui affirmaient qu’une dizaine d’ordinateurs (de la puissance d’une petite calculette d’aujourd’hui) suffirait à couvrir la surface des Etats-Unis… Tout d’abord, je ne crois pas en une “fin de l’histoire”, optimiste ou pessimiste. Certains extropiens pensent que nous nous dirigeons vers la “singularité” un moment au cours duquel l’accélération accélérante du progrès technologique nous précipitera brutalement dans un ailleurs posthumain, sur lequel nous ne pouvons pas dire grand chose. Je n’y crois guère. Pour moi, l’histoire va continuer, mais il va falloir s’habituer à cet environnement extrêmement fluctuant.

Il est probable que notre capacité d’action sur le cerveau va aller en en s’accroissant. Évidemment, cela fait un peu peur, on pense tout de suite à Big Brother et aux applications du neuromarketing, mais cela peut aussi impliquer un pouvoir accru de l’individu. Il y aura certainement des conflits dans ce domaine.

Jusqu’ici, les “drogues” ont toujours eu une action très globale, peu contrôlable ; parfois, leur véritable effet reste incertain, comme les fameuses “smart drugs”. Mais on devrait bientôt réduire cette imprécision. À ces solutions chimiques, on peut ajouter la connexion directe entre le cerveau et la machine, ainsi qu’une réalité virtuelle très sophistiquée. Imagine pouvoir redéfinir complètement ta personnalité par un cocktail de drogues… tu vivras ensuite ta nouvelle identité dans un environnement ad hoc, peut-être totalement différent de notre milieu terrestre.

Évidemment, dans ces conditions, la définition du moi, déjà fortement mise à mal ces derniers temps par les médias électroniques, devrait devenir plus floue, encore plus imprécise. Non seulement nous serons en mesure de nous autocréer, mais nous pouvons aussi chercher à devenir légion, à adopter des personnalités multiples. Dans son fascinant livre Aristoï, l’écrivain de science-fiction Walter Jon Williams imagine que les humains du futur seront capables de vivre en contact avec des “personnalités artificielles”, en fait des portions de notre propre conscience possédant une certaine autonomie et amplifiées par des banques de données et des algorithmes d’intelligence artificielle implantés dans le cerveau. C’est une vision de la dissolution de notre identité encore plus fascinante que celle offerte par un moi perpétuellement changeant.

C’est aussi l’aboutissement des pratiques des magiciens du chaos, qui fabriquent des “esprits familiers” des “serviteurs” à partir de leur propre inconscient. Ceux qu’ils font aujourd’hui au niveau de la métaphore, du jeu, pourrait devenir bien plus réel. Peut-être que les aliens de demain existeront, non pas sous la forme de purs programmes informatiques, mais comme des hybrides reposant pour une bonne part sur les ressources de notre cerveau. Dans tous les cas, je ne sais pas si on parlera de “posthumanité” au cas où de telles choses se produisaient, mais notre conception de la psychologie, de la société, de la culture risque de s’en trouver profondément altérée.

Billet initialement publié sur La Spirale – illustrations rogimmi (une) ; v e. ; hctr ; Sick Sad M!kE ; FILEXMASTER ; the BCth ; Paolo Margari

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http://owni.fr/2010/05/21/de-la-contre-culture-a-l%e2%80%99autoculture-sussan/feed/ 4
Comment la culture mainstream a conquis le monde http://owni.fr/2010/04/01/comment-la-culture-mainstream-a-conquis-le-monde/ http://owni.fr/2010/04/01/comment-la-culture-mainstream-a-conquis-le-monde/#comments Thu, 01 Apr 2010 11:24:22 +0000 Clémentine Gallot http://owni.fr/?p=11318 icon_electronlibre1Mainstream, une enquête sur la culture de masse et l’entertainment global qui sort aujourd’hui, livre un état des lieux complet des nouveaux flux culturels qui unissent Hollywood à Mumbai en passant par Le Caire et Rio, avec une certitude : la mondialisation des contenus est en marche.

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« Le mainstream est l’inverse de la contre-culture, de la subculture, des niches ; c’est pour beaucoup le contraire de l’art. » Si la culture de marché a longtemps été un objet d’étude illégitime (en France, en tout cas), le livre de Frédéric Martel, journaliste et universitaire, dessine, enfin, une cartographie des nouvelles guerres culturelles, mal connues, que se livrent pays dominants et pays émergents pour la conquête du « soft power ».

Une méthode qui repose sur plusieurs constats : « la mondialisation des contenus est un phénomène insuffisamment analysé » et « les stratégies, le marketing et la diffusion de produits culturels sont souvent plus intéressants que les contenus eux-mêmes, » écrit-il. L’auteur s’est ainsi livré à un travail de terrain de plusieurs années, sillonnant les capitales de l’entertainment comme New York ou Singapour, écoutant du Christian Rock à Nashville et visitant des plateaux de tournages dans le désert ou dans la jungle. Internet oblige, cet ouvrage interactif propose de retrouver l’équivalent de mille pages de notes, ainsi que des documents, sur un site dédié.

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Au commencement était l’Amérique

La culture mondialisée puise sa source aux États-Unis, la moitié de ce livre-somme est ainsi consacrée à la naissance du monopole américain de la «  diversité standardisée », à son écosystème et au business du show-business.

L’auteur est ainsi allé à la rencontre des acteurs qui façonnent un paysage culturel américain dominé par Hollywood. Avant de s’imposer ailleurs, ce modèle s’est d’abord installé dans l’espace américain, depuis les années 1950 : « le drive-in fut l’une des matrices de la culture de masse américaine d’après-guerre, » explique t-il. Le passage du drive-in, dans la suburb, aux multiplexes dans les shopping-malls des exurbs, ou immenses centres urbains, symbolise bien ce développement de l’industrie du cinéma de masse. Le cinéma est aujourd’hui rentable moins grâce au tickets vendus que par les concessions de pop corn et de coca-cola, devenu son véritable modèle économique.

En passant par Disney, où la stratégie culturelle est axée sur le cross-over, l’auteur visite le Nouvel Hollywood où tout le monde est indépendant tout en restant attachés aux grands studios (« l’indépendance est une catégorie esthétique »). De son côté, le lobby de la Motion Pictures Association of America, premier ambassadeur culturel américain, veille aux intérêts d’Hollywood à l’étranger et fait aujourd’hui de la lutte contre le piratage sa priorité mondiale.

Mainstream décrit également comment l’Amérique dérive une partie de sa domination culturelle de son influence musicale : « la pop music n’est pas un mouvement historique, ce n’est pas un genre musical, on l’invente et on la réinvente constamment. » Detroit, berceau du Motown, a émergé grâce à une stratégie marketing cross-over : une musique noire faite pour les blancs, donc une musique populaire américaine. Dans ce paysage musical, la chaîne MTV a, ensuite, dans les années 1980, créé le lien manquant entre culture et marketing. Les universités sont un autre lieu d’expérimentation culturel et un « facteur d’explication déterminant de la domination croissante des industries créatives américaines. »

Le développement de la mass culture américaine a aussi entraîné dans son sillage un basculement de toute une profession, celle de critique culturel. L’auteur consacre d’ailleurs plusieurs pages éclairantes à l’excellente et atrabilaire critique cinéma du New Yorker, Pauline Kael (et à ses fans, les « paulettes »), star aux États-Unis et inconnue en France.

Cette « intellectuelle anti-intellectuelle » a en effet été la première à traiter sérieusement du cinéma populaire, dans un magazine pourtant élitiste. Viendra ensuite l’anglaise expatriée à New York Tina Brown, à l’origine du « celebrity journalism ». Oprah, la reine des médias, contribue également à brouiller la frontière entre High culture et Low culture avec son émission littéraire accessible à tous. Le nouveau critique, devenu par la force des choses trendsetter, médiateur de l’entertainement ou « consumer critic », contemple ainsi la fin de la hiérarchie culturelle.

« Le marché mainstream, souvent regardé avec suspicion en Europe comme ennemi de la création artistique, a acquis aux Etats-Unis une sorte d’intégrité parce qu’il est considéré comme le résultat des choix réels du public. »

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Un nouvel ordre culturel mondial

S’éloignant ensuite des États-Unis, Mainstream s’intéresse à la guerre mondiale des contenus qui se traduit par des batailles régionales. Si l’on pense, par réflexe, aux promesses du marché chinois, la Chine avec sa censure et ses quotas n’est en réalité pas le géant escompté, Rupert Murdoch s’y est d’ailleurs cassé les dents. Selon Martel, India is the new China. En effet, « Les Indiens ont besoin des Américains pour faire contrepoids à la Chine et les Américains ont besoin de l’Inde pour réussir en Asie. »

Le revival de Bollywood qui a lieu depuis quelques années constitue en fait l’immense majorité du box-office indien qui connaît une très faible pénétration du cinéma américain. Les Américains n’ont d’autre choix désormais que de produire des films indiens en Inde, alors que celle-ci souhaite de son côté conquérir le monde. Mais les contenus locaux, tout en images et en musique qui font le succès de Bollywood ont pour l’instant du mal à se transformer en contenus globaux.

Sur la scène musicale, les flux culturels « pop » occupent en Asie une place prédominante, la musique américaine étant finalement moins présente qu’on ne l’imagine. L’enquête décrit ainsi la guerre que se livrent la pop japonaise (J-Pop) et coréenne (K-Pop) pour diffuser en Asie des cover songs et de la musique formatée dans différentes langues.

La guerre des contenus a aussi lieu sur le terrain de l’audiovisuel et des séries télévisées. L’exportation très lucrative et en pleine explosion des « dramas » coréens donne le « la » de la culture mondialisée asiatique. Boys over Flowers, immense succès de 2009 en Asie, est une sorte de Gossip Girl coréen sirupeux menée par quatre garçons pervers mais bien coiffés.

De l’autre côté du globe, les telenovelas brésiliennes sont celles qui ont le plus de succès : le Brésil étant un nouvel entrant dans le marché des échanges culturels internationaux, il exporte ses séries produites par le géant TV Globo, en Amérique Latine et en Europe centrale.

« Le marché international des telenovelas représente aujourd’hui une guerre culturelle entre la plupart des pays d’Amérique Latine et elle est mené par de puissants groupes médias. Le marché de la télévision est très local et les Américains s’en sortent le mieux, » explique Martel.

Dans les pays arabes, les « mousalsalets » ou feuilleton du ramadan sont des soap operas moraux qui peinent à se renouveler, alors que les séries syriennes, inspirées du modèle américain, décollent. Le conglomérat de médias panarabe Rotana, détenu par le Rupert Murodch du Moyen-Orient, le prince saoudien Al Waleed, a, de son côté, développé son vaste empire d’entertainement mainstream qui s’étend de Beyrouth au Caire.

Le livre se termine sur une note mitigée, en Europe, site d’une « culture anti-mainstream ». Il en ressort que « les Européens ne produisent que rarement de la culture mainstream européenne, » et que, malgré des cultures nationales fécondes, celles-ci ne s’exportent pas. Cette géopolitique actuelle de la culture et des medias n’est en tout cas pas favorable à l’Europe, qui voit sa culture commune s’affaiblir.

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Nouveau capitalisme culturel et économie immatérielle

Ce travail au long cours mené par Frédéric Martel et ces regards croisés, glanés d’un bout à l’autre du globe, convergent vers une hypothèse : la montée de l’entertainment américain va de pair avec le renforcement des cultures nationales (c’est le cas avec la montée en puissance de pays comme le Brésil, l’Inde ou la Corée). L’enquête, dans sa conclusion, esquisse l’avènement d’un modèle dynamique de «  capitalisme hip » :

« un nouveau capitalisme culturel avancé, à la fois concentré et décentralisé (..) les industries créatives n’étant plus des usines comme les studios à l’age d’or d’Hollywood mais des réseaux de productions constitués de centaines de milliers de PME et de start-up. »

De Hollywood à Dubaï, la mondialisation ainsi qu’Internet réorganisent tous les échanges : avec le basculement d’une culture de produits à une culture de services, la dématérialisation des contenus et l’économie immatérielle amplifient et renforcent ces mutations géopolitiques. Finalement, conclue le livre, « La grande nouveauté du XXIème siècle est la conjonction de ces deux phénomènes. »

Frédéric Martel, Mainstream, Flammarion, mars 2010, 460 p.

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> Article initialement publié sur Électron Libre

[MAJ 03/04/2010] L’auteur du livre, Frédéric Martel, était reçu par Nicolas Demorand ce premier avril sur France Inter.

Cliquer ici pour voir la vidéo.

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