OWNI http://owni.fr News, Augmented Tue, 17 Sep 2013 12:04:49 +0000 http://wordpress.org/?v=2.9.2 fr hourly 1 Données de la drogue http://owni.fr/2012/07/10/donnees-de-la-drogue/ http://owni.fr/2012/07/10/donnees-de-la-drogue/#comments Tue, 10 Jul 2012 17:15:29 +0000 Claire Berthelemy et Anaïs Richardin http://owni.fr/?p=115764 Owni a décidé de concocter une carte interactive avec les data exploitables en relation avec l'économie de la dope dans le monde. ]]>

Plan de pavot

Le 28 juin, les Nations Unies rendaient public leur rapport mondial sur la drogue [PDF/EN]. Des kilos de data dans le corps du texte et d’autres dans des tableurs PDF pas très lisibles. Owni a voulu constituer une base de données sur les drogues à partir du rapport 2012 de l’ONU mais aussi du précédent. À l’issue du recueil des données, nous avons pu construire un Top 10 des pays qui ont saisi le plus de drogues (en quantité) pour l’année 2010 (rapport 2012). Une carte interactive pour visualiser les frontières les moins perméables, à l’heure où même François Hollande est sollicité pour légaliser le cannabis.

Saisies

Les rapports des Nations Unies présentent un défaut : leurs données ont été récoltées par réponse à des questionnaires envoyé, sur la base du volontariat. Parfois les pays n’ont pas répondu, d’autres fois ils ont été très exhaustifs. Nous avons lu les trois derniers rapports dans leur intégralité et construit au fur et à mesure le tableau disponible ici. Si beaucoup d’infos circulent sur la consommation de drogues, rares sont les analyses se focalisant sur les saisies et sur les zones géographiques où est interceptée la drogue. Or, les données les plus complètes sont celles des saisies par pays. Nous les avons privilégiées pour bâtir cette carte interactive :




Dans le Top 10 des pays qui saisissent le plus de colis/comprimés/poudre, le trio de tête est formé par le Mexique en pôle position, suivis de près par les États-Unis et la Bolivie. À eux trois, ils représentent plus de 5000 tonnes de saisies de drogues pour l’année 2010. Amphétamines, herbe et méthamphétamines culminent pour le Mexique (avec, en 2009, la “saisie” de 191 laboratoires). Les États-Unis ont une saisie de prédilection en plus de celle identiques au Mexique : l’héroïne avec 3,5 tonnes récupérées en 2010. Et 1931 tonnes d’herbe. Suivent l’Iran avec un “petit” 429 tonnes (principalement de l’opium) et 384 tonnes pour l’Espagne (cannabis seul).

L’Afghanistan, absent du Top 10 des saisies – les données ne sont pas renseignées pour l’année 2010- mérite qu’on s’y attarde puisqu’il fait partie de la cohorte d’États avec l’Iran, le Pakistan et l’Ouzbékistan – entre autres – qui sont engagés officiellement dans la lutte contre le narcotrafic, avec les encouragements de l’ONU. Et avec sa position de leader sur le marché de l’opium (90% du marché mondial), le pays cumule entre 1518 et 3518 tonnes de saisies, toutes drogues confondues. Le porte parole de l’OTAN, Carsten Jacobson, expliquait en début d’année dans les colonnes du Monde diplomatique :

Le trafic de stupéfiants a été un facteur clé de financement pour les insurgés, mais cette source de revenus diminue [...] Les opérations anti-drogue perturbent avec succès les capacités des insurgés à transformer l’opium en héroïne. Nous continuerons à étrangler leurs revenus générés par la vente de drogues illicites en 2012

Drogues de synthèse, MDMA/ecstasy

En isolant les drogues une par une dans ce même classement des pays les plus “saisisseurs”, le cannabis est le plus intercepté dans ce même trio États-Unis, Mexique et Bolivie. De la même façon, les drogues de synthèse sont saisies majoritairement par les États-Unis et le Mexique, puis l’Iran dans une moindre mesure.

Drogues: le succès du modèle portugais

Drogues: le succès du modèle portugais

Dépénalisée depuis 2000, la consommation de drogue est au Portugal largement encadrée au niveau sanitaire et médical. Un ...

La forte présence des États-Unis et du Mexique n’est pas une surprise. La découverte récente de tunnels aux frontières des deux pays – pour transporter le tout – peut expliquer les saisies nombreuses aux entrées et sorties de tunnels (230 mètres de long et 1,3 mètres de haut pour le dernier découvert).

Dans les data des rapports se trouvent aussi de petites perles, notamment en poids des saisies. On peut espérer vivement que les 12 kilos d’amphétamine saisis en Nouvelle-Zélande en 2010 aient été saisis en une seule fois. Même chose pour les 63 kilos d’ectasy au Royaume-Uni en 2009. Inutile de faire déplacer beaucoup de monde pour des petites prises.

Panda

Les barons de la drogue ne roulent pas en Fiat Panda, c’est bien connu. À l’inverse des producteurs, qui, eux, sont les plus lésés de la chaîne de trafic, et dont la production (feuilles de coca, pavot à opium etc.) ne leur rapporte qu’une part ridicule du gâteau final. Tout au long du trajet qu’effectue la drogue du pays producteur au pays consommateur, les intermédiaires, qu’ils soient grossistes ou détaillants, s’en mettent plein les poches. Exemple avec les opiacés en Afghanistan en 2009 : alors que le marché global était estimé à 68 milliards de dollars, seuls 440 millions sont revenus aux producteurs afghans, pourtant principaux fournisseurs de pavot à opium. Les trafiquants afghans ont empoché 2,2 milliards et les Talibans près de 155 millions. Si les drogues de synthèse et le cannabis sont majoritairement consommés dans leurs aires de production, la cocaïne produite en Amérique du Sud est principalement à destination de l’Amérique du nord (marché de 37 milliards de dollars) et de l’Europe (33 milliards de dollars).

En Europe, ces dix dernières années, le nombre d’usagers de cocaïne a doublé et est passé de 2 millions en 1998 à 4,1 millions en 2008.En 2009, la cocaïne a été consommée par une vingtaine de millions de personnes dans le monde (entre 14,2 et 20,5 millions) pour un marché global de 85 milliards de dollars. Des chiffres considérables pour une économie souterraine comparable en termes de valeur à celle des armes ou du pétrole. Sur ces 85 milliards, 84 ont été empochés par les trafiquants.

Il faut savoir que si les producteurs perçoivent une piètre rémunération au regard du butin final, le volume de leur production revendu à la sortie de l’exploitation n’est pas égal au volume déversé sur les marchés. Si un producteur vend 100 tonnes de feuilles de coca pour qu’elles soient transformées, c’est deux voire trois fois ce volume qui arrivera à destination. Tout au long de l’acheminement du pays producteur au pays consommateur, la drogue va perdre en pureté. En Afrique par exemple, qui tend à devenir un territoire de transit de plus en plus important pour les drogues mondiales, la cocaïne sud-américaine est coupée et divers adultérants (produits de coupe ou diluants) y sont ajoutés afin d’obtenir plus de poudre à moindre coût. Ce stratagème se répète jusqu’à ce que la cargaison arrive à destination. Ce qui explique en partie la différence de valeur entre la matière première et la matière finie.

Récolte de feuilles de coca en Bolivie

Mais si la culture de la coca est en partie autorisée en Bolivie sous la loi 1008, aux Etats-Unis, on lutte à coups de billets verts. Alors que le marché de la cocaïne et de l’héroïne est estimé à 45 milliards de dollars aux Etats-unis, le gouvernement projette d’injecter 26 milliards de dollars en 2013 dans un vaste projet de lutte anti-drogues. Le gouvernement états-unien participe aussi activement, et depuis longtemps, à la lutte anti-drogues dans des pays d’Amérique du sud, comme la Colombie à laquelle ils vont remettre une enveloppe de 155 millions en 2013. Une lutte en amont pour une cocaïne colombienne qui compte pour 90 % de la cocaïne disponible aux Etats-Unis.

Loin devant ces chiffres impressionnants, le marché du cannabis est le plus important au monde. De 125 à 203 millions personnes ont consommé du cannabis au moins une fois en 2010. Mais là où il se différencie des autres drogues c’est que le cannabis n’est pas seulement consommé dans la plupart des pays, il y est aussi cultivé. Et si la culture est avant tout locale, l’Afghanistan est aujourd’hui sur les talons du Maroc pour la production de résine de cannabis. Le cannabis y est d’ailleurs devenu plus lucratif que la culture du pavot à opium. Ainsi, en 2010, le revenu brut d’un foyer producteur de cannabis était de 9 000 dollars alors qu’il n’était “que” de 4 900 dollars pour le pavot à opium.

Méthodo

Le bilan après compilation des données dans un tableau vient surtout de la méthodologie utilisée pour collecter les données par les Nations unies. Sous forme de questionnaires, les États ont été invités à répondre aux questions. Libres à eux de le faire. Ou pas.

Plants de cannabis

Mais les Nations unies se défendent :

Le marché des drogues illicites a des dimensions mondiales et requiert de coordonner les réponses sur une même échelle. Dans ce contexte, le rapport mondial sur les drogues a pour but de tenter de comprendre le problème des drogues illicites et contribuer à plus de coopération internationale pour le combattre / lutter contre.

Data Publica a publié hier les résultats d’une étude réalisée en France sur la consommation de drogues des jeunes de 17 ans par région . L’Observatoire français des drogues et des toxicomanies (OFDT), en partenariat avec la Direction du Service National a sondé un échantillon de jeunes participant à la journée Défense et citoyenneté, anciennement journel d’appel et de préparation à la défense (JAPD). Un peu plus de 27 000 jeunes ont répondu sur leur façon de consommer la/les drogue(s). À toutes les échelles, le marché de la drogue et l’impact sur les populations posent question. Une occasion d’ouvrir les données concernant la drogue, sa culture et sa consommation.


Merci à Paule D’atha (Julien Goetz, Marie Coussin et Nicolas Patte), Camille Gicquel et Thomas Deszpot
Photographies sous licences Creative Commons par Fraidbouaine, Alexodus, Joaokedal et Grumpy-Puddin, édition par Ophelia Noor pour Owni

]]>
http://owni.fr/2012/07/10/donnees-de-la-drogue/feed/ 8
Anonymous oublie les cartels http://owni.fr/2011/11/15/anonymous-oublie-les-cartels/ http://owni.fr/2011/11/15/anonymous-oublie-les-cartels/#comments Tue, 15 Nov 2011 07:33:06 +0000 David Glance http://owni.fr/?p=86622 Le mois dernier, un groupe prétendant représenter les Anonymous dans la région de Veracruz (Mexique) a annoncé le lancement de l’Opération Cartel (#OpCartel). Ils menaçaient de révéler le nom des membres et associés du cartel de drogue mexicain des Zetas, en réponse à l’enlèvement supposé d’un Anonymous qui tractait dans les rues de Veracruz. Dans le Guardian, Deborah Bonelle, une journaliste mexicaine a commenté ainsi l’annonce des Anonymous :

La capacité de diffuser sur pléthore de plateformes des informations non-vérifiées provenant souvent de sources anonymes est à la fois une bénédiction et une malédiction. Une bénédiction parce qu’il est plus difficile de supprimer et contrôler ces informations. Mais une malédiction aussi car la diffusion de propagande et de désinformation rapportée par les médias laissent penser au public qu’il s’agit de faits.

Elle parlait du cercle vicieux des informations non-fiables et de la peur qui entoure les cartels, mais ses mots pourraient tout aussi bien s’appliquer aux Anonymous eux-mêmes.

Cliquer ici pour voir la vidéo.

La vidéo, postée le 6 octobre, a commencé à capter l’attention quand le site d’un ancien procureur général a été piraté et affichait un message prétendant qu’il était membre du cartel Zeta. Anonymous Mexico a publié une déclaration réfutant son implication dans cette opération. Au même moment, #OpCartel avait atteint les médias grand public qui ont publié allègrement les détails sur la dernière confrontation avec les forces de l’oppression.

Opération annulée

Et puis, quelques jours après l’annonce, Operation Cartel a été annulée. L’Anonymous enlevé s’est apparemment fait retourner par les Zetas qui ont menacé par la suite de tuer dix personnes pour chaque nom d’associé du Zeta qui serait diffusé par les Anonymous. Aucune preuve certaine n’a été apportée confirmant que l’enlèvement avait eu lieu. Aucun signe non plus des noms révélés ou des décès liés à l’affaire.

Des informations contradictoires continuent à émerger. Barrett Brown, un ancien membre des Anonymous en train d’écrire un livre sur le collectif, a déclaré que OpCartel était toujours en cours. Il a affirmé être en possession d’emails qui faisaient le lien entre des officiels américains et les Zetas qu’il projette de publier. D’autres Anonymous émettent des doutes sur les affirmations de Brown. A la suite de menace de Zeta de tuer dix personnes, Brown a cédé sur sa menace de diffuser des noms.

Les effets que pourrait avoir l’opération des Anonymous contre le cartel ne sont pas très clairs, au-delà la diffusion de noms d’individus probablement liés aux Zetas. Comme tous les business, les cartels de la drogue dépendent de plus en plus des technologies pour leurs opérations. Une analyse conduite par Stratfor affirme que les cartels ont recours à leurs propres pirates pour investir le cybercrime. Ils utiliseraient des réseaux électroniques et de communication sophistiqués, ainsi que les médias sociaux pour suivre les victimes. Le recours aux médias sociaux en particulier, a augmenté récemment : des membres de cartels donnaient de fausses orientations à la police en annonçant sur Twitter que des fusillades avaient lieu quelque part alors qu’ils menaient parallèlement des opérations ailleurs. Comme pour les Etats, cette dépendance accrue aux ordinateurs et aux réseaux pourrait les rendre plus vulnérables à des groupes comme Anonymous.

Corps décapité

Hier encore, le modérateur d’un réseau social populaire au Mexique a été brutalement tué, apparemment pour le punir d’avoir aidé à rencarder les autorités sur un cartel de la drogue local. Son corps décapité a été posé à côté d’une statue avec un message :

Voilà ce qui m’est arrivé pour ne pas avoir compris qu’il ne fallait pas que je poste certaines choses sur les réseaux sociaux.

Sur ces trois derniers mois, c’est le quatrième meurtre du genre, lié à l’utilisation de médias sociaux au Mexique.

La rapidité des informations circulant sur Twitter a récemment causé la panique : deux habitants de Veracruz ont tweeté que des hommes armés étaient en train d’enlever des enfants dans les écoles. L’information s’est révélée plus tard être une fausse alerte et les deux habitants ont été arrêtés et poursuivis pour terrorisme et sabotage. Ils ont ensuite été relâchés après les plaintes de militants en faveur des droits de l’homme et de la liberté sur Internet.

La marque Anonymous attire avec elle médias et attention publique. Les Anonymous eux-mêmes reconnaissent que la “défiguration” de site et les attaques DDOS sont des inconvénients mineurs pour les cibles. Elles permettent d’abord de rendre publiques les questions que le collectif considère comme importantes.

#OpFacebook, opération présumée qui consistait à attaquer et à faire tomber le site du réseau social le 5 novembre, est une autre campagne à l’origine d’informations contradictoires et qui n’a finalement jamais eu lieu. Certains Anonymous ont nié plus tard que cette opération n’a jamais été légitime. Les Anonymous ont besoin de faire passer leur message dans quelque média que ce soit, y compris la presse écrite comme dans le cas de l’Operation Paperstorm.

La difficulté avec toutes les campagnes Anonymous est leur viabilité. Après avoir porté la situation mexicaine à la connaissance du public, le mème s’est dissipé d’autant plus vite que de nouveaux événements ont occupé le devant de la scène.

En attendant, la misère humaine oblige des dizaines de milliers de Mexicains à fuir le pays. La guerre de la drogue au Mexique aurait pris la vie de près de 40 000 personnes depuis 2006. Les villes frontalières, comme Juarez, ont assisté à la mort de 8 000 personnes ces trois dernières années et la violence s’est maintenant répandue à des villes auparavant sûres comme Veracruz. Les gangs mexicains s’arrachent la drogue, qui est surtout destinée aux États-Unis.


Article initialement paru sur OWNI.eu sous le titre “Anonymous Intervene As Mexico’s Drug Wars Move Online”

Illustration via FlickR CC [by] Esparta [by] Claudio Andres

Traduction : Pierre Alonso

]]>
http://owni.fr/2011/11/15/anonymous-oublie-les-cartels/feed/ 0
Drogues: le succès du modèle portugais http://owni.fr/2011/06/15/drogues-la-succes-du-modele-portugais/ http://owni.fr/2011/06/15/drogues-la-succes-du-modele-portugais/#comments Wed, 15 Jun 2011 12:37:13 +0000 Marie-Line Darcy http://owni.fr/?p=68026

A gauche le périphérique, à droite des immeubles flambants neufs. Entre les deux un immense terrain vague où subsistent les murs délabrés d’une usine désaffectée. Ce décor banal de banlieue se trouve à Lumiar, une ville champignon de la périphérie de Lisbonne.

L’endroit s’appelle “croix rouge”, et à mieux y regarder, il est moins paisible qu’il n’y parait: le sol est jonché de plastiques et de-ci de-là, des seringues et des bouts de papier aluminium. Au loin, près des ruines d’anciens baraquements, des silhouettes occupées à se shooter.

Une camionnette à la rencontre des usagers en banlieue de Lisbonne

Les cris des enfants de l’école toute proche renforcent cette étrange impression de malaise. C’est ici, tous les jours de la semaine que s’installe la camionnette de l’association “Crescer na Maior”, quelque chose comme “Grandir le mieux possible”).

Un véhicule très spécial d’où sortent deux jeunes femmes, Alexandra et Elisabeth, qui sans tarder ouvrent le coffre rempli d’un matériel hétéroclite: boites en plastique au couvercle percé, caisses en carton remplies de kits de drogue, et tout un matériel fait de bric et de broc.

Notre rôle est d’établir le contact avec les drogués. Grâce à notre présence régulière la confiance s’est établie, ils viennent nous voir en cas de problème. Mais notre premier objectif est de distribuer des kits de drogue: un kit propre contre une seringue usagée. Cela contribue grandement à la protection sanitaire des consommateurs par injection.

Lumiar, banlieue champignon en périphérie de Lisbonne.

Moins de deux minutes après l’installation du véhicule utilitaire, un homme s’approche. Dans sa main, une grosse poignée de seringues. Il les introduit une à une dans une boite au couvercle percé. Emilio compte à voix haute: une, deux, trois, … trente seringues, sous le regard attentif d’Elisabeth et d’Alexandra. Avec un large sourire il explique:

Non, ce n’est pas moi qui ai tout utilisé. Je récolte les seringues, et je ramène des kits propres aux autres drogués. Et pour me remercier, ils me fournissent en doses.

L’homme détaille le contenu d’un kit: une seringue, un minuscule récipient en métal, des doses d’eau distillée, des préservatifs… A 54 ans, Emilio bénéficie, comme près de 21 000 personnes, d’un programme de substitution de méthadone (ou Subutex). Mais il laisse entendre qu’il est loin d’avoir décroché. “Ce sera comme ça jusqu’à ma mort. Mais ça va beaucoup mieux, grâce au programme, grâce aux filles”, confie-t-il en montrant les deux intervenantes du programme de prévention, avant de repartir avec son chargement de kits propres.

Pour l’association, l’essentiel est d’établir puis de maintenir le contact. Apparemment le petit trafic instauré par Emilio n’est pas un problème.

Nous savons qui il approvisionne. Il sert d’agent de liaison avec l’accord des drogués. Et il signale les problèmes qui apparaissent. Mais nous ne donnons jamais plus que le nombre de seringues rendues.

“C’est la règle”, explique Elisabeth. L’association “Crescer na Maior” a été constituée par un groupe de psychologues et travailleurs sociaux. Leur projet de prévention et d’accompagnement de la consommation de drogue , un travail de proximité intitulé “Diminution des risques associés”, a été retenu par l’IDT, l’Institut de la drogue et de la toxicomanie.

Envoyer les consommateurs devant une commission de dissuasion plutôt qu’au tribunal

Depuis dix ans, l’Institut, qui dépend directement du ministère de la Santé, a mis en place un programme opérationnel de réponses intégrées (PORI) reposant sur un postulat : le consommateur de drogue n’est plus un criminel mais un malade.

Le modèle portugais de lutte contre la drogue passe d’abord par une décision politique importante : la loi votée en novembre 2000 a mis fin aux politiques répressives en dépénalisant l’acquisition et l’usage de tous les stupéfiants. Objectif : réduire la demande par la prévention et la multiplication des offres de traitement, et endiguer la progression du VIH parmi les toxicomanes.

La loi, audacieuse, ne rend pas légale la consommation de drogue, mais elle évite d’envoyer devant le tribunal un consommateur occasionnel qui n’a pas l’objectif de devenir trafiquant. A condition toutefois de ne pas être en possession de plus de 5 grammes de haschisch , d’1 gramme d’héroïne et de 2 grammes de cocaïne. Cela correspond à dix jours de consommation moyenne “personnelle”.

Au-delà, en cas de contrôle policier, c’est le pénal. En deçà, la prise en charge sociale, psychologique et éventuellement médicale du patient.

Jaime a accepté de parler à condition qu’on respecte son anonymat. Il se présente devant la “commission de dissuasion” de la rue José Estevão, dans le centre de Lisbonne. Cette commission a pour but de conseiller le consommateur occasionnel et de lui proposer l’arsenal de moyens destinés à l’empêcher de plonger dans la consommation dure et de dériver vers la délinquance. Mais rien de coercitif : la commission n’est pas un tribunal.

Jaime, qui s’est fait arrêter par la police, s’est rendu volontairement au centre de dissuasion. Il est entendu par une psychologue et un travailleur social, puis passe devant la commission. Pas de discours moralisateur, une information claire et précise sur sa situation, les étapes qu’il risque de franchir sans même sans apercevoir, l’illusion de la drogue douce, et le dérapage. Le mot “prévenu”reprend tout son sens. “J’ai un enfant maintenant. Je travaille. Je dois faire attention. Cette fois encore, je m’en sors bien”, confie rapidement Jaime.

Pour Nuno Capataz, coordinateur de l’un des 18 centres de dissuasion du pays, il s’agit d’empêcher la récidive, d’éviter au patient qu’il ne mette le doigt dans l’engrenage.

La suite dépend entièrement de Jaime. Nous lui proposons un encadrement. A lui de s’emparer des moyens qui sont mis à sa disposition. Il est dans la situation limite. Une prochaine interpellation, et il sera sanctionné”.

Des structures d’aide médicales adaptées dans les hôpitaux

Le système prévoit en effet des sanctions qui s’apparentent à ce qui est en application dans le code de la route. Une comparaison très utile pour faire comprendre aux consommateurs qu’une récidive sera punie d’amendes ou de travaux d’intérêt général.

Les toxicomanes sont pour leur part dirigés vers les hôpitaux où des structures d’aide médicale ont été mises en place pour permettre les cures de désintoxication, les thérapies comportementales ou psychomotrices, et le traitement par la méthadone ou autre substitut.

Nous sommes à la fin d’un cycle, celui des grands dépendants, qui ont commencé à se droguer il y a 20 ou 30 ans. Il s’agit pour nous d’éviter qu’une nouvelle génération ne fasse le grand saut. La dépénalisation de la consommation est un élément qui rend le système de lutte plus cohérent, basé sur une approche sanitaire du problème.

explique João Goulão, le directeur de l’IDT, et l’un des mentors du système intégré de lutte contre la toxicomanie.

Le succès du modèle portugais est incontestable: le nombre d’héroïnomanes a baissé de 60% en une décennie. D’après le rapport 2009 de l’IDT, le Portugal est le pays où la consommation de canabis des 15-64 ans est la plus faible d’Europe (moins de 8% contre 23% environ en France plus de 30% au Royaume-Uni). Pareil pour la consommation de cocaïne – même si elle est en augmentation – avec moins d’1% contre 2,2% en France, 4,6% en Italie ou encore 6,1% au Royaume-Uni.

João Goulão, président de l'IDT.

Au plan sanitaire, le dispositif est également une réussite. Le nombre de décès liés à l’usage de drogue a été divisé par plus de six, passant de 131 en 2000 à 20 en 2008. Le nombre de contaminations au VIH imputables aux injections de drogue a été divisé par quatre : de 1 430 à 352 sur la même période.

Pourtant, ces chiffres n’ont pas donné la folie des grandeurs à João Goulão, qui lance un avertissement: toute tentative de dépénaliser la drogue est vouée à l’échec si la décision ne repose pas sur une structure solide des services de santé. En clair l’aventure ne peut être tentée que s’il y a un réel choix de société et un véritable engagement politique pour encadrer les décisions.

Au Portugal, aucun triomphalisme exacerbé. Ni angélisme ingénu. Si le nombre de morts par overdose continuent de diminuer, le nombre de décès liés à la drogue augmente en raison de l’apparition de nouveaux produits. Les professionnels associés au dispositif le reconnaissent volontiers: le problème de la drogue est un tonneau des Danaïdes, un puit sans fond.

Mais ce sont aujourd’hui les spécialistes qui sont chargés d’en colmater les brèches. C’est long et difficile. Mais les résultats sont encourageants : 38 875 personnes sont actuellement suivies par le service public de santé.


Article publié initialement sur MyEurop sous le titre Drogues: le succès du modèle portugais. A litre également sur le même sujet :

Photos FlickR Paternité Todd HuffmanPaternitéPas d'utilisation commercialePartage selon les Conditions Initiales anabananasplit ; PaternitéPas d'utilisation commercialePartage selon les Conditions Initiales oblivion9999Paternité EMCDDA

]]>
http://owni.fr/2011/06/15/drogues-la-succes-du-modele-portugais/feed/ 17
Culpabilisation, cocaïne et inaction politique http://owni.fr/2011/01/23/culpabilisation-cocaine-et-inaction-politique/ http://owni.fr/2011/01/23/culpabilisation-cocaine-et-inaction-politique/#comments Sun, 23 Jan 2011 09:00:11 +0000 Denis Colombi (Une heure de peine) http://owni.fr/?p=43463

Ce billet a été publié sur Une heure de peine, et repéré par OWNIpolitics

.

C’est avec pompe et une certaine bienveillance médiatique que l’Inpes, institut national de prévention et d’éducation pour la santé, lance une énième campagne publicitaire contre la consommation de drogue. Le thème de l’année ? « Contre les drogues, chacun peut agir ». Sous-entendu : si vous ne faites rien, c’est de votre faute. Sous-entendu aussi : on se drogue parce qu’on est faible ou que les autres sont faibles.

La campagne publicitaire étant devenue le degré zéro de l’activité politique, regardons donc un des clips de cette nouvelle campagne : on y rencontre Michaël, un jeune homme qui, nous dit-on, prend de la cocaïne.

Cliquer ici pour voir la vidéo.

Mais pourquoi Michaël prend-t-il de la cocaïne si on s’en tient à cette vidéo ? On ne le sait pas. De fait, cela semble du point de vue des concepteurs de cette campagne assez hors sujet. Ce qui compte, c’est que si « ceux qui l’aiment » lui avaient dit de ne pas le faire, il ne l’aurait pas fait. Des motivations de Michaël lorsqu’il a pris de la drogue pour la première fois, de ses motivations pour continuer, du fait qu’un jeune lycéen soit en mesure de s’en procurer ou encore de sa situation économique, psychologique ou sociale, on ne saura rien, car cela ne semble pas tellement compter. « Quand on veut, on peut » : ne pas se droguer, c’est un effort de la volonté, si ce n’est de la sienne, au moins de celle de ses parents ou de sa copine.

La drogue : un « enjeu collectif » réduit à une « épreuve personnelle »

De fait, cela ne compterait pas si Michaël était le seul jeune à prendre de la cocaïne. On pourrait alors voir cela comme une simple « épreuve personnelle ». Mais lorsqu’il s’agit d’une pratique plus nettement répandue dans la population des jeunes et des moins jeunes, il est difficile de continuer à penser qu’il n’y a là qu’un écart personnel : la drogue devient, à ce niveau, un « enjeu collectif de structure sociale » comme le disait Charles Wright Mills dans ce classique des classiques qu’est L’imagination sociologique :

Qu’on songe au chômage. Que, dans une ville de 100 000 habitants, un seul homme soit au chômage, il traverse là une épreuve personnelle ; pour le soulager, il faut tenir compte de son caractère, de ce qu’il sait faire et des occasions qui peuvent se présenter. Mais lorsque, dans une nation de 50 millions de salariés, 15 millions d’hommes sont au chômage, on a affaire à un enjeu, et ce n’est pas du hasard qu’on attendre une solution. La structure même du hasard est détruite. L’énoncé correct du problème réclame, au même titre que ses solutions possibles, l’examen préalable des institutions économico-politiques de la société, et non plus des seules situations et des caractères propres à une diaspora d’individus.

L’imagination sociologique, c’est précisément de prendre garde à la façon dont les biographies, les trajectoires individuelles, celle de Michaël qui l’ont conduites à la drogue, s’inscrivent dans des enjeux collectifs, dans une histoire plus large. C’est faire le lien constant, et de diverses façons, entre ce qui se passe à un niveau individuel, ou micro, et ce qui se passe à un niveau collectif, ou macro. C’est dans cette tension constante que réside précisément la sociologie. C’est :

L’idée que l’individu ne peut penser sa propre expérience et prendre la mesure de son destin qu’en se situant dans sa période.

Certains seront sans doute tentés de penser qu’il n’y a là qu’une manière à bon compte de trouver des excuses aux gens : se réclamant le plus souvent du libéralisme, ils diront que cette imagination nie la rationalité des acteurs en faisant d’eux de simples jouets des forces sociales. Ils ont tort. Si on regarde la publicité ci-dessus, on se rend compte que l’éthique qu’elle propose, cette éthique de la responsabilité individuelle, du « quand on veut, on peut », fait également l’économie de la rationalité et de la logique propre des individus. Michaël n’a-t-il pas de « bonnes raisons » de se droguer ? Sa prise de cocaïne n’a-t-elle pas quelque chose de rationnel ? Visiblement, c’est également hors sujet. On ne s’adresse pas à l’intelligence des personnes, mais on les suppose faibles et sans volonté : le drogué a forcément un manque, ce n’est pas un individu solide. C’est dommage car savoir pourquoi Michaël se drogue permettrait peut-être de comprendre pourquoi la récurrence de ce type de campagne n’a jamais été suivi d’effets réels…

La sanction individuelle pour toute forme d’action

Mais cette éthique de la responsabilité individuelle, qui fait reposer les problèmes collectifs sur un simple défaut de volonté de la part des individus, est puissante : sa simplicité fait qu’elle se glisse partout. On la retrouve dans cette publicité britannique (signalée en son temps par Sociological Images, mais je ne parviens pas à retrouver la note) pour lutter contre l’obésité infantile, où la responsabilité des mères vient effacer toute la structure sociale qui propose et impose aux enfants des produits gras et sucrés :

Cliquer ici pour voir la vidéo.

Là encore, on ne dit rien de la motivation des parents (d’ailleurs ramenés ici à la seule mère, parce que, comme on peut le supposer, nourrir les gosses, c’est un truc de gonzesse…), dont le souci peut être, simplement, de faire plaisir à un enfant qui réclame ce qu’on lui dit être pour lui. Des parents qui se coltinent entre les contradictions inhérentes à l’exercice d’une autorité parentale non autoritaire où l’on devrait aimer ses enfants tout en les privant.

Cela me rappelle cette conversation récurrente dans de nombreuses salles des profs : comment se fait-il que des élèves dont on sait que les parents ne roulent pas sur l’or soient dotés de rutilants téléphones portables et de vêtements de marque aux prix parfois exorbitants ? Et chacun de mettre en cause la mauvaise gestion des parents. Ce qui revient le plus souvent, si on pousse l’argument à bout, à dire que les pauvres sont pauvres parce qu’ils ne savent pas gérer leur argent : une explication explicitement en vogue aux Etats-Unis, comme en témoignent des débats récents sur le Montclair Socioblog. Qui se dira que, lorsque sa situation économique n’est guère brillante, accepter quelques sacrifices pour donner à son enfant ce dont il rêve – parce que comme tous il fait partie d’une société où la possession de ces choses est quelque peu valorisée… – n’est pas si irrationnel ? Que c’est là un moyen de montrer à ses enfants qu’on les aime ou de leur éviter de ressentir un stigmate trop fort lié à la pauvreté… Bref que c’est plus parce que les parents se soucient de leurs enfants et répondent à des normes dominantes que parce qu’ils ne savent pas gérer leur maison.

Mais l’éthique de la responsabilité individuelle nous cache tout cela. Elle nous fait préférer le « quand on veut on peut ». Le problème réside tout entier dans la célèbre remarque de Maslow : si le seul outil dont vous disposez est un marteau, alors tous les problèmes ont l’air d’être des clous. De même, si la seule explication dont vous disposez est la responsabilité individuelle, alors tout peut se régler par la sanction individuelle. Et on abandonne toutes les autres formes d’action, comme par exemple améliorer la situation des jeunes pour qu’ils aient moins de tentation de se droguer. L’imagination sociologique pourrait venir au secours de l’imagination politique. C’est pas gagné.

Billet initialement publié sur Une heure de peine sous le titre L’éternel retour de la responsabilité individuelle.

Photo FlickR CC Cher Amio ; Andres Rodriguez.

]]>
http://owni.fr/2011/01/23/culpabilisation-cocaine-et-inaction-politique/feed/ 6
Culpabilisation, cocaïne et inaction politique http://owni.fr/2011/01/19/culpabilisation-cocaine-et-inaction-politique-drogue-inpes-sante-publicite/ http://owni.fr/2011/01/19/culpabilisation-cocaine-et-inaction-politique-drogue-inpes-sante-publicite/#comments Wed, 19 Jan 2011 10:15:12 +0000 Denis Colombi (Une heure de peine) http://owni.fr/?p=37717 C’est avec pompe et une certaine bienveillance médiatique que l’Inpes, institut national de prévention et d’éducation pour la santé, lance une énième campagne publicitaire contre la consommation de drogue. Le thème de l’année ? « Contre les drogues, chacun peut agir ». Sous-entendu : si vous ne faites rien, c’est de votre faute. Sous-entendu aussi : on se drogue parce qu’on est faible ou que les autres sont faibles.

La campagne publicitaire étant devenue le degré zéro de l’activité politique, regardons donc un des clips de cette nouvelle campagne : on y rencontre Michaël, un jeune homme qui, nous dit-on, prend de la cocaïne.

Cliquer ici pour voir la vidéo.

Mais pourquoi Michaël prend-t-il de la cocaïne si on s’en tient à cette vidéo ? On ne le sait pas. De fait, cela semble du point de vue des concepteurs de cette campagne assez hors sujet. Ce qui compte, c’est que si « ceux qui l’aiment » lui avait dit de ne pas le faire, il ne l’aurait pas fait. Des motivations de Michaël lorsqu’il a pris de la drogue pour la première fois, de ses motivations pour continuer, du fait qu’un jeune lycéen soit en mesure de s’en procurer ou encore de sa situation économique, psychologique ou sociale, on ne saura rien, car cela ne semble pas tellement compter. « Quand on veut, on peut » : ne pas se droguer, c’est un effort de la volonté, si ce n’est de la sienne, au moins de celle de ses parents ou de sa copine.

La drogue : un « enjeu collectif » réduit à une « épreuve personnelle »

De fait, cela ne compterait pas si Michaël était le seul jeune à prendre de la cocaïne. On pourrait alors voir cela comme une simple « épreuve personnelle ». Mais lorsqu’il s’agit d’une pratique plus nettement répandue dans la population des jeunes et des moins jeunes, il est difficile de continuer à penser qu’il n’y a là qu’un écart personnel : la drogue devient, à ce niveau, un « enjeu collectif de structure sociale » comme le disait Charles Wright Mills dans ce classique des classiques qu’est L’imagination sociologique :

Qu’on songe au chômage. Que, dans une ville de 100 000 habitants, un seul homme soit au chômage, il traverse là une épreuve personnelle ; pour le soulager, il faut tenir compte de son caractère, de ce qu’il fait faire et des occasions qui peuvent se présenter. Mais lorsque, dans une nation de 50 millions de salariés, 15 millions d’hommes sont au chômage, on a affaire à un enjeu, et ce n’est pas du hasard qu’on attendre une solution. La structure même su hasard est détruite. L’énoncé correct du problème réclame, au même titre que ses solutions possibles, l’examen préalable des institutions économico-politiques de la société, et non plus des seules situations et des caractères propres à une diaspora d’individus.

L’imagination sociologique, c’est précisément de prendre garde à la façon dont les biographies, les trajectoires individuelles, celle de Michaël qui l’a conduit à la drogue, s’inscrivent dans des enjeux collectifs, dans une histoire plus large. C’est faire le lien constant, et de diverses façons, entre ce qui se passe à un niveau individuel, ou micro, et ce qui se passe à un niveau collectif, ou macro. C’est dans cette tension constante que réside précisément la sociologie. C’est «  »

L’idée que l’individu ne peut penser sa propre expérience et prendre la mesure de son destin qu’en se situant dans sa période.

Certains seront sans doute tentés de penser qu’il n’y a là qu’une manière à bon compte de trouver des excuses aux gens : se réclamant le plus souvent du libéralisme, ils diront que cette imagination nie la rationalité des acteurs en faisant d’eux de simples jouets des forces sociales. Ils ont tort. Si on regarde la publicité ci-dessus, on se rend compte que l’éthique qu’elle propose, cette éthique de la responsabilité individuelle, du « quand on veut, on peut », fait également l’économie de la rationalité et de la logique propre des individus. Michaël n’a-t-il pas de « bonnes raisons » de se droguer ? Sa prise de cocaïne n’a-t-elle pas quelque chose de rationnel ? Visiblement, c’est également hors sujet. On ne s’adresse pas à l’intelligence des personnes, mais on les suppose faibles et sans volonté : le drogué a forcément un manque, ce n’est pas un individu solide. C’est dommage car savoir pourquoi Michaël se drogue permettrait peut-être de comprendre pourquoi la récurrence de ce type de campagne n’a jamais été suivi d’effets réels…

La sanction individuelle pour toute forme d’action

Mais cette éthique de la responsabilité individuelle, qui fait reposer les problèmes collectifs sur un simple défaut de volonté de la part des individus, est puissante : sa simplicité fait qu’elle se glisse partout. On la retrouve dans cette publicité britannique (signalée en son temps par Sociological Images, mais je ne parviens pas à retrouver la note) pour lutter contre l’obésité infantile, où la responsabilité des mères vient effacer toute la structure sociale qui propose et impose aux enfants des produits gras et sucrés :

Cliquer ici pour voir la vidéo.

Là encore, on ne dit rien de la motivation des parents (d’ailleurs ramenés ici à la seule mère, parce que, comme on peut le supposer, nourrir les gosses, c’est un truc de gonzesse…), dont le souci peut être, simplement, de faire plaisir à un enfant qui réclame ce qu’on lui être pour lui. Des parents qui se coltinent entre les contradictions inhérentes à l’exercice d’une autorité parentale non autoritaire où l’on devrait aimer ses enfants tout en les privant.

Cela me rappelle cette conversation récurrente dans de nombreuses salles des profs : comment se fait-il que des élèves dont on sait que les parents ne roulent pas sur l’or soient dotés de rutilants téléphones portables et de vêtements de marque aux prix parfois exorbitants ? Et chacun de mettre en cause la mauvaise gestion des parents. Ce qui revient le plus souvent, si on pousse l’argument à bout, à dire que les pauvres sont pauvres parce qu’ils ne savent pas gérer leur argent : une explication explicitement en vogue aux Etats-Unis, comme en témoigne des débats récents sur le Montclair Socioblog. Qui se dira que, lorsque sa situation économique n’est guère brillante, accepter quelques sacrifices pour donner à son enfant ce dont il rêve – parce que comme tous il fait partie d’une société où la possession de ces choses est quelque peut valorisée… – n’est pas si irrationnel ? Que c’est là un moyen de montrer à ses enfants qu’on les aime ou de leur éviter de ressentir un stigmate trop fort lié à la pauvreté… Bref que c’est plus parce que les parents se soucient de leurs enfants et répondent à des normes dominantes que parce qu’ils ne savent pas gérer leur maison.

Mais l’éthique de la responsabilité individuelle nous cache tout cela. Elle nous fait préférer le « quand on veut on peut ». Le problème réside tout entier dans la célèbre remarque de Maslow : si le seul outil dont vous disposez est un marteau, alors tous les problèmes ont l’air d’être des clous. De même, si la seule explication dont vous disposez est la responsabilité individuelle, alors tout peut se régler par la sanction individuelle. Et on abandonne toutes les autres formes d’action, comme par exemple améliorer la situation des jeunes pour qu’ils aient moins de tentation de se droguer. L’imagination sociologique pourrait venir au secours de l’imagination politique. C’est pas gagné.

Billet initialement publié sur Une heure de peine sous le titre L’éternel retour de la responsabilité individuelle.

Photo FlickR CC Cher Amio ; Andres Rodriguez.

]]>
http://owni.fr/2011/01/19/culpabilisation-cocaine-et-inaction-politique-drogue-inpes-sante-publicite/feed/ 1