OWNI http://owni.fr News, Augmented Tue, 17 Sep 2013 12:04:49 +0000 http://wordpress.org/?v=2.9.2 fr hourly 1 Les CRS encerclent la place Bouazizi http://owni.fr/2011/07/02/les-crs-encerclent-la-place-bouazizi/ http://owni.fr/2011/07/02/les-crs-encerclent-la-place-bouazizi/#comments Sat, 02 Jul 2011 09:53:46 +0000 Pascal Herard http://owni.fr/?p=72554
Ce jeudi 30 juin, la ville de Paris rendait hommage au Tunisien Mohamed Bouazizi, en inaugurant une place à son nom dans le XIV° arrondissement. Mohammed Bouazizi est mort le 4 janvier 2011 suite à son immolation par le feu le 17 décembre 2010, elle-même à l’origine des manifestations qui ont conduit à la chute de la dictature Ben Ali.

Pour la circonstance, Bertrand Delanoë, maire de Paris, était accompagné du maire du 14e arrondissement, Pascal Cherki, et de Mokhtar Trifi, président de la Ligue tunisienne des droits de l’Homme. Mais pas seulement. Six cars de CRS s’étaient joints à la cérémonie.

La nouvelle place Mohamed Bouazizi est située au bord du parc Montsouris, à l’angle de l’avenue Reille et de l’avenue Sibelle. Pour l’occasion chaque entrée du parc s’était donc vue dotée d’un substantiel dispositif policier. Les habitants du quartier pouvaient ainsi passer les grilles d’entrée sous le regard bienveillant de cinq ou six grands gaillards en armure républicaine. Mais tout le monde n’était pas le bienvenu.

Un petit groupe de jeunes migrants tunisiens sort du RER, s’approche de l’entrée et se voit interdire l’accès au parc. Le passants eux entrent et sortent sans que l’on se préoccupe de leurs allées-venues.

Ces Tunisiens voulant se rendre à la commémoration de leur compatriote ont donc été forcés par la police française d’attendre plus de deux heures devant les grilles du parc, le temps que le maire et ses invités finissent leurs discours. Un peu de chahut provoqué par leur immobilisation fera passer le temps sous le regard impavide des représentants de l’ordre.

Mannoubia, la mère de Mohamed Bouazizi, le martyr tunisien, le maire de Paris Bertrand Delanoë et Mokhtar Trifi, Président de la Ligue Tunisienne des droits de l'Homme.

La sécurité du G8 pour une placette

La rue qui mène à la place est totalement bloquée dans les deux sens par des barrières : les CRS surveillent les quelques rares personnes qui demandent à passer le dispositif, carton d’invitation, carte de presse, vérifications… c’est une organisation de la sécurité digne d’un G8 qui attend ceux qui veulent se rendre à la commémoration-inauguration.

En un instant les représentants de la force publique s’en vont, il est de nouveau possible pour les migrants tunisiens de se rendre dans le parc. Sur la nouvelle place Mohamed Bouazzizi, sa mère est restée : elle accepte de répondre à une question, quel message aimerait-elle passer aux Tunisiens, en Tunisie comme en France :

S’il est important pour la mairie de Paris de rendre hommage à un mort, les vivants, eux n’ont pas l’air d’être les bienvenus. L’existence des migrants tunisiens gène. Une épine dans le pied des politiques. Lorsqu’un membre de l’équipe municipale se voit demander des comptes sur l’abandon des migrants délogés du 36, rue Botzaris, celui-ci tente désespérément de justifier l’action ou l’inaction de la mairie. Et le malaise est sensible :

Depuis leur arrivée en France, les migrants tunisiens subissent «une maltraitance institutionnelle», comme l’a nommée le directeur de France Terre D’Asile, joint au téléphone il y a quelques jours. 300 d’entre eux ont été pris en charge par des associations, mais des centaines d’autres survivent dans Paris, entre arrestations arbitraires (pour être relâchés sous quelques heures), errance et recherche d’aide de première nécessité. Le double jeu de Bertrand Delanoë est vivement dénoncé par des mouvements franco-tunisiens, comme celui du Front du 14 janvier :

Le gouvernement nie l’existence des migrants à la rue, la mairie de Paris estime avoir fait son possible, l’ambassade tunisienne ne répond pas. Et les migrants sont condamnés à voir de loin la France honorer leur propre héros mort pour la révolution tunisienne.

Bertrand Delanoë a été interpellé hier à ce sujet :

Les migrants et leurs soutiens espèrent que les discours de solidarité seront suivis d’actes concrets. Sans trop, désormais, se bercer d’illusions.

Pascal Hérard : son/texte
Dragan Lekic : photos

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“Le maintien de l’ordre, c’est le lien immédiat entre le politique et le policier” http://owni.fr/2010/10/28/le-maintien-de-lordre-cest-le-lien-immediat-entre-le-politique-et-le-policier/ http://owni.fr/2010/10/28/le-maintien-de-lordre-cest-le-lien-immediat-entre-le-politique-et-le-policier/#comments Thu, 28 Oct 2010 09:16:07 +0000 David Dufresne | davduf http://owni.fr/?p=33640 M.O., comme Maintien de l’ordre. Celui des manifs, celui des débordements, celui de la foule qui avance, qui recule souvent, qui casse parfois; celui des CRS et des gendarmes mobiles ; qui avancent, reculent et cassent aussi. Infiltration policière des cortèges, instrumentalisation politique, irruption de la vidéo, généralisation du flashball, allons-y.

Fabien Jobard est docteur en science politique, chercheur au CNRS, affecté au Centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions pénales. Il a récemment publié (avec Dave Waddington et Mike King): “Rioting in France and the UK” (Willan, 2009). Ses publications sont accessibles sur le site du Cesdip. Il publiera sous peu, dans la revue en ligne Sociétés politiques comparées, une recherche sur les manifestations des 23 et 28 mars 2006.

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La question de l’infiltration policière des cortèges se pose à nouveau de façon très aiguë, notamment après la diffusion d’une vidéo tournée à Paris par l’agence Reuters. Vous dites que la provocation appartient au «répertoire policier universel», soit par l’infiltration soit par l’inaction. Sans préjuger de ce qui a pu se passer ces derniers jours, quel est l’intérêt politique et policier de telles méthodes ?

La provocation policière relève en effet de moyens assez universaux d’instrumentalisation de l’outil policier par le politique au service de finalités propres au combat politique, et non au maintien de l’ordre stricto sensu. C’est le sociologue américain Gary Marx qui a décrit ces répertoires policiers, par exemple dans “ironies of social control” (1981). Il décrit essentiellement trois modalités : l’inaction, l’escalade et la facilitation par l’infiltration des cortèges ou des groupes. Ces modalités peuvent être employées dans toute opération policière. Gary Marx toutefois n’évoque pas l’inaction (the non-enforcement) à propos des tactiques de maintien de l’ordre; il réserve cette modalité à des opérations de police judiciaire.

Par exemple, ne pas intervenir, laisser un crime se développer pour qu’il manifeste au fil de son développement l’inspirateur, la tête de réseau, etc. Or, l’une des modalités de maintien de l’ordre les plus controversées de ces dernières années en France est, au-delà des cas éventuels d’infiltration, l’impavidité des unités constituées (Escadrons gendarmes mobiles, CRS) lors de manifestations lycéennes lorsque celles-ci laissent voir des scènes de violence durant lesquelles des jeunes se font dépouiller ou tabasser par d’autres jeunes, dans des conditions pourtant spectaculaires. Tout l’enjeu est de comprendre les causes de cette immobilité policière et de voir si on peut la rapporter à une stratégie explicite de pourrissement.

Avez vous des exemples de stratégie explicite de pourrissement en France ces dernières années ? Et, j’insiste sur l’intérêt politique du pourrissement. Ne constitue-t-il plus, depuis la mort de Malik Oussekine en décembre 1986, un risque bien trop grand pour qu’il soit pris par le pouvoir ?

Je réponds à votre question par un détour épistémologique. Ces actions de pourrissement offrent précisément du fait de la mort de la toute-puissance policière (lorsque la police, par exemple, pouvait envoyer sans crainte un peloton voltigeur mobile à tombeau ouvert dans une manif) un problème de connaissance.

Prenez la manifestation de l’esplanade des Invalides du 23 mars 2006. La police n’intervient pas, ou très peu, et en tout cas très/trop tard. Du coup, les jeunes violents s’en donnent à cœur joie et se livrent à des scènes qui provoquent la stupeur chez les spectateurs. Le bénéfice du politique, en l’occurrence de Nicolas Sarkozy, est considérable. Tout se passe comme si, dans des conditions de laboratoire, sa philosophie politique était empiriquement validée. Car pour Nicolas Sarkozy, à l’époque, la société française n’est ni divisée en classes, ni en races, ni en groupes gauche/droite. Ce qui divise et organise la société, c’est le grand partage entre barbarie et ordre, entre les voyous et les gens biens. Il le répète aux lecteurs du Parisien deux jours après les Invalides.

Ce qui s’est joué sur les Invalides, c’est sans aucune interférence de la police ni de quiconque, puisque personne n’intervient, le déchaînement de la violence que Nicolas Sarkozy porte en étendard de sa vision du monde depuis quelques années. Le comportement de la chose observée n’est en rien troublé par l’observateur : la police ne bouge pas. L’esplanade des Invalides, l’espace d’une après-midi, c’est la paillasse du laboratoire de philosophie politique de Nicolas Sarkozy. Il est alors tentant de faire l’hypothèse de la retenue volontaire des forces de police. Mais voilà : je n’ai pas d’élément matériel, pas d’archive, comme on a pu en avoir pour le 12 novembre 1990 ou le 23 mars 1979.

L’affaire se complique en plus par le fait que, certes, le ministre de l’Intérieur commande la police, mais à Paris le préfet (sous l’autorité du Premier ministre) est premier. Mais surtout, et c’est là qu’on touche à un problème d’épistémologie politique, on ne peut juger des causes d’une action (ou d’une inaction) par ses conséquences. Que Nicolas Sarkozy tire les marrons du feu ne veut pas dire qu’il a soufflé sur les braises. C’est l’ironie de l’histoire : la mort de Malik Oussékine rend extrêmement coûteux la charge dans un collectif de jeunes. Alors on ne charge plus, et Nicolas Sarkozy retirera de cette inaction policière des profits politiques dont la valeur est totalement indépendante de ce qui a commandé cette inaction. L’art politique n’est pas de commander les événements ou de faire plier le réel, mais d’exploiter les contingences.

L’énorme difficulté quand on s’intéresse aux infiltrations, c’est que la police les nie toujours. Du moins, en France où la Préfecture de police de Paris comme le ministère de l’Intérieur démentent systématiquement y avoir recours — sans qu’on sache s’il s’agit dans ces démentis de mensonges ou de réalité. Seules les années permettent aux langues de se délier, comme à propos d’une fameuse manifestation de mars 1979 à Paris. Dès lors, comment travailler sereinement sur le sujet ?

Travailler sereinement, ce n’est pas bon signe : il n’est de bonne recherche qu’inquiète. D’ailleurs, pour reprendre le fil de ce que j’exposais il y a un instant, je trouve les sociologues aujourd’hui un brin trop sereins. Nombreux furent ceux, en effet, qui expliquèrent les émeutes d’octobre novembre 2005. D’une certaine manière, ça se bousculait au portillon. Situation manichéenne que ces émeutes, il faut l’avouer, qui opposaient l’État dans sa puissance aveugle à des jeunes en révolte pour leur dignité.

Moins nombreux, c’est le moins que l’on puisse dire, ont été ceux qui se sont attaqués sur les violences internes à la jeunesse et sur cette fraction de la jeunesse qui se livrait à des brutalités sans nom contre ceux qui pourtant manifestaient pour eux. Et si l’encre n’a pas coulé, ce n’est pas parce que les manifestations de mars 2006 (CPE) sont plus récentes que les émeutes. Peu de temps s’écoulait entre les deux événements, et en plus ces violences ne faisaient que dupliquer celles survenues un an plus tôt, lors des mobilisations du printemps 2005 contre la réforme Fillon de l’enseignement secondaire – violences de 2005 qui avaient donné naissance, on s’en souvient, au manifeste contre le “racisme anti-blanc”. À travailler sans inquiétude, on produit sans gloire.

Je dirais ensuite que le travail du sociologue n’est pas celui du journaliste. Non que l’un soit supérieur à l’autre, mais le sociologue n’a pas pour finalité de révéler des événements. Son travail se borne à comprendre les logiques qui font que des événements surviennent. J’ai cité Gary Marx, on peut citer le travail d’Olivier Fillieule qui, dans Stratégies de la rue, avait collecté des documents qui montraient l’implication très claire de la police dans les violences du 23 mars 1979 ou celles du 12 novembre 1990 lorsque des jeunes dits “de banlieue” (première occurrence du vocable en contexte manifestant) avaient pillé le magasin C&A.

On peut donc documenter, de manière certaine, des cas de “provocation policière” et, par déduction, il n’est pas inimaginable que s’en produisent d’autres. J’évoque toutefois les provocations policières avec de fortes guillemets, car il faudrait en l’espèce parler de provocations politiques. Le maintien de l’ordre, ce qui le définit, c’est le lien immédiat entre le politique, donneur d’ordres, et le policier ; et ce tout particulièrement en France. Les radios diffusent la voix du préfet, et le préfet, c’est le politique. Plutôt que parler de provocation policière, il faut évoquer les provocations politiques, ou l’usage politique de la police.

Après Nantes en 2008, Montreuil (Seine Saint-Denis) en 2009 et à nouveau Montreuil cette année, on compte pas moins de trois manifestants blessés gravement par des tirs de Flash Ball. Comment expliquez vous le glissement de l’utilisation de cette arme d’abord autorisée, au milieu des années 1990, par Claude Guéant, quand il occupait le poste de directeur général de la police nationale (DGPN), dans des cas de risque élevé pour les policiers, à sa quasi généralisation aujourd’hui ?

En effet, la note du 25 juillet 1995 que signe Claude Guéant, et qui introduit le flashball, est prudente : «N’utiliser le flashball que dans le cadre strict de la légitime défense. En effet, les essais effectués ont démontré que cette arme ne pouvait être qualifiée de non létale, en raison des lésions graves qu’elle est susceptible d’occasionner, en certaines circonstances». L’instruction du 31 août 2009 de l’actuel DGPN est autrement plus large : «Dorénavant, il a vocation à être utilisé par toutes les unités confrontées à des phénomènes de violences.» Entre les deux, il y a un glissement plus général de la police du quotidien à une police qui se rétracte sur ce qu’elle est censée faire le mieux : du maintien de l’ordre. Mais du maintien de l’ordre par petits équipages de 3 ou 4, sans l’encadrement sur le terrain (comme on l’a en toute manifestation), ce n’est plus du maintien de l’ordre… C’est le travers d’une police sans doctrine.

L’irruption simultanée des appareils de prises de vue (téléphone, mini caméra) et des canaux de diffusion (YouTube, Dailymotion) a considérablement changé la donne en matière de maintien de l’ordre. Outil politique par excellence, la police du maintien de l’ordre est en effet désormais sous le regard de tous, en quasi direct, et sans moyen de pression sur les éventuels diffuseurs; et non plus de seuls journalistes plus ou moins autorisés. Comment, selon vous, la police intègre-t-elle cette nouvelle donne, si toutefois elle l’intègre ?

La question dépasse celle du maintien de l’ordre. Ces caméras sont un dispositif technique qui témoigne du fait que l’on ne peut plus faire la police hors du regard du tiers, comme cela se faisait il y a vingt ou trente ans. Ces techniques de surveillance des surveillés sont doublées d’évolutions juridiques importantes : la loi du 15 juin 2000 autorise l’avocat en garde à vue dès la première heure, etc. Résultat : les cas de tabassages en cellule, dont la presse se faisait souvent écho dans les années 70 ou 80, ont disparu des écrans. Le point que vous soulevez là est crucial : la police est aujourd’hui sous le regard du tiers, la force publique sous le regard du public. Je pense même que l’insécurité policière aujourd’hui est liée à cette mutation de l’économie du regard porté sur le quotidien de ses pratiques.

On sait que les CRS comme les gendarmes mobiles embarquent désormais des caméras, parfois miniatures, à la boutonnière, que l’on pourrait appeler caméras de «contre champ» par rapport à celles des manifestants, à la fois pour faire un travail de renseignement et pour se protéger en cas de plainte. Que signifie cet équipement ?

Ces caméras ne sont pas nouvelles : elles sont généralisées dès les manifestations contre le CIP du printemps 2004. Elles traduisent deux préoccupations. La première est d’articuler les opérations de maintien de l’ordre au judiciaire, et de déférer. Derrière les lignes de CRS ou EGM (Escadrons gendarmes mobiles), vous avez désormais, sur les gros événements, des cars d’Officiers de police judiciaire qui traitent immédiatement des interpellés, avec le substitut du Procureur au bout du fil : la garde à vue est donc immédiate, parfois même la sanction, lorsqu’il s’agit par exemple de rappels à la loi. La facilitation des comparutions immédiates est liée à cette judiciarisation du Maintien de l’ordre. La seconde préoccupation est liée à la question précédente : les caméras embarquées permettent également de filmer l’action des siens…

Copyright photo cc FlickR biloud43 et Fabien Jobard.

Sur le travail de Fabien Jobard, vous pouvez lire:

1/ Des contributions sur la jeunesse pénale :
* “La racaille en politique“, sur le site de la revue Vacarme.
* Le même, en plus approfondi, in Émeutes urbaines et protestations. 2006.

2/ Des contributions sur les émeutes
* “Rioting in France and the UK“, aux éditions Willan, 2009.
* Un papier qui répond à la question : “les émeutes sont-elles politiques ?“, dans le Howard Journal, 2009.

3/ Des contributions sur le maintien de l’ordre :
* “Les manifestations violentes en France“, in Crime et sécurité, l’état des savoirs, 2002.
* Un “drame préfectoral” (en un acte)

À écouter également, Fabien Jobard sur France Culture dans l’émission Les retours du dimanche.

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Emeutes 2005 : prendre du recul grâce à l’analyse http://owni.fr/2009/10/07/emeutes-2005-prendre-du-recul-grace-a-lanalyse/ http://owni.fr/2009/10/07/emeutes-2005-prendre-du-recul-grace-a-lanalyse/#comments Wed, 07 Oct 2009 16:04:24 +0000 David Dufresne | davduf http://owni.fr/?p=4305 Voici un extrait de mon livre « Maintien de l’ordre : l’enquête », paru chez Hachette Littérature. Il s’agit du deuxième chapitre. Présentation complète du livre ici.

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Maintien de l’Ordre – l’enquête

Où la France connaît ses troubles les plus graves depuis 1968… Où tout commence par une histoire de match de foot à Clichy-sous-Bois et se poursuit à quelques kilomètres de là, au Stade de France… Où l’on découvre une police débordée, déroutée, désorganisée… Où l’émeute est avant tout affaire de mécanique et de stratégie politique Et où tout le monde s’adapte : les émeutiers aux policiers, les policiers aux émeutiers …
Un soir de fin novembre 2005, Dominique de Villepin fait face à Christiane Amanpour, grande reporter de la chaîne américaine CNN. L’interview est feutrée à souhait, dorures et sourires en coins. Le Premier ministre semble soulagé. La France vient de vivre sa plus grande crise d’ordre public depuis 1968 [1]. Son visage est celui d’un pays apparemment apaisé. La journaliste parle d’« émeutes », Dominique de Villepin la reprend : « Je ne suis pas sûr que vous puissiez les qualifier d’ “émeutes”. Ce qui vient de se dérouler en France est très différent de la situation que vous avez connu en 1992 à Los Angeles, par exemple.A ce moment-là, vous aviez eu à déplorer cinquante-quatre décès et deux milles blessés. En France, pendant la période de deux semaines de malaise social, personne n’est mort. »

Pendant les mois qui vont suivre, la petite phrase « personne n’est mort » va se faire grand slogan politique. Notamment lors de la campagne de l’élection présidentielle de 2007. « Personne n’est mort ».Un leitmotiv pour Nicolas Sarkozy, un leitmotiv juste. Oui, pendant les affrontements proprement dits, « personne n’est mort ». Malgré les tirs à balles réelles de la part de certains émeutiers, malgré les coups injustifiés de quelques policiers, malgré la fatigue de part et d’autre, malgré la nuit et le bruit partout, malgré les bus pleins enflammés, les policiers excédés. Un leitmotiv de satisfaction.

Dès décembre 2005, de nombreuses polices étrangères vont venir chercher l’explication à Paris. « Personne n’est mort, mais comment faites vous ? ». C’est le grand défilé à la Direction générale de la police nationale, place Beauvau. « On se vend bien à l’étranger y compris chez les Américains ou les pays anglo-saxons, les pays d’Amérique du Sud, d’Afrique, jusqu’en Asie », dit l’un de ces policiers chargés de « valoriser l’action à la française » [2], comme il dit. Il y aurait donc une recette française. Et pourtant. Si la police a su gérer la crise sur la durée [3], si « personne n’est mort » pendant les émeutes, tout avait très mal démarré d’un point de vue de l’ordre. Improvisations, erreurs tactiques, coordination déplorable ; sur le moment, on se tait. Le pays retient son souffle. Il faudra bien un an d’enquête, un an pour que le silence soit rompu.

La Panne

27 octobre 2005, Clichy-Sous-Bois, Seine Saint-Denis, 17h20. Tout commence par un match de foot. Une dizaine d’adolescents en reviennent. Au même instant, la police est appelée. Un riverain dit les avoir vus roder près d’une baraque de chantier. Il croit à un cambriolage. En réalité, aucun objet n’est dérobé, aucune procédure ne sera diligentée à ce sujet. Une première voiture bleu-blanc-rouge fonce. Les jeunes courent. Le groupe se disperse. Six seront interpellés. Et trois empruntent un chemin de traverse : Zyed, Bouna, et Muhittin. Au coin de la rue, des sirènes. C’est l’affolement, pour rien. C’est la course poursuite, sans véritable raison. Il y a maintenant quatre équipages de police, onze fonctionnaires mobilisés. François Molins, le procureur de la République de Bobigny restitue la scène : « On est face à des petits groupes de policiers qui recherchent ou qui poursuivent des petits groupes de jeunes. C’est très difficile de savoir qui est où, qui est qui, qui poursuit qui, qui recherche qui ? » [4].

Les trois adolescents n’ont pas leurs papiers sur eux. Ils craignent la nuit au poste. Pour certains, c’est Ramadan et ils ont promis de rentrer avant le coucher du soleil. « Si les civils m’attrapent, mon père, il m’envoie au bled en Tunisie » lâche Zyed [5] à ses copains. Les voici qui enjambent des grilles, rue des Bois. De l’autre côté, dans la cour, des panneaux graffités disent : « L’électricité, c’est plus fort que toi » ou « Stop, ne risque pas ta vie ». Le gardien de la paix G. est proche. Sur les ondes de la radio de la police, à 17h32 exactement, il passe les messages suivants : « Deux individus sont localisés. Ils sont en train d’enjamber pour aller sur le site EDF. Il faut cerner le coin ». Puis : « Je pense qu’ils sont en train de s’introduire sur le site EDF… Il faudrait ramener du monde, qu’on puisse cerner un peu le quartier, quoi. Ils vont bien ressortir ». Enfin : « S’ils rentrent sur le site EDF, je ne donne pas cher de leur peau ».  [6] Mais rien ne se passe. Ni renforts, ni garçons qui ressortent. 17h47, tous les effectifs de police sont de retour au commissariat central de Livry-Gargan. 18h12, dans le transformateur EDF, c’est l’arc électrique, la mort pour Zyed et Bouna, les brûlures pour Muhittin et la panne générale pour tous. Sans le savoir, toute la ville de Clichy-sous-Bois vit le drame par procuration. Et cette mort partagée, ce deuil collectif, ne sont sans doute pas pour rien dans le déclenchement des émeutes qui vont survenir. Quoi de plus banal, de plus innocent, qu’un match de foot entre copains et donc, de plus injuste, que leur mort qui suit ? Et quoi de plus glaçant qu’une panne partagée par tous parce que deux adolescents du quartier se sont électrocutés ?

18h44, les pompiers sont sur les lieux. Le maire, Claude Dilain, accourt. Il raconte : « Je vois beaucoup de policiers que je ne connais pas, des policiers qui sont venus de toute la Seine Saint Denis. Il y a une atmosphère de plomb et j’ai beaucoup de mal à obtenir des informations, je ne peux pas pénétrer dans la centrale. On me dit que c’est pour des raisons de sécurité, qui étaient d’ailleurs légitimes, mais est-ce qu’il y avait d’autres raisons, probablement… Profitant d’un certain flottement parmi les gardiens de la paix, j’arrive quand même à passer. Puis à m’approcher des cadavres mais tout de suite on me redemande de sortir, toujours pour des raisons de sécurité, parce qu’il faisait nuit, etc. A l’extérieur, les familles sont là. Les parents, les frères. Les familles sont effondrées, au sens propre, c’est-à-dire qu’elles s’effondrent par terre de douleur, de chagrin. Et en même temps que ce chagrin compréhensible, je sens monter la colère. Un des membres de cette famille tape sur le capot d’une voiture en disant “si c’est ça la France”… »  [7]

La Mécanique de l’émeute

Au même instant, l’affaire est déjà signalée au plus haut niveau. A la Direction départementale de la Sécurité Publique (DDSP) de Seine Saint-Denis, on s’attend à une nuit agitée. Le fait divers va basculer en fait de société mais personne ne l’imagine encore. Pour l’heure, chacun croit à un schéma désormais classique : une mécanique de l’émeute qui s’enclenche à la suite d’une intervention de police qui tourne au drame, quelque part dans une cité. Bavure ou pas, les rumeurs courent, les fantassins se pressent, de part et d’autre, c’est bloc contre bloc, un quartier s’embrase et la police rétorque. Et puis, d’ordinaire, on oublie. Sauf que cette fois-ci, le pays entier va être saisi. Les autres adolescents du groupe, qui ont été interpellés, sont maintenant relâchés. Au quartier, ils racontent. La colère gronde.

Place Beauvau, le directeur central de la Sécurité Publique (DCSP) renforce immédiatement « la zone 93 ». Philippe Laureau, le chef, n’a que quelques mètres à parcourir pour se rendre à sa salle d’informations. C’est au bout d’un étroit couloir, rue Cambacérés, à deux pas du ministère. « On se doutait bien qu’un dossier de ce type allait entraîner des rebonds et qu’il fallait le traiter » [8]. Le traiter ? C’est envoyer des hommes et monter d’urgence une cellule de commandement opérationnel. A la DCSP, cette cellule prend place dans une salle de crise aménagée pour ces occasions. Chaque 14 juillet, chaque 31 décembre, chaque fois que l’ordre public est sérieusement malmené, cette salle est ouverte. A Bobigny, le bureau des Renseignements généraux 93 alerte Paris : des échaufourrés sont à prévoir. La Sécurité Publique veut savoir, elle, « si il y a des groupes susceptibles de mettre l’Etat en péril. » [9]

Christian Lambert, le grand patron des CRS, un proche de Nicolas Sarkozy, est déjà sur place, à la DDSP de Bobigny. Lambert, c’est le tombeur d’Yvan Colonna, le tueur présumé du préfet Erignac. Christian Lambert vient de prendre ses fonctions quelques mois plus tôt à la direction des CRS. Pour lui, c’est le bapteme du feu. A ses côtés, un homme, Pierre Marchand-Lacour va commander toutes les compagnies républicaines de Sécurité postées pendant un mois en Seine Saint-Denis. Vingt-cinq ans de métier, Marchand-Lacour est de ces CRS qui mettent la République en avant. Le sourire large, il y revient à chaque instant. Leur visite à leurs collègues de la Sécurité publique obéit à une procédure, celle dite de la « phase préparatoire ». C’est le quart d’heure (ou l’heure, ou la nuit) de théorie. Quand il faut évaluer les risques, peser les besoins, mesurer les réponses à donner : « Quel type d’intervention il va falloir faire, ou de non-intervention ? Quel type de moyens on va employer ? Combien de personnes faut-il ? C’est important : il ne s’agit pas d’arriver n’importe où, n’importe comment, avec n’importe qui. Il faut connaître le terrain, savoir quel type de population est en face, s’il y a une hostilité ou pas d’hostilité ? » [10]

Trois unités de CRS sont désignées. Elles vont arriver au compte-goutte. Les services locaux de police leur remettent des fiches de renseignement. Elles comportent des plans des lieux, des photographies d’éventuels fauteurs de troubles et, parfois, des données sociologiques sur les lieux d’intervention. Le maintien de l’ordre, c’est aussi ça : du repérage. Pierre Marchand-Lacour grimpe dans un poste de commandement mobile, qui sera bientôt stationné dans la cour même de la caserne des sapeurs pompiers de Clichy-Montfermeil. A chaque brigade, on affecte un policier du coin, chargé de pallier la méconnaissance territoriale de ses collègues…

Quant à la météo, elle bat des records. La journée a été la plus chaude à Paris depuis octobre 1937 [11]. Dehors, dans la rue, on sort. Le maintien de l’ordre, c’est encore ça : une question de climat. Au point qu’un rapport des Renseignements généraux, rédigé au plus fort de la crise, soulignera la clémence météorologique pour expliquer la persistence des troubles. Et formulera plusieurs propositions dont celle-ci, absurde et non suivie d’effet : « Sachant que les fauteurs de troubles sont nettement moins enclins à se manifester par temps pluvieux, il pourrait être judicieux, parce que dissuasif, de recourir aux lances à incendie utilisées par les pompiers ». [12] Déjà caillassés, on imagine mal les pompiers se prêter à ce genre de jeux aquatiques…

21h50, les premiers feux de voiture. Deux cents jeunes font face à deux cents policiers. Des jeunes du Chêne Pointu et de la Forestière contre des Compagnies Départementales d’Intervention (CDI) de toute la Seine Saint-Denis et quelques CRS. 23h25, les pompiers déclenchent l’échelon rouge (le plus élevé) du plan « troubles urbains ». Dans la nuit, un tir à balle réelle atteint le capot d’une camionnette de police. « Tout est parti de l’artère principale de Clichy, l’allée Maurice Audin, raconte Samir Mihi, éducateur sportif qui va rapidement devenir personnage public. Dès que j’ai ouvert la porte d’entrée de chez moi, j’ai senti l’odeur de pneu cramé dans l’atmosphère et j’ai vu le nombre élevé des forces de l’ordre. C’est à ce moment là que j’ai compris d’où venait la panne électrique de la fin d’après midi. Tout Clichy a compris… » [13]. Le sociologue Gérard Mauger écrit : « Emballée par sa propre logique jusqu’à nier l’évidence de sa responsabilité, la violence de l’émeute apparaît comme une réponse au désordre de la police (…) De sorte que l’analyse d’une émeute du XVIIIe siècle proposée par Arlette Farge et Jacques Revel semble pouvoir s’appliquer au XXIe : “Pour les autorités, l’émeute est perçue comme une rupture menaçante du seul fait qu’elle existe. Pour la rue, elle est comprise comme une réparation et une tentative de retour à l’ordre après que la police a introduit dans la ville un désordre nouveau.” ». [14]

La police débordée

En fin de soirée, ce 27 octobre 2005, dans la salle de commandement de la DDSP, c’est l’effervescence des grands jours. Les locaux du centre névralgique de la police en Seine Saint-Denis sont d’un autre âge. On y sent la routine, la fatigue, jusque dans la vue imprenable sur le parking défoncé ou dans les pupitres décatis des opérateurs téléphoniques. Malgré tout, David Skulli, qui sera nommé à la tête du service après les événements de novembre 2005, parle avec beaucoup d’entrain. Les cheveux plus sel que poivre, la voix qui porte, la poignée de main franche, David Skulli a les atours du chef d’entreprise moderne, qui parlerait chiffre d’affaires, clientèle, bilan. Il est le portrait type du responsable policier que Nicolas Sarkozy a voulu lors de ses deux passages au ministère de l’Intérieur : un communiquant, orienté tout entier vers les résultats. A propos des émeutes, David Skulli parle de « management de crise. » [15]

Ce 27 octobre 2005, pourtant, si crise il y a ; où est donc le management ? Un policier présent au moment des faits dans les locaux témoigne. Ce qu’il dit est éloquent : « Ce soir là, c’était la fête du slip. La France ne s’en est pas rendue compte, mais nous étions complètement débordés. »5 Le gradé ne veut pas en dire trop, il y va de la réputation de la police et de l’image de professionnalisme qu’elle s’est donnée sur le moment. Sous-estimation de l’ampleur de la colère, chaîne de commandement dépassée, jeunesse de certains membres de l’encadrement, cacophonie entre les services, coordination médiocre entre le ministère, la Direction départementale de la Sécurité publique, les commissariats et les « QG » avancés, le cafouillage est patent. « Nous avons eu chaud car les effectifs, ce soir-là, étaient un peu justes » [16] affirme un responsable de la Sécurité publique. C’est vrai, mais pas seulement. Ce soir là, les Compagnies Départementales d’Intervention (CDI), des gardiens de la paix en tenue de maintien de l’ordre, qui ressemblent à des CRS mais qui n’en sont pas, commettent une sérieuse erreur tactique. Ils tirent près de trois cent grenades lacrymogènes, sur les 900 qui seront utilisées en totalité par tous les services de police confondus, sur tout le territoire, pendant toute la durée des émeutes. [17] Cette profusion démesurée de gaz et de fumée, le premier soir, donne aux événements un caractère de gravité absolue. La tension est totale. Certains résidents situés au rez de chaussée sont intoxiqués. Quant au résultat tactique, il est totalement contre-productif : « Le maintien de l’ordre, c’est quoi ? C’est tenir à distance une foule, quitte à la grenader de temps en temps, lâche un policier présent ce soir là à Clichy-sous-Bois. Or, trois cent grenades, cela veut dire qu’on disperse littéralement la foule. On ne la contient plus, on la fait fuir. Et on ne peut plus interpeller quiconque. En fait, on crée un désordre encore plus grand ». [18] Pourtant, les consignes sont claires. Surtout, pas de débordements. Surtout, pas de morts supplémentaires. L’avocat des familles des victimes du transformateur EDF en est convaincu : « Il y a eu sur ce point une prise de conscience politique et morale de la part du commandement de police pour éviter des événements trop graves, bien que quelquefois les affrontements étaient sérieux, très durs. C’est la preuve que la violence, ou la brutalité, ou l’indifférence, dans la gestion de l’ordre public ne sont pas incontournables… » [19]

Les policiers progressent maintenant dans Clichy-Sous-Bois. Les bâtiments sensibles sont tant bien que mal protégés, les pompiers escortés, et les heurts avec une partie des jeunes habitants se prolongent tard dans la nuit. « Au début, on appliquait les bonnes veilles méthodes. On mettait les hommes en rang. Ça ne marchait pas. Les gamins, ils étaient comme des mouches ». [20] Les CRS ont l’ordre de rester statiques, et de laisser la police territoriale agir. En fait, les objectifs sont troubles, mal définis. Les images amateurs tournées ce soir là sont édifiantes pour la police. On y voit des groupes de fonctionnaires qui semblent perdus, donnant la charge façon cavalerie, le chef d’unité baissant son bras comme pour donner le signal. Aux yeux de Claude Dilain, le maire de la ville, c’est net : la police est prise de court. « Et dans le nombre de fonctionnaires à mettre en place, et dans la nature même du maintien de l’ordre à opposer : la police avait en face d’elle des petits groupes très mobiles, qui ne cherchaient pas franchement l’affrontement. C’était plutôt une forme de jeu de cache-cache violent. Au fond, je sentais des policiers tendus qui avaient bien du mal à se rendre maîtres du terrain. » [21]

Ce que Claude Dilain parvient à comprendre pour la première nuit — l’effet de surprise jouant contre la police — il a plus de mal à se l’expliquer pour la suite des événements. Car la deuxième nuit va ressembler, policièrement, à la première. Il est 18h, le lendemain, quand Claude Dilain est reçu place Beauvau par le ministre de l’Intérieur lui-même. Ensemble, les deux hommes évoquent le drame du transformateur. Devant lui, en présence du Préfet, Nicolas Sarkozy passe des ordres au Directeur départemental de la Sécurité publique et au Directeur général de la police nationale. Soit : aux deux policiers les plus importants du moment. Le ministre réclame qu’un certain nombre d’effectifs de police et de gendarmerie soit présent dès le début de la nuit. « Or je ne sais pas pourquoi, reprend Claude Dilain, mais les renforts ne sont venus que très très tard dans la nuit. Aujourd’hui encore, je n’arrive pas à comprendre pourquoi des ordres qui avaient été donnés en haut lieu n’ont pas été respectés. J’avais un sentiment de pagaille. J’ai même assisté à une scène où des CRS qui sont venus jusqu’à Clichy-sous-Bois ont dû repartir parce que ce n’était pas la bonne compagnie qui devait être là ! Des motards étaient venus les chercher à une porte du boulevard périphérique mais, une fois arrivée, ils se sont rendus compte que ce n’était pas à eux d’être là… Quand j’ai demandé des comptes, on m’a dit qu’il y avait effectivement eu des contre-ordres dans la hiérarchie et un maillon faible dans le système de décision… C’est toute l’explication que l’on m’a fournie… ».

Un professeur d’histoire-géographie de la ville, Antoine Germa, consignera un témoignage plus implaccable encore sur les forces de l’ordre. Témoignage qui présente l’intérêt de donner le point de vue de celui qui n’est pas aux commandes, ni dans la confidence policière. Le point de vue, en somme, de l’homme de la rue : « Samedi soir, 29 ocobre, au moment de la rupture du jeûne (vers 18h30), les 400 CRS et gendarmes, dont une partie vient de Chalon s/saone, sont sortis un peu partout dans la cité du Chêne pointu. Comme à l’accoutumée, il s’agissait d’encercler – “ de boucler ” – le quartier. Don quichottisme policier : en cohorte, à la façon des légions romaines, au pas de course, visière baissée, bouclier au bras, et flashball à la main, ils parcourent les rues une à une contre des ennemis invisibles. A cette heure, tout le monde mange et personne ne reste dehors. Pourquoi cette démonstration de force alors même que les rues étaient particulièrement calmes ? “ Provocations policières ” répondent à l’unisson les habitants interrogés. C’est un leitmotiv depuis vendredi soir. Au bout d’une heure, quelques jeunes sortent et se tiennent face aux policiers : tous attendent le début des affrontements. Quel sens donner à cette stratégie policière à part celui qui consiste à vouloir “ marquer son territoire ”, c’est-à-dire appliquer une version animale et musclée du retour à “ l’ordre républicain ” ? Plusieurs témoignages et enregistrements sur portable manifestent aussi, de façon indiscutable, la volonté de la police d’en découdre avec les jeunes (insultes racistes, appels au combat, bravades…). » [22]

Jean-Christophe Lagarde, maire de Drancy, à huit kilomètres à vol d’oiseau de Clichy-Sous-Bois, n’a pas apprécié, lui, que le commissaire de sa commune soit provisoirement appelé ailleurs dans le département : « Je ne peux pas comprendre comment celui qui connaît le mieux la ville, qui peut diriger les effectifs, les coordonner, soit constamment mobilisé ailleurs…Tant et si bien qu’on s’est retrouvé avec des commissaires ignorant tout des villes où ils intervenaient, et qui devaient commander des agents de police locaux – vous voyez d’ici le hiatus… » [23] Comme Claude Dilain, comme beaucoup d’autres édiles de la région parisienne, Jean-Christophe Lagarde a noté de nombreux dysfonctionnements dans l’emploi des forces de la police. « On s’est retrouvé avec des fonctionnaires pas formés, mais également pas équipés : sans boucliers, sans le minimum d’équipement nécessaire pour se protéger et pour intervenir… On a même vu dans certaines villes des CRS qui arrivaient avec des grands cars, destinés aux manifestations, et qui se retrouvaient dans des rues où ils ne pouvaient pas tourner. Puis ils se sont mis à rappeler tous les policiers qui étaient en congé, en repos ; bref, ils ont fait avec ce qu’ils avaient sous la main… » [24]. Sans parler des déboires de communication. Manque de canaux radios disponibles, fréquences mal distribuées, le maire de Drancy rit jaune : « J’ai accompagné une patrouille envoyée pour un incendie dans une résidence de la ville. On s’est retrouvé ensemble là-bas : rien ne brûlait, c’était très calme, pas de problème. Oui, sauf que c’était à neuf cent mètres de là. Les policiers ont essayé pendant vingt minutes d’avoir le commandement, ils n’y parvenaient pas. » [25] Ailleurs, plus au nord, même constat, cette fois par un policier d’Aulnay-sous-Bois : « Les gendarmes mobiles n’ont aucune connaissance du terrain, ils se perdent dans les rues parce qu’ils n’arrivent pas à se repérer, alors que les jeunes peuvent courir ; eux, ils sont dans leurs véhicules avec leurs cartes ; ils mettront vingt huit minutes pour arriver d’un point à un autre alors que les jeunes le faisaient à pied en moins de cinq minutes ; vous vous rendez compte vingt huit minutes ? Ça a beaucoup joué sur l’ampleur… » [26] Quant aux RG, il leur est reproché par leurs collègues trop d’approximations. « Au tout début, la confusion régnait chez eux aussi. Ils estimaient qu’on avait à faire à un véritable réseau organisé de délinquants. Le seul réseau qu’il y avait, c’était le téléphone portable ! »  [27]

Même désorganisation dans les services préfectoraux. Urgence et improvisations vont mettre à mal et à nu les équipes. Jean-Christophe Lagarde : « Pendant tous ces jours-ci, l’Etat était totalement débordé. Pendant dix jours, je n’ai même pas reçu un coup de fil de qui que ce soit. Préfet, directeur de la Sécurité publique, pas un ! Je me souviens d’une sous-préfète qui m’appelle un dimanche après-midi pour me demander, c’était quinze jours après le début des émeutes, de lui communiquer la liste des bâtiments pour lesquels la mairie avait pris des dispositions de protection, afin de pouvoir se coordonner avec les moyens de l’Etat. Je lui ai répondu, peut-être pas très aimablement d’ailleurs, que ça faisait plus de dix jours que mon commissaire avait cette liste et qu’on travaillait ensemble… »

En réalité, la Direction départementale de la Sécurité publique de Seine Saint-Denis va attendre le 30 octobre pour prendre la mesure des événements. Et s’organiser en conséquence. Un nouveau plan de gestion de crise est élaboré. Les interventions se feront plus structurées. Des renforts mobiles, principalement CRS, sont sollicités. Au quatrième jour, le dispositif semble enfin arrêté.  [28] Quatre jours, c’est long, très long. On est loin des satisfecits accordés à l’époque à la police, par elle-même, par les politiques, par la presse. A l’époque, il fallait faire corps, faire cohésion nationale, faire bloc. Toute critique apparaissait comme malvenue. L’opposition était muette. Comme aux Invalides, il y a pourtant bien eu ici aussi de lourdes fautes tactiques. Un policier de haut rang a cette proposition : « le maintien de l’ordre, c’est une science inexacte. C’est une science humaine » [29]. Et c’est justement à ce titre qu’il est passionnant à décrypter.

La stratégie d’évitement

Dans ces premiers soirs, ces premieres nuits, entre fin octobre et début novembre, que faire ? Les forces de l’ordre ont deux options : soit contenir les assauts par leur seule présence, soit aller à l’affrontement. Pour l’heure, c’est plutôt la retenue qui prédomine. La gestion de l’ordre est alors à double-face. Elle est forte en termes d’image (Nicolas Sarkozy en ministre déterminé), plus contenu sur le terrain et dans les ordres passés. « Nous devions chercher la dissuasion, explique le patron des CRS, pas forcément le contact. On devait éviter toute barricade, tout attroupement. » [30] Emeutiers et forces mobiles se livrent alors à un curieux ballet. Où chacun cherche l’autre, sans aller vraiment jusqu’à la confrontation. Où tout le monde s’adapte : les émeutiers aux policiers, les policiers aux émeutiers. « Ce n’est pas un affrontement pour nous, dans le sens où il n’y a pas de revendication précise. Ce n’est pas non plus une démonstration de rue classique. C’est une démarche très individualiste, on jette chacun sa pierre et on regarde. D’une certaine façon, cet individualisme renvoie à notre société, non ? » demande Pierre Marchand-Lacour [31]. Un Marchand-Lacour plutôt en désaccord avec l’idée de CRS qui auraient opté pour la stratégie d’évitement. Petite leçon de tactique policière sous forme d’intelligence des mouvements de foule : « Dire que les CRS ne veulent pas d’affrontement, qu’ils n’interviennent pas, c’est faux. La réalité est plus complexe. Notre réponse doit être précise, objective. Nous devons savoir si l’intervention ne va pas aggraver la situation. L’ordre public, ce n’est pas une urgence. La riposte doit être proportionnelle à l’incident de départ. Il existe toute une série de tactiques et de techniques qui nous permettent de canaliser une foule, différents niveaux d’interventions, de même qu’il y a différents niveaux de protection du personnel : le CRS en patrouille n’est pas forcément le robocop avec des moyens lourds. Tout a son dosage. L’intervention a lieu, mais pas forcément dans les conditions attendues par les médias ou par le public. Le fait, parfois, de ne pas intervenir est quand même une forme d’intervention. » [32]

Défaite au stade de France

Pendant ce temps, la détermination des émeutiers s’amplifie3. La carte des événements est impressionnante de régularité. Les premiers jours, on assiste à une forme de contagion concentrique. D’abord Clichy-sous-Bois, puis Monfermeil, puis Bondy, Aulnay, etc. De proche en proche, d’amis en copains de collèges, de joueurs de foot en voisins, d’Est en Ouest. Certains jeunes viendront prêter main forte sans qu’il n’y ait incidents dans leur commune. Puis les médias feront caisse de résonance. Entre temps, les responsables de la police ont perdu un match. Littéralement. Cela se déroule à Saint-Denis, le 2 novembre 2005, au Stade de France, six jours après le début des événements. Huit cents policiers dont certains commissaires sont réquisitionnés pour le match à risques Lille-Manchester. Ce soir là, la région parisienne va connaître son pic de violences. L’affaire est restée confidentielle. Elle est d’envergure. Un policier du département parle d’erreur de projection de la part de la police nationale : « Ça fait un moment qu’on dit que c’est un problème, ces forces de police concentrées pour les matchs… Mais ils pensent que les émeutes vont commencer tard, sauf que, en hiver, la nuit tombe tôt, donc ça va commencer très tôt, vers 18 h 30. » [33] Et le match, lui, va finir tard, vers 22h30. Entre temps, les émeutes basculent et changent d’échelle. C’est à cet instant précis qu’elles sortent, aussi, du « schéma classique », quasi routinier. Les émeutes ne seront plus locales, mais départementales, bientôt régionales et, enfin, nationales. Un moment pivot dans la chronologie, comme à Aulnay-sous-Bois. Une antenne de police est attaquée. Une concession Renault part en flammes, le monde entier verra ces images. Et une équipe de France Télévisions filme son propre naufrage : sa voiture attaquée puis incendiée sous ses yeux et son objectif. Des policiers se souviennent : « Le mercredi soir, on voit tout s’écrouler… » « Le Mercredi soir, c’était un enfer pour moi, pour nous. Parce qu’ils nous font des attaques frontales comme on en a très rarement ici. Ce soir-là, ils nous font simultanément sept ou huit points. Ils nous font Renault, ils nous font les sapeurs pompiers. Ils nous prennent dans tous les sens et on a du mal à répondre à la demande. » [34] Ce mercredi soir, mercredi noir, « dans une telle situation, même Napoléon ne s’en serait pas sorti… » [35] . A Aulnay-sous-Bois, avant le match, on compte une centaine de policiers. Le double, après le coup de sifflet final. Un élu local : « Toute la journée, on essaie d’obtenir des forces supplémentaires… en plus, par des canaux, principalement associatifs, on apprend que ce sera pire le mercredi et qu’ils viseront des symboles municipaux… On n’obtiendra rien… On dit que ce n’est pas suffisant mais c’est le PC de Bobigny qui décide… » [36]

Ces faits ne sont pas là de simples remarques corporatistes. Encore moins des aveux d’impuissance déguisés. Le procureur de la République lui-même parle spontanément de cet événement occulté : « On ne peut s’empêcher de faire la liaison entre les épisodes de violences urbaines et la tenue de ce match au stade de France qui mobilisait la présence de très nombreux policiers. C’est acquis. » [37] Dans une lettre célèbre, mais qui aurait dû rester confidentielle, adressée à la Direction générale de la police nationale, le Préfet de Seine Saint-Denis évoquera onze mois plus tard la question comme l’un des problèmes majeurs auxquels ses services doivent faire face. [38]

Invité sur la chaîne d’information en continu iTélé, Nicolas Sarkozy livrera, lui, sa version des faits le lendemain. Ses services ont inspecté les studios de la chaîne de fond en comble, avec détecteurs de métaux et présence policière. Le ministre de l’Intérieur a les traits tirés, il semble las, aux aguets, terriblement anxieux. L’émission est enregistrée. La vision des faits par le ministre de l’Intérieur ne concorde absolument pas avec le ressenti des hommes de terrain. Son hôte, un ami de longue date, Jacques Chancel, commence par lui demander de commenter la nuit du 2 au 3 novembre. Nicolas Sarkozy souffle : « Ce à quoi nous avons assisté dans le département de la Seine-Saint-Denis cette nuit, n’avait rien de spontané, était parfaitement organisé. Nous sommes en train de rechercher par qui et comment ». Il ne fallait pourtant pas chercher bien loin : c’est plutôt la parfaite désorganisation de la police qui était là, en partie, en cause. Un mois plus tard, dans la relative et amicale discrétion d’un congrès syndical de police, qui se tiendra à La Baule, Nicolas Sarkozy avouera à demi-mot que la police était, dans un premier temps du moins, déroutée face à de tels événements : « En réponse à certaines de vos interrogations, je peux vous dire que ces évènements nous ont conduits à renforcer et adapter les matériels et les tenues. J’en veux comme exemple l’acquisition des près de 460 Flash-Ball, 5 500 casques de maintien de l’ordre pare-coups, 875 casques pare-balles, 6 700 bliniz [39], 2 785 dispositifs manuels de protection, plus de 2 800 grenades lacrymogènes. » [40] Car c’est ainsi, chaque grande période de trouble engendre des évolutions internes à la police. Parfois même, des changements de doctrines, d’orientations, de stratégies globales. Par petites touches, ou brutalement. C’est selon. Le maintien de l’ordre, c’est aussi et encore bien cela : une affaire de mémoire.


> Article initialement publié sur davduf.net

Images de Une  : Philippe Leroyer

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