OWNI http://owni.fr News, Augmented Tue, 17 Sep 2013 12:04:49 +0000 http://wordpress.org/?v=2.9.2 fr hourly 1 Censure des médias sociaux: éléments pour une sociologie des émeutes britanniques http://owni.fr/2011/08/19/censure-reseaux-sociaux-londres-cameron-ukriots/ http://owni.fr/2011/08/19/censure-reseaux-sociaux-londres-cameron-ukriots/#comments Fri, 19 Aug 2011 09:35:05 +0000 Antonio A. Casilli et Paola Tubaro http://owni.fr/?p=76485 Les liens de cet article sont en anglais.

Oh, sublime hypocrisie des médias traditionnels européens ! Les mêmes technologies, glorifiées pendant le “Printemps arabe” pour avoir fait chuter à elles seules des dictateurs, sont maintenant au cœur d’une panique morale sans précédent pour avoir soi-disant alimenté les émeutes britanniques d’août 2011. Dans un récent article, Christian Fuchs affirme avec justesse :

Même la BBC s’est mise, le 9 août, à adopter un discours diabolisant sur les réseaux sociaux et à parler du pouvoir qu’ils ont à rassembler pas cinq, mais 200 personnes pour former un « gang » d’émeutiers [rioting « mob »]. Les médias et les politiques ont donné l’impression que les émeutes avaient été orchestrées par des « gangs Twitter » [« Twitter mobs »], des « gangs Facebook », et des « gangs Blackberry ». Après avoir parlé de « révolutions Twitter » et de « révolutions Facebook » il y a quelques mois en Egypte et en Tunisie, on entend aujourd’hui parler des « gangs des réseaux sociaux » au Royaume-Uni. Comment considérer ces déclarations ?

Et puis, comme d’habitude dans les moments de paniques morales, les appels à la régulation des technologies se font entendre. Le 10 août, le Daily Express écrivait: « On pense que les pillards et les casseurs ont communiqué avec d’autres fauteurs de trouble via le service BlackBerry Messenger (BBM), les prévenant des lieux des émeutes et incitant à plus de violence. L’écrivain spécialiste des technologies Mike Butcher a dit qu’il était incroyable que le service n’ait pas déjà été fermé. Il a affirmé : « les téléphones mobiles se sont transformés en armes. C’est comme de l’envoi de texto sous stéroïdes – »

Oh, le raffinement exquis de l’art ancestral du deux poids deux mesures! La même presse conservatrice qui s’indignait de la censure des communications en ligne par les dictateurs en appelle désormais à la suppression pure et simple de pans entiers des réseaux de télécommunication – comme le montre ce papier du Daily Mail.

Le fait est que la panique morale au sujet des réseaux sociaux est le reflet spéculaire de l’enthousiasme aveugle pour ces mêmes technologies. Tous deux émergent du même déterminisme technologique qui acclame les nouveaux gimmicks et buzzwords pour gommer les motivations économiques et sociales des émeutes. Ceci dit, que pouvons-nous, en tant que sociologues, dire du rôle des médias sociaux et de la manière dont ils auraient aidé, voire encouragé la propagation du conflit politique ? Très peu en réalité, dans la mesure où nous n’avons pas de données concernant l’utilisation réelle des réseaux sociaux pendant les émeutes. Il faudrait des mois pour rassembler ces données – et qui peut attendre si longtemps dans un environnement médiatique qui recrache des analyses bâclées à longueur de journée ?

La meilleure approche est plus innovante et repose sur la simulation sociale. Il s’agit d’une nouvelle méthodologie qui compare des scénarios sociaux alternatifs générés par ordinateur pour définir quelles sont les variables qui entrent en jeu lors de procédés sociaux spécifiques . L’une de ces variables est l’utilisation des réseaux sociaux pour organiser des flash mobs afin de prendre connaissance du terrain où les soulèvements urbains ont lieu. Nous voulons démontrer que plus nous réprimons et censurons les médias sociaux face à une situation de troubles publics, plus la situation se dégrade pour tout le monde dans une société donnée.

Le modèle de violence civile d’Epstein (revisité)

Cela fait maintenant une dizaine d’années que des sociologues modélisent la violence civile grâce à la simulation multi-agents. Une contribution majeure – sur laquelle nous bâtissons notre modèle – a été faite par Josh Epstein dans un article de 2002.

Les simulations multi-agents sont comme des jeux définis par des règles très simples – mais qui donnent des résultats complexes. En l’occurrence, ce modèle décrit une société où il n’y a qu’un seul type d’agent social (représenté par les cercles dans la figure 1). (Avant de vous insurger contre une simplification excessive, demandez-vous si vous vous sentez plus à l’aise avec la caractérisation politique que les médias conservateurs ont véhiculé ces derniers jours, pour laquelle il y a deux types de citoyens : les « pillards » d’un côté et « ceux qui sont prêts à défendre leur communauté » de l’autre. Au moins, l’agent social standard d’Epstein nous rappelle que tout le monde peut devenir un pillard selon la situation).

L’attitude de l’agent est influencée par plusieurs variables. La première est le niveau de mécontentement politique propre à l’agent (la «doléance », indiquée en vert plus ou moins sombre sur la figure 1). Cela peut conduire cette personne à abandonner son calme habituel pour devenir un protestataire actif (les cercles rouges sur la figure 1). Mais la décision de passer à l’action – que ce soit pour se lancer dans des pillages sauvages ou pour brûler le Parlement et renverser le gouvernement – est conditionnée par l’environnement social de l’agent (« voisinage »). L’agent peut-il détecter la présence de la police dans les environs (les triangles bleus dans la figure 1) ? Si la réponse à cette question est non, il rentrera en action. Si la réponse est oui, une autre question est soulevée : la présence policière est-elle contrebalancée par un nombre suffisant de citoyens protestant activement ? Si la réponse à cette question est oui, alors l’agent entre en action. Parfois, de manière complètement aléatoire, un citoyen est arrêté par la police et envoyé en prison pour une période de temps donnée (les cercles noirs dans la figure 1). (Encore une fois, si vous vous émerveillez devant la simplicité de cette règle, gardez à l’esprit combien il est compliqué pour la police anglaise de discerner qui fait quoi dans une émeute – et combien des arrestations de ces derniers paraîtront finalement arbitraires.)

Le modèle prend bien entendu en compte d’autres facteurs atténuants, tels que le risque perçu d’être arrêté et la légitimité du gouvernement. Et bien sûr, il y a la possibilité de se déplacer d’un endroit à un autre pour unir ses forces à d’autres protestataires et causer des dégâts. Nous reviendrons sur ce point parce qu’il apparaît comme déterminant dans l’utilisation des réseaux sociaux.
Le principal résultat du modèle d’Epstein est que, dans une situation type, la violence civile ne ressemble pas à un processus linéaire. La vision naïve, selon laquelle le conflit politique est un processus cumulatif où la confrontation s’intensifie jusqu’à ce que le gouvernement s’écroule, est fallacieuse. L’agitation civile ou politique est ce qu’Epstein appelle « l’équilibre ponctué ». De longues périodes de stabilité où la rébellion est latente sont suivies par des crises soudaines et violentes.

Il y a une autre variable qui est, à nos yeux, cruciale pour comprendre l’utilisation des réseaux sociaux dans la création de flash mobs, utilisés en situation de violence civile : cette variable est appelée « vision » dans le modèle d’Epstein. La vision est l’habilité qu’un agent à analyser son environnement pour y trouver des signes de policiers ou de protestataires. Plus la vision est élevée, plus la portée de l’agent est étendue.

Ce que nous avons fait ici c’est de modifier les conséquences de la variable « vision ». Dans le modèle original, les agents et les officiers de police se déplacent de manière aléatoire dans des lieux situés dans leur champs de vision. Nous avons introduit une nouvelle règle selon laquelle les agents se déplacent dans leur champs de vision dans des endroits entourés d’un maximum de protestataires. Le résultat de la simulation modifiée (si vous souhaitez télécharger le code, il vous suffit de cliquer ici) est en accord avec l’utilisation tactique des technologies mobiles par les protestataires, afin d’avoir un avantage cognitif sur les forces de police et pour mieux connaître le terrain, ses ressources et ses éventuels points faibles.

Ce simple changement simule l’attitude d’individus impliqués dans des troubles civils, utilisant BBM ou Twitter pour détecter et converger vers des points chauds.

Si la valeur de la variable « vision » est forte (comme dans une situation où les outils de réseaux sociaux sont répandus et ne sont pas censurés), chaque agent est complètement informé sur tout ce qui se passe, même dans des lieux reculés. Si la communication sociale est censurée, la valeur de la « vision » est plus basse, et les agents n’ont qu’une connaissance partielle, ou non-existante, de leur environnement et se déplacent de manière aléatoire.

La censure sur Internet : une source de forte violence continue

Notre logiciel de simulation reproduit le fonctionnement d’un certain système social (disons par exemple une ville comme Londres) sur une durée considérable (dans notre cas 1000 étapes-temps, « time steps »), avec les différentes valeurs du paramètre « vision », ceteris paribus (c’est-à-dire, toutes choses égales par ailleurs – cf. Table 2 de l’annexe 1 à la fin de ce post). En testant le modèle à plusieurs reprises et en générant des scénarios alternatifs, nous observons les valeurs plus ou moins hautes de la variable « vision » – indiquant les effets d’un changement du niveau de censure.

Observons les résultats dans la Figure 3 :

Comme nous pouvons le voir, différentes valeurs de la variable « vision » génèrent différents modèles d’agitation civile ou émeute à travers le temps. Tous les scénarios montrent une crise initiale – plus ou moins ce dont nous avons été témoins ces derniers jours. Ce qui se passe ensuite dépend du niveau de censure imposé par le gouvernement. Dans le cas d’une censure complète (vision = 0) le niveau de violence reste à son maximum indéfiniment. Souvenez-vous de la tentative du régime de Moubarak de couper Internet en Egypte en janvier 2011 – et rappelez-vous des conséquences sur la montée de la violence dans le pays, et finalement sur le régime lui-même… Les autres cas correspondent à de moins en moins de censure. Les valeurs comprises entre 1 (une censure presque totale) et 9 (presque pas de censure) correspondent à différents niveaux d’agitation prolongée : plus la censure est forte, plus le niveau de violence endémique est élevé sur la durée (la droite de régression représentée par les lignes noires sur la figure 3).

Le dernier cas, qui correspond à une « vision » parfaite des agents sociaux (et donc pas de censure du tout), mérite qu’on s’y attarde un peu plus. Apparemment cette situation est caractérisée par des éruptions de violence incessantes, avec des pics d’activité qui sont encore plus significatifs que dans les autres cas. Pourtant, sur la durée, la tendance générale liée à la violence (la ligne noire) reste basse. En outre, si l’on souhaite mesurer l’importance des éruptions de violence, regarder les pics d’activité n’est pas suffisant. Observer les intervalles de temps entre les crises, la durée des crises et le niveau de « paix sociale » entre les crises, nous permet de découvrir que ce scénario est en réalité le meilleur pour tout le monde. En l’absence de censure, les agents protestent, parfois violemment, mais ils sont capables de retourner à des situations calmes (ligne verte dans la figure 4) lorsque l’agitation sociale est interrompue.

C’est le seul scénario où la protestation redescend à zéro pendant des périodes de temps étendues et répétées (cf. Table 1 dans l’annexe 1 à la fin du post) : précisément ce que Epstein décrit comme « l’équilibre ponctué » dans son modèle initial de violence civile. Et même si ça ne semble pas correspondre à nos plus beaux rêves d’harmonie sociale, il s’agit quand même d’une situation où les citoyens sont libres d’exprimer leurs dissensions sur les médias sociaux, de coordonner leurs efforts et d’agir en fonction – bien que de manière conflictuelle – tout en profitant d’un plus haut niveau de calme sur la durée (voir la figure 5).

En l’absence de censure en ligne, les agents sociaux ont une « vision » de 10 correspondant aux niveaux les plus bas de violence sur la durée.

Quelques remarques pour conclure

Ça n’est pas notre rôle de juger les politiciens et l’autorité policière lorsqu’ils désapprouvent les « justifications sociologiques » des émeutes au Royaume-Uni ou lorsqu’ils réduisent les sciences sociales à – au mieux – un luxe que nous ne pouvons pas nous offrir en temps d’agitation. Leur position qui se résume à agir d’abord et réfléchir ensuite, même si elle peut être motivée par de bonnes intentions, peut mener à des choix politiques malavisés – comme c’est le cas pour la censure sur Internet que nous avons choisi de traiter ici.

Bien entendu, d’autres facteurs doivent être pris en compte pour utiliser un modèle sur la violence civile inspiré d’Epstein. Comme le montre un récent papier de Klemens et al. (2010) les éruptions de violences sont plus probables lorsque qu’il y a une augmentation des privations (la récente crise financière semble bien entrer en compte ici). La violence civile est aussi influencée par la perte de légitimité du gouvernement – ce qui, dans ce cas, semble cohérent avec les coupes budgétaires impopulaires dont David Cameron a fait la promotion. Sans parler du récent scandale sur les écoutes téléphoniques de News of the World. Enfin, les éruptions de violence sont moins probables lorsque les capacités répressives augmentent.

Ce qui ne correspond pas à l’argument naïf selon lequel « ce dont nous avons besoin c’est de plus de policiers » – et qui est habituellement utilisé en temps de troubles civils. La capacité répressive, dans le cas des émeutes britanniques, renvoie à l’adaptation des procédures de police pour compenser l’avantage tactique clair dont disposaient les émeutiers pendant les premiers jours d’août – un avantage qui semblait consistant avec l’augmentation du niveau de la variable « vision » et la connaissance du terrain permise par les communications mobiles. La présence accrue de la Metropolitan Police et les initiatives des forces de l’ordre sur Facebook, Flickr et les Googlegroups peut vraiment permettre la limitation des poussées de violence en réduisant l’avantage communicationnel des émeutiers.

D’autres études ont utilisé la simulation sociale pour étudier la censure dans des situations de violences civiles. Garlick et Chli (2009), par exemple, montrent que restreindre la communication sociale apaise des sociétés en révolte, mais a l’effet opposé sur des sociétés stables. Notre intention est de montrer que le choix de ne pas restreindre les communications sociales est une décision judicieuse en l’absence d’indicateurs solides sur le niveau de rébellion d’une société donnée.

Nous avons essayé de démontrer que, même en l’absence de données empiriques, les sciences sociales peuvent toujours nous aider à interpréter la façon dont un facteur social entre en jeu, et peut-être éviter de renoncer à nos valeurs démocratiques et à la liberté d’expression pour un sentiment de sécurité illusoire.

Annexes


Article conjointement publié sur les blogs respectifs d’Antonio A. Casilli et de Paola Tubaro

Illustration: Flickr CC PaternitéPas d'utilisation commerciale gothick_matt

Traduction: Marie Telling

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Facebook et Blackberry tout contre les émeutiers http://owni.fr/2011/08/17/facebook-blackberry-emeutes-angleterre-cameron-surveillance-internet/ http://owni.fr/2011/08/17/facebook-blackberry-emeutes-angleterre-cameron-surveillance-internet/#comments Wed, 17 Aug 2011 15:45:05 +0000 Olivier Tesquet http://owni.fr/?p=76391 Mardi 16 août, deux jeunes Anglais de 20 et 22 ans ont été condamnés à quatre ans de prison. Leur crime ? Avoir appelé à l’émeute sur Facebook en créant des événements dédiés – comme d’autres l’ont fait avant eux en Tunisie ou en Libye (à la grande satisfaction des dirigeants britanniques). Coincés par une police locale qui a renforcé sa présence sur le site de Mark Zuckerberg, les deux proto-coupables (ils ont été condamnés sur la base de leurs intentions) peuvent compter sur le soutien de plusieurs ONG et avocats, qui dénoncent des “sanctions disproportionnées”. En France, il y a quelques mois, les magistrats se renvoyaient la balle pour déterminer la responsabilité pénale des fameux apéros Facebook. Le Royaume-Uni, lui, a tranché. En attendant l’ajustement législatif, les tribunaux ont déjà pris le pli. Et les coupables sont tout trouvés. Ils s’appellent BlackBerry, Twitter, Facebook. Internet.

J’ai beaucoup d’amis qui ont déjà BlackBerry, en fait (sic). Dans BBM (pour BlackBerry Messenger, ndlr), on a nos propres amis, en fait (sic, bis) qui sont déjà dans nos contacts. En quelques secondes, on peut discuter, c’est vraiment cool.

Dans la campagne publicitaire francophone destinée à vendre son téléphone dernier cri, BlackBerry faisait parler des basketteurs, des stylistes et des DJ’s, avec un slogan : “Aimez ce que vous faites”. Mais les émeutes britanniques de Tottenham, Hackney ou Manchester sont passées par là. D’après la police londonienne, le service de messagerie instantanée de l’entreprise canadienne RIM – qui développe le smartphone – aurait été utilisé par des mutins pour mettre à sac plusieurs boutiques de la capitale. Problème de taille: sur BBM, les échanges sont chiffrés.

Cameron veut couper les réseaux sociaux

Immédiatement, la Metropolitan Police enjoint RIM à coopérer en fournissant les accès aux serveurs. La société obtempère sans rechigner. Mais les autorités ne s’arrêtent pas en si bon chemin. Le 15 août, le Guardian révèle que les espions du MI5, l’équivalent anglais de la DCRI, ont été réquisitionnés pour participer à l’épluchage des conversations entre casseurs. Le GHCQ (Government Communications Headquarters, l’autorité en charge du renseignement électronique) a également été sollicité. Entre-temps, le Premier ministre David Cameron profite d’une session extraordinaire au Parlement pour lancer un parpaing à l’endroit d’Internet, qu’il tient pour responsable des troubles :

Quand des gens se servent des réseaux sociaux à des fins de violence, nous devons les arrêter. En ce sens, nous travaillons avec la police, les services de renseignement et l’industrie pour savoir s’il serait juste d’empêcher les gens de communiquer via ces sites et ces services quand nous savons qu’ils planifient la violence, le désordre et la criminalité.

La tactique du sécateur est bien connue : Bachar el-Assad en Syrie ou Mahmoud Ahmadinejad en Iran l’ont déjà pratiqué. La France, elle, préfère les variantes. En 2005, en plein embrasement francilien, quand les pyromanes étalaient leurs exploits sur Skyblog, feue la Direction de surveillance du territoire (DST, désormais DCRI) avait reçu pour ordre de surveiller les SMS envoyés par les jeunes de banlieue. Notre collègue Jean-Marc Manach, jamais à court de facéties, avait alors mis au point “un générateur automatique de non-appels à l’émeute”, surnommé le Racaillotrou.

En gardant un oeil sur Twitter ou Facebook, le locataire du 10 Downing Street espère probablement développer une forme larvaire de précognition que l’actualité norvégienne récente a pourtant balayé. Surtout, le Premier ministre oublie qu’une telle mesure coercitive n’empêche pas les émeutes, pas plus qu’elle ne les circonscrit. Pire, elle peut les provoquer, comme on a pu l’observer à San Francisco il y a quelques jours

Le retour de la “loi Big Brother”?

Si Reporters Sans Frontières s’inquiète déjà de la collaboration de BlackBerry en pointant le danger de la “mise à disposition des données personnelles”, la saillie de Cameron devrait susciter une deuxième vague de mécontentement. Interviewée par Les Inrocks, la députée travailliste Chi Onwurah, également Shadow Minister en charge de l’innovation, s’inquiète déjà des annonces du gouvernement. “J’ai travaillé pendant six ans pour Ofcom, l’autorité de régulation des communications, et du point de vue légal ou technique, beaucoup de possibilités d’intervention existent. La question est : est-il raisonnable et proportionné d’agir ainsi?”, s’interroge-t-elle, en regrettant que Cameron “[ne comprenne] pas les nouvelles technologies”.

Christopher Parsons, chercheur en science politique à l’université de Victoria et fin connaisseur de l’architecture BlackBerry, se montre lui très circonspect face aux moyens déployés par le Royaume-Uni pour mettre la main sur les émeutiers. Interrogé par OWNI, il exprime ses doutes :

En vertu de la loi britannique, RIM pourrait être contraint de livrer certains messages (s’ils sont stockés sur des serveurs britanniques) ou les clés de chiffrement. De tels accords existent déjà en Inde, et je m’interroge sur le rôle du MI5 et du GHCQ. Comme la NSA aux Etats-Unis, les capacités de ce dernier sont méconnues, mais s’ils ont vraiment développé un réseau de surveillance des télécommunications tel que le Guardian le présente, ils ont largement dépassé le cadre de leurs prérogatives. Je crains que le Parlement ne profite des événements pour relancer le débat sur l’Interception Modernisation Programme, une proposition de loi qui permettrait de surveiller massivement les réseaux du royaume.

Chassée par la porte en 2008, cette “base de données Big Brother” pourrait donc revenir par la fenêtre. En filigrane, c’est ce que redoute Heather Brooke, la sulfureuse journaliste et activiste qui a dévoilé le scandale des notes de frais des députés britanniques et meilleure ennemie de Julian Assange. “Face au pouvoir que procurent les réseaux sociaux, les politiques ont le réflexe de vouloir les fermer”, explique-t-elle au Huffington Post. A ses yeux, les enjeux politiques et financiers autour des données personnelles – et par extension leur contrôle – relèverait du scandale de la décennie à venir. Rupert Murdoch et ses écoutes illégales? Un petit joueur.


Crédits photo: Photoshoplooter, Flickr CC Marco Hornung, conservative party

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Émeutes de Londres: “ces jeunes savent qu’ils n’ont pas d’avenir” http://owni.fr/2011/08/11/emeutes-londres-temoignage/ http://owni.fr/2011/08/11/emeutes-londres-temoignage/#comments Thu, 11 Aug 2011 06:32:45 +0000 Jason Paul Grant http://owni.fr/?p=75925 MAJ: Retrouvez la vidéo, sous-titrée en français, de Darcus Howe interrogé par la BBC.


Ça ressemble à une scène de film d’horreur. Des jeunes en nombre envahissent les rues. Pillent, saccagent et détruisent Londres. La police, dépassée, tente de protéger les centres commerciaux alors que les jeunes continuent de faire ce qu’ils veulent.

La question est : pourquoi ? Pourquoi font-ils cela ? Que faire pour les arrêter ? Je ne pense pas vraiment qu’on veuille les arrêter, sinon nous serions déjà en train de leur parler. Où ces jeunes dorment-ils ? Où sont leurs parents ? Ils doivent bien dormir quelque part, ils viennent de quelque part… Au lieu de les laisser dormir nous devrions les réveiller dès maintenant pour qu’ils répondent à nos questions.

Qu’ai-je à apporter au débat ? Pour être clair, j’ai grandi dans un quartier pauvre de Londres, un endroit qui n’a pas été détruit par les jeunes parce qu’il n’y a rien à endommager, et ce malgré les 50 millions de livres investies en 2001 qui n’ont pas été dépensées pour quoi que ce soit d’utile dans le quartier. Est ce que l’argent promis par le Labour mais jamais investi correctement fait partie du problème ?

Lorsque j’ai grandi dans ce quartier, la criminalité était élevée, les adultes qui m’entouraient n’avaient pas de travail, je ne m’en rendais pas compte à l’époque mais la zone rassemblait des immigrés du monde entier. À l’école, nos professeurs essayaient de créer un endroit sûr où jouer mais étudier devient difficile lorsqu’on rentre chez soi et qu’il n’y a pas à manger. Pour l’anecdote, mon école primaire a pris feu il y a plus d’un an et aucune réparation n’a été entreprise depuis. Cela donne une idée de la façon dont les résidents de New Cross sont considérés.

aylesbury

Agir ou subir

Pour en revenir à mon histoire, lorsque j’étais adolescent, les gangs dominaient la rue. Celui qui n’était pas membre d’un gang se faisait voler, battre et était considéré comme un idiot. La situation se résumait à « agis ou subis ». Les adultes étaient occupés à leurs basses besognes, entraient et sortaient de prison ou d’hôpital psychiatrique, ou planaient sous les effets de la drogue et de l’alcool. Les jeunes grandissaient très vite dans le sud de Londres.

Mon histoire a commencé dans les années 1980 mais en 2010, trente ans plus tard, rien n’a changé. D’un côté, j’ai réussi à briser le cycle de la pauvreté et de l’isolement grâce à l’éducation. J’ai rencontré un professeur originaire du Pérou qui m’a encouragé à poursuivre mes études ce qui m’a mené à une licence puis à un master. J’ai parcouru le Royaume-Uni et j’ai voyagé dans la plupart des pays européens. J’ai travaillé pour certaines des compagnies parmi les meilleures du pays et j’ai vu comment l’autre moitié de la population vit.

C’était le vilain secret que nous ne voulions pas admettre. Je me souviens de Ken Livingstone, alors maire de Londres, célébrant la City qui avait transformé le centre d’affaires en havre fiscal. Certains gagnent encore des sommes d’argent phénoménales dont les habitants pauvres de la ville ne voient pas la couleur.

Les cercles que je fréquente aujourd’hui sont très éloignés de l’autre réalité. Ça n’est donc pas une surprise que nous n’ayons jamais prévu ce qui arrive aujourd’hui ou que nous ne comprenions pas pourquoi cela arrive. Je n’ai jamais voulu m’étendre sur ce sujet mais on m’a contacté pour me demander des informations, pour s’inquiéter de ma sécurité et de la façon dont Londres va gérer ce problème.

Quand la Norvège a connu une violente tragédie, le Premier ministre a appelé à « plus de démocratie, plus d’ouverture et plus de vie sociale » – je ne peux que craindre ce que Cameron va dire au sujet des émeutes.

Des centaines de jeunes, pas un policier en vue

Hier soir j’étais dans un pub du haut Islington avec un ancien camarade de la City University of London qui émigre en Jamaïque. La clientèle était composée de personnes civilisées qui travaillent dans les médias et parlent des émeutes de manière voyeuriste. Regardez ce que font ces jeunes, ils volent des télés.

J’aurais aussi bien pu me trouver en Australie ; j’étais tellement éloigné des événements se déroulant à Londres cette même nuit. J’ai ensuite rejoint le sud de Londres à vélo et je n’ai croisé aucune agitation sur mon chemin. En traversant Islington, Angel, Farrington, St Paul et le London Bridge, les rues étaient désertes. Aucun jeune en vue.

C’est quand je suis arrivé sur Old Kent Road que le film a commencé. Il y avait littéralement des centaines de jeunes en survet’ courant dans tous les sens, à chaque coin de rue des gens se rassemblaient. Les jeunes avaient pris le contrôle sans que personne ne les arrête et ne leur dise de rentrer chez eux.

Pour ceux qui ne connaissent pas Old Kent Road, il s’agit d’une zone très démunie où se trouvent les logements sociaux d’Aylesbury. Tony Blair y avait investi des millions mais les nouvelles autorités ont décidé de les démolir. Nous laissons tomber ces enfants. Il y avait un rassemblement de musulmans, qui venaient probablement de rompre le jeûne. Et deux cafés, l’un rempli de Somaliens, et l’autre de Maghrébins. Ces groupes d’hommes étaient heureux de se retrouver et ne prêtaient aucune attention aux jeunes. Il n’y avait pas un policier en vue.

émeutes

Alors que je me dirigeais vers New Cross, j’ai trouvé la police. Trois fourgons arrêtés pour interpeller un jeune. Cela paraissait vraiment étrange et je voulais leur dire que la route derrière moi était remplie de jeunes qui erraient dans les rues. J’ai poursuivi mon chemin, ne voulant pas m’impliquer.

J’ai traversé New Cross mais je voulais voir d’autres quartiers. J’ai donc poursuivi ma route jusqu’à Lewisham. Tout était désert le long du chemin. Tous les magasins étaient fermés alors qu’il n’était que 23 heures un soir de semaine. Quand je suis arrivé au centre de Lewisham, la police faisait son travail. Elle avait bouclé l’accès à tout le centre commercial, empêchant les gens de passer. J’ai continué mon chemin jusqu’à Catford et là encore, la police protégeait le centre commercial.

J’ai décidé de rentrer chez moi. Quand je suis arrivé mon portable était rempli de messages, d’e-mails et d’appels en absence. Ma batterie était à plat et mes proches désespéraient d’avoir de mes nouvelles. Ils étaient abreuvés d’émeutes à la télé.

Cela fait trop longtemps que nous méprisons ces jeunes

Pour être totalement honnête, c’est la première fois de ma vie que je vois une chose pareille. Les jeunes sont complètement perturbés et il n’y a pas d’explication rationnelle pour un tel niveau de violence. Le problème est qu’ils ne sont pas rationnels. Ils ne sont pas des gens éduqués qui pensent pouvoir dominer le monde. Ces jeunes ont vu leurs parents lutter et savent qu’ils n’ont pas d’avenir.

Je me souviens avoir travaillé pour un centre éducatif pour jeunes exclus du système scolaire traditionnel. Lors de mon premier jour je leur ai demandé ce qu’ils voulaient faire plus tard. La première réponse était dealer. Choqué, j’ai continué en leur demandant s’ils importeraient de la drogue de Colombie ou d’Afghanistan. Ils n’avaient jamais entendu parler de ces pays et voulaient vendre des petits sachets dans leur quartier. C’était comme ça qu’ils voyaient les adultes gagner de l’argent. J’ai alors suggéré qu’ils pourraient travailler dans la City, où des gens gagnent énormément d’argent. Personne ne lance de défi à ces jeunes ou ne leur permet de voir une autre réalité.

Cela fait trop longtemps que nous – la société – méprisons ces jeunes. Nous n’avons jamais voulu les prendre dans nos bras. Nous les avons diabolisés, exclus du système scolaire, laissés au chômage. Nous les avons enfermés puis libérés juste pour voir la même situation se répéter.

Je pense que les gens qui sont employés à s’occuper de ces jeunes devraient démissionner et permettre à ceux d’entre nous qui s’inquiètent vraiment de leur avenir de les changer. Les gens peuvent changer, et si nous n’y croyons pas alors nous avons un problème.

Je connais beaucoup de projets pour les jeunes et d’organisations très investies dans leur travail qui luttent pour avoir des fonds et doivent compter sur des volontaires pour être sur le front. Alors même que les élus touchent des salaires exorbitants et que les fonds investis ne sont pas dépensés correctement.

Je pourrais continuer mais je préfère m’arrêter. Allons nous réagir et être plus attentif ? Alors que nous nettoyons les rues de Londres demandons nous pourquoi ils agissent ainsi. La catastrophe est imminente. Que va-t-il se passer ce soir ? Quel sera notre futur ?

Darcus Howe, écrivain et journaliste, semble partager certaines des interrogations développées par Jason Paul Grant. La BBC a présenté ses excuses à l’auteur suite à l’interview.


Billet initialement publié en anglais sur le blog de Jason Paul Grant sous le titre “Attack of the Hoodies”

Traduction : Marie Telling

Illustrations FilckR CC PaternitéPas d'utilisation commercialePas de modification par paul adrian PaternitéPas d'utilisation commerciale par Beacon Radio PaternitéPas d'utilisation commercialePartage selon les Conditions Initiales par J@ck!

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Urban After All S01E03 – Violences urbaines: l’urbanité sacrifiée http://owni.fr/2011/02/07/urban-after-all-s01e03-violences-urbaines-l%e2%80%99urbanite-sacrifiee/ http://owni.fr/2011/02/07/urban-after-all-s01e03-violences-urbaines-l%e2%80%99urbanite-sacrifiee/#comments Mon, 07 Feb 2011 10:02:09 +0000 Philippe Gargov http://owni.fr/?p=45551

Sur le bitume l’engrenage se déroule.
Foutre le dawa, nicker la rhala…
Passi – Les flammes du mal

À en croire les millions de pages recensées dans Google Books, les violences urbaines seraient “nées” dans les années 90’. Les émeutes urbaines dateraient elles un peu plus : les premiers soubresauts remontent au XIXe (la Commune se distingue aisément) ; mais c’est surtout après-guerre qu’elles se seraient développées, s’accélérant un peu avec les années 80-90.

Faudrait-il en conclure que ville et révoltes ne sont liées que depuis peu ? Évidemment que non, et l’on se méfiera des interprétations trop hâtives, inévitables avec un tel outil. On prendra Google Ngram View pour ce qu’il est (ou devrait être) : “un outil heuristique qui permet plus de poser de nouvelles questions que d’apporter des réponses”.

Suivant cette voie, on pourrait d’abord s’interroger sur l’origine des ces formules et les raisons de leur essor dans les années 80-90. Une réponse “objective” voudrait qu’on l’explique par la multiplication des émeutes sporadiques dans les banlieues françaises. Une réponse plus subjective, à laquelle je souscris, y voit aussi la diffusion d’un discours sécuritaire dans les médias, sans véritable lien avec la réalité du terrain. L’expression “violences urbaines”, en particulier, n’est souvent qu’un fourre-tout médiatique pour journaliste en manque de sensationnalisme. Il semble donc bien difficile de donner une explication pertinente à la croissance de ces expressions.

Mais la démarche heuristique à ceci de sympathique qu’elle ne s’arrête pas à ces obstacles. Plutôt que de s’interroger sur les origines de ces termes, pourquoi ne pas s’interroger sur leur conséquences ? On entre ici dans le domaine de la “prospective du présent”.

Prévention situationnelle : un loup déguisé en agneau


Le XIXe siècle avait connu l’aménagement sécuritaire hausmannien du Second Empire : les larges avenues du Baron avaient pour objectif (entre autres) de faciliter la répression des révoltes urbaines, par crainte d’un nouveau soulèvement révolutionnaire. La Commune en fera les frais, matée en une petite semaine sanguinolente. L’Histoire se répète, dit-on. Les XXe et XXIe siècles ont eux aussi droit à “leur” urbanisme sécuritaire, né en réaction à ces “violences urbaines” des dernières décennies.

A l’instar de son aîné hausmannien, l’urbanisme sécuritaire moderne est insidieux. A l’époque, les vélléités répressives se déguisaient en discours hygiéniste. C’est aujourd’hui déguisé en agneau qu’il s’immisce dans nos villes. Pas de grandes ouvertures à coup de bulldozer, mais un concept a priori inoffensif : la “prévention situationnelle” (déjà évoquée dans le premier épisode d’URBAN AFTER ALL pour définir “l’urbanisme bourgeois”). L’anglais cultive aussi l’ambiguité, puisque l’on parle de “defensive spaces” pour évoquer ce qui est en réalité une forme de répression déguisée.

Derrière ces noms innocents se cachent l’une des grandes évolutions de l’architecture contemporaine. La prévention situationnelle ferait ainsi partie des “mots de l’ultraviolence” qui caractérise le discours politique de ces dernières années :

“On a recours au concept de prévention situationnelle pour justifier un aménagement urbain qui intègre de plus en plus les possibilités de surveillance et d’intervention des forces de l’ordre, tout en limitant au maximum tout aménagement ou « espace complice ». Son objectif direct est « la réduction des opportunités délinquantes » (Véronique Levan).

Selon qu’on souhaite empêcher l’acte de se produire, ou faciliter l’intervention de la police, «la configuration de l’espace sera donc tantôt dissuasive, tantôt répressive» (Jean-Pierre Garnier).”
Et de citer quelques exemples : “Éradication des passages, coursives, impasses, recoins, ou des toits plats utilisés pour faire le guet ou constituant de potentiels postes de tir dans les cités, pose d’obstacles (allant du bac à fleurs à des aménagements plus lourds) pour stopper les voitures-béliers devant les centres commerciaux…”

Rien de bien méchant, dit comme ça… Plus subtile encore est l’ouverture des espaces sur l’extérieur : “Là, ce qui était une impasse devient une rue passante ; à quelques mètres, un hall d’escalier est “réorienté” afin d’être ouvert sur un parc et donc, sur l’espace public…”, explique Paul Landaeur, architecte et auteur de “L’architecte, la ville et la sécurité”. Game A a déjà évoqué la question sur pop-up urbain, à travers le jeu vidéo No More Heroes. De son côté, Nicolas Nova a recensé quelques exemples genevois encore plus discrets : du béton pour limiter les recoins où cacher la drogue, voire du verre cassé pour que les dealers se coupent les mains…

Bref, “d’anodins” aménagements contre lesquels il semble bien difficile de s’offusquer… La conclusion du journaliste résume d’ailleurs, en une phrase, toute la “réussite” de la prévention situationnelle à se faire oublier : “Avouons qu’en matière de discours sécuritaire, il y a pire. Non ?”

Une violence urbaine peut en cacher une autre

La réalité est bien moins rose. La finalité première de la prévention situationnelle est en effet répressive, puisqu’il s’agit de faciliter l’intervention policière (voire militaire). Surtout, celle-ci permet à l’autorité de mettre la main sur un domaine jusqu’ici protégé des velléités autoritaires. Émergeant en France depuis les années 90 (logique), la prévention situationnelle est aujourd’hui portée par des circulaires ministérielles invitant les impératifs sécuritaires dans les programmes de rénovation urbaine. Rappelons au passage que l’aménagement du territoire était encore récemment sous la responsabilité du Ministère de l’Intérieur.

Principales victimes de cet engouement : les architectes, comme l’expliquent les Inrocks :

Le texte ministériel demande également aux préfets de “veiller à la mise en œuvre des recommandations” formulées dans les études de sécurité, au détriment des architectes.

Et inversement : si leurs recommandations sont ignorées, les préfets pourraient aller jusqu’à bloquer des permis de construire. Sans que les architectes ni les urbanistes n’aient leur mot à dire. Guide de conception à l’appui, ceux-ci n’ont plus qu’à suivre les consignes.

Ce transfert de compétences est d’autant plus notable que le respect de ces recommandations sécuritaires devient un critère d’évaluation pour les projets de rénovation urbaine.”
Pour Paul Landaeur, “nous arrivons à la limite d’un urbanisme sécuritaire. Il est temps de réagir.” L’architecte invite ses collègues à prendre position. Lui milite en faveur des fameux espaces ouverts (qui peuvent selon moi faire partie du “travestissement” de la répression en agneau, mais c’est un autre débat).

Toujours dans les Inrocks, la sociologue Véronique Levan (déjà citée) condamne ainsi cette mainmise des forces de l’ordre sur l’urbanisme : “les policiers cherchent à créer un espace lisible pour eux, pour faciliter leurs interventions. Sans garantie que l’espace soit vivable”.

Paris - pendant les manifestations anti-CPE - 2006

Autrement dit, la prévention situationnelle ne se préoccupe par des “urbanités” qui font la richesse d’un espace. Pire, elle les nie et cherche même à les détruire. Il existe un mot pour désigner cela : “urbicide”, violence urbaine au sens propre du terme. A l’origine, le néologisme désigne la destruction des villes en temps de guerre :

“L’urbicide a été défini par Bogdan Bogdanovic, l’ancien maire de Belgrade, architecte et enseignant de profession, pour désigner le “meurtre rituel des villes”. L’urbicide désigne alors les violences qui visent la destruction d’une ville non en tant qu’objectif stratégique , mais en tant qu’objectif identitaire, “comme si la ville était l’ennemi parce qu’elle permettait la cohabitation de populations différentes et valorisait le cosmopolitisme” (François Chaslin, Une haine monumentale, 1997). L’identité urbaine est détestée parce que la ville est le lieu par excellence de la rencontre et de l’échange entre les populations.

On n’en est évidemment pas à ce stade lorsque l’on parle de prévention situationnelle. Il ne s’agit pas condamner pour “crime de guerre” les architectes qui collaborent à ces politiques oppressives pour “crimes contre l’humanité”, comme le propose l’architecte israélien Eyal Weizman (cette idée fera par contre l’idée d’un prochain billet). Pour autant, la logique reste la même : euthanasier ce qui définit l’identité même de la ville. Dans cette perspective, le silence d’une majorité d’architectes-urbanistes face à cette problématique les rend complices passifs des forces répressives, et de ce que cela implique : militarisation de l’espace urbain, ghettoïsation accrue et escalade de la violence. Il est temps d’arrêter les frais.

>> Photos CC FlickR : free2beesmeesAlsterstar, CricriDuCamembert

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Algérie: l’autre pays du Maghreb sur la sellette http://owni.fr/2011/01/17/algerie-lautre-pays-du-maghreb-sur-la-sellette/ http://owni.fr/2011/01/17/algerie-lautre-pays-du-maghreb-sur-la-sellette/#comments Mon, 17 Jan 2011 07:38:33 +0000 Merouane Cherif http://owni.fr/?p=42734

Photo prise le 7 janvier dernir à Alger.

Deux jours après la chute de Ben Ali en Tunisie, les yeux se tournent désormais vers le reste des pays arabes et du Maghreb. La révolution des jasmins peut-elle se propager à d’autres pays qui connaissent les mêmes problèmes ? La semaine dernière en Algérie, de violentes émeutes ont secoué le pays. Pendant cinq jours, la jeunesse est descendue dans la rue pour dénoncer ses mauvaises conditions de vie. Mais contrairement à ce qui s’est passé en Tunisie, le mouvement n’a pas dépassé le stade des émeutes de jeunes. La société civile et les partis d’opposition, que le gouvernement a tout fait pour casser et pour les priver de tous les moyens de lui nuire, n’ont pas rejoint le mouvement. Et le calme est revenu sans apporter le changement politique rêvé par beaucoup d’Algériens.

Contre les violences, la tactique de la marginalisation

Petit retour en arrière. Mercredi 5 janvier, des violences éclatent dans la soirée dans le quartier populaire de Bab el Oued à Alger. Des jeunes manifestent contre la flambée des prix de certains produits de base comme le sucre et l’huile qui touche le pays depuis le début de l’année 2001. Un peu plus tôt dans la journée, ce sont plusieurs quartiers d’Oran, la deuxième ville du pays, qui se sont embrasés. Dès le lendemain les émeutes gagnent en intensité et se propagent à une dizaine d’autres villes du pays. Partout le même scenario. Des centaines de jeunes descendent dans les rues et se confrontent violemment à la police et aux forces anti-émeutes qui tentent de maintenir l’ordre. Ils lancent des pierres et s’attaquent aux bâtiments des services publics, aux administrations, mais aussi à certains commerces, notamment ceux qui leur renvoient l’injustice qu’ils vivent au quotidien. Des concessionnaires automobiles et un restaurant à la mode sont saccagés. Ces violences vont durer cinq jours.

Pour éviter la propagation à d’autres franges de la société, les autorités algériennes tentent de marginaliser le mouvement. D’abord en gardant le silence. Ni le Président de la République, Abdelaziz Bouteflika, ni le Premier ministre, Ahmed Ouyahia, ne s’expriment, renforçant par là même le sentiment de divorce avec la population. Le ministre de la Jeunesse, Hachemi Djiar, dénonce lui l’action des jeunes en affirmant que la violence « n’a jamais donné des résultats, ni en Algérie ni ailleurs », et les appelle à « dialoguer de façon pacifique et civilisée, loin des actes de vandalisme qui ne mènent nulle part ». Sur le terrain les policiers reçoivent la consigne de limiter au maximum l’affrontement direct et de ne pas faire de blessés parmi les manifestants. Ils utilisent des gaz lacrymogènes et des balles à blanc. Mais deux jeunes sont tués. L’un touché par un tir à balle réelle et l’autre mortellement blessé après avoir reçu une grenade lacrymogène au visage. Au total, mille personnes seront arrêtées, et huit cents blessées dont sept cents parmi les forces de l’ordre selon les chiffres officiels.

Une même revendication : plus de liberté

Les médias publics taisent pendant trois jours ce qui se passe dans le pays. Quand la télévision et la radio d’État évoquent pour la première fois les violences, c’est pour donner la parole aux habitants qui se plaignent des dégâts causés par les manifestants. Mais la presse privée et surtout Internet relaient le mouvement. Sur les réseaux sociaux, les images des émeutes circulent presque instantanément. Des dizaines de « groupes » et de « forums » sont créés, malgré les difficultés que connaissent les internautes pour se connecter. Pendant plusieurs jours, Facebook et Twitter seront ainsi quasi inaccessibles. Une censure qui accroit la solidarité entre Algériens et Tunisiens, qui se battent finalement pour la même chose : plus de liberté. Car aux mots d’ordre initiaux sur la cherté de la vie, ont succédé des revendications plus profondes sur les conditions de vie d’une jeunesse sans espoir ni perspectives d’avenir. « Ces populations expriment des préoccupations non seulement d’ordre social, mais aussi d’ordre économique, culturel, cultuel (…) Aujourd’hui, ce mouvement contestataire multiforme, qui a tendance à se radicaliser et à être de plus en plus violent, se propage dans d’autres régions du pays et touche les petites villes et les localités notamment de l’extrême sud, connues pourtant pour leur calme imperturbable », analyse le sociologue Nacer Djabi.

Face à cette détresse, le gouvernement ne propose que des mesures économiques et strictement conjoncturelles : des exonérations de charges pour faire baisser les prix de l’huile et du sucre. Pour les Algériens c’est un nouveau scandale. Pour beaucoup, les importateurs et les grossistes, qui ont construit leur richesse par la corruption et le détournement de la manne pétrolière, renforcent encore un peu plus leur position dans un pays qui importe la grande majorité des biens qu’il consomme. D’ailleurs, certains les accusent d’avoir sciemment déclenché ces « émeutes de la faim » pour mettre en difficulté les autorités qui tentent en ce moment de reprendre la main sur le commerce informel qui gangrène l’économie du pays.

Dans le fond, rien n’est réglé

Aujourd’hui, le calme est revenu dans le pays mais dans le fond rien n’est réglé. L’émeute semble être devenue le seul moyen d’expression et de rébellion d’une population ignorée de ses dirigeants. Le pays a d’ailleurs connu d’autres mouvements de protestation ces derniers mois, pour réclamer des logements, la construction de routes, etc. À chaque fois, ces mouvements s’éteignent aussi vite qu’ils ont commencé. Difficile alors de croire à un changement imminent. L’opposition a pourtant décidé ces derniers jours de prendre le relai sur le terrain, sans doute piquée au vif par la réussite de la protestation chez le voisin tunisien, souvent moqué de ce côté de la frontière. Mais la situation en Algérie est différente de celle de la Tunisie et la mobilisation est difficile. La population qui a vécu plus de dix ans de terrorisme craint toujours un retour à la violence et une récupération d’un éventuel mouvement par les islamistes. Le Rassemblement pour la culture et la démocratie, parti laïc dirigé par l’opposant Saïd Sadi, appelle tout de même à une marche samedi prochain à Alger. Une marche que le pouvoir algérien a d’ores et déjà interdite.

Images CC Flickr magharebia et amekinfo

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Emeutes 2005 : prendre du recul grâce à l’analyse http://owni.fr/2009/10/07/emeutes-2005-prendre-du-recul-grace-a-lanalyse/ http://owni.fr/2009/10/07/emeutes-2005-prendre-du-recul-grace-a-lanalyse/#comments Wed, 07 Oct 2009 16:04:24 +0000 David Dufresne | davduf http://owni.fr/?p=4305 Voici un extrait de mon livre « Maintien de l’ordre : l’enquête », paru chez Hachette Littérature. Il s’agit du deuxième chapitre. Présentation complète du livre ici.

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Maintien de l’Ordre – l’enquête

Où la France connaît ses troubles les plus graves depuis 1968… Où tout commence par une histoire de match de foot à Clichy-sous-Bois et se poursuit à quelques kilomètres de là, au Stade de France… Où l’on découvre une police débordée, déroutée, désorganisée… Où l’émeute est avant tout affaire de mécanique et de stratégie politique Et où tout le monde s’adapte : les émeutiers aux policiers, les policiers aux émeutiers …
Un soir de fin novembre 2005, Dominique de Villepin fait face à Christiane Amanpour, grande reporter de la chaîne américaine CNN. L’interview est feutrée à souhait, dorures et sourires en coins. Le Premier ministre semble soulagé. La France vient de vivre sa plus grande crise d’ordre public depuis 1968 [1]. Son visage est celui d’un pays apparemment apaisé. La journaliste parle d’« émeutes », Dominique de Villepin la reprend : « Je ne suis pas sûr que vous puissiez les qualifier d’ “émeutes”. Ce qui vient de se dérouler en France est très différent de la situation que vous avez connu en 1992 à Los Angeles, par exemple.A ce moment-là, vous aviez eu à déplorer cinquante-quatre décès et deux milles blessés. En France, pendant la période de deux semaines de malaise social, personne n’est mort. »

Pendant les mois qui vont suivre, la petite phrase « personne n’est mort » va se faire grand slogan politique. Notamment lors de la campagne de l’élection présidentielle de 2007. « Personne n’est mort ».Un leitmotiv pour Nicolas Sarkozy, un leitmotiv juste. Oui, pendant les affrontements proprement dits, « personne n’est mort ». Malgré les tirs à balles réelles de la part de certains émeutiers, malgré les coups injustifiés de quelques policiers, malgré la fatigue de part et d’autre, malgré la nuit et le bruit partout, malgré les bus pleins enflammés, les policiers excédés. Un leitmotiv de satisfaction.

Dès décembre 2005, de nombreuses polices étrangères vont venir chercher l’explication à Paris. « Personne n’est mort, mais comment faites vous ? ». C’est le grand défilé à la Direction générale de la police nationale, place Beauvau. « On se vend bien à l’étranger y compris chez les Américains ou les pays anglo-saxons, les pays d’Amérique du Sud, d’Afrique, jusqu’en Asie », dit l’un de ces policiers chargés de « valoriser l’action à la française » [2], comme il dit. Il y aurait donc une recette française. Et pourtant. Si la police a su gérer la crise sur la durée [3], si « personne n’est mort » pendant les émeutes, tout avait très mal démarré d’un point de vue de l’ordre. Improvisations, erreurs tactiques, coordination déplorable ; sur le moment, on se tait. Le pays retient son souffle. Il faudra bien un an d’enquête, un an pour que le silence soit rompu.

La Panne

27 octobre 2005, Clichy-Sous-Bois, Seine Saint-Denis, 17h20. Tout commence par un match de foot. Une dizaine d’adolescents en reviennent. Au même instant, la police est appelée. Un riverain dit les avoir vus roder près d’une baraque de chantier. Il croit à un cambriolage. En réalité, aucun objet n’est dérobé, aucune procédure ne sera diligentée à ce sujet. Une première voiture bleu-blanc-rouge fonce. Les jeunes courent. Le groupe se disperse. Six seront interpellés. Et trois empruntent un chemin de traverse : Zyed, Bouna, et Muhittin. Au coin de la rue, des sirènes. C’est l’affolement, pour rien. C’est la course poursuite, sans véritable raison. Il y a maintenant quatre équipages de police, onze fonctionnaires mobilisés. François Molins, le procureur de la République de Bobigny restitue la scène : « On est face à des petits groupes de policiers qui recherchent ou qui poursuivent des petits groupes de jeunes. C’est très difficile de savoir qui est où, qui est qui, qui poursuit qui, qui recherche qui ? » [4].

Les trois adolescents n’ont pas leurs papiers sur eux. Ils craignent la nuit au poste. Pour certains, c’est Ramadan et ils ont promis de rentrer avant le coucher du soleil. « Si les civils m’attrapent, mon père, il m’envoie au bled en Tunisie » lâche Zyed [5] à ses copains. Les voici qui enjambent des grilles, rue des Bois. De l’autre côté, dans la cour, des panneaux graffités disent : « L’électricité, c’est plus fort que toi » ou « Stop, ne risque pas ta vie ». Le gardien de la paix G. est proche. Sur les ondes de la radio de la police, à 17h32 exactement, il passe les messages suivants : « Deux individus sont localisés. Ils sont en train d’enjamber pour aller sur le site EDF. Il faut cerner le coin ». Puis : « Je pense qu’ils sont en train de s’introduire sur le site EDF… Il faudrait ramener du monde, qu’on puisse cerner un peu le quartier, quoi. Ils vont bien ressortir ». Enfin : « S’ils rentrent sur le site EDF, je ne donne pas cher de leur peau ».  [6] Mais rien ne se passe. Ni renforts, ni garçons qui ressortent. 17h47, tous les effectifs de police sont de retour au commissariat central de Livry-Gargan. 18h12, dans le transformateur EDF, c’est l’arc électrique, la mort pour Zyed et Bouna, les brûlures pour Muhittin et la panne générale pour tous. Sans le savoir, toute la ville de Clichy-sous-Bois vit le drame par procuration. Et cette mort partagée, ce deuil collectif, ne sont sans doute pas pour rien dans le déclenchement des émeutes qui vont survenir. Quoi de plus banal, de plus innocent, qu’un match de foot entre copains et donc, de plus injuste, que leur mort qui suit ? Et quoi de plus glaçant qu’une panne partagée par tous parce que deux adolescents du quartier se sont électrocutés ?

18h44, les pompiers sont sur les lieux. Le maire, Claude Dilain, accourt. Il raconte : « Je vois beaucoup de policiers que je ne connais pas, des policiers qui sont venus de toute la Seine Saint Denis. Il y a une atmosphère de plomb et j’ai beaucoup de mal à obtenir des informations, je ne peux pas pénétrer dans la centrale. On me dit que c’est pour des raisons de sécurité, qui étaient d’ailleurs légitimes, mais est-ce qu’il y avait d’autres raisons, probablement… Profitant d’un certain flottement parmi les gardiens de la paix, j’arrive quand même à passer. Puis à m’approcher des cadavres mais tout de suite on me redemande de sortir, toujours pour des raisons de sécurité, parce qu’il faisait nuit, etc. A l’extérieur, les familles sont là. Les parents, les frères. Les familles sont effondrées, au sens propre, c’est-à-dire qu’elles s’effondrent par terre de douleur, de chagrin. Et en même temps que ce chagrin compréhensible, je sens monter la colère. Un des membres de cette famille tape sur le capot d’une voiture en disant “si c’est ça la France”… »  [7]

La Mécanique de l’émeute

Au même instant, l’affaire est déjà signalée au plus haut niveau. A la Direction départementale de la Sécurité Publique (DDSP) de Seine Saint-Denis, on s’attend à une nuit agitée. Le fait divers va basculer en fait de société mais personne ne l’imagine encore. Pour l’heure, chacun croit à un schéma désormais classique : une mécanique de l’émeute qui s’enclenche à la suite d’une intervention de police qui tourne au drame, quelque part dans une cité. Bavure ou pas, les rumeurs courent, les fantassins se pressent, de part et d’autre, c’est bloc contre bloc, un quartier s’embrase et la police rétorque. Et puis, d’ordinaire, on oublie. Sauf que cette fois-ci, le pays entier va être saisi. Les autres adolescents du groupe, qui ont été interpellés, sont maintenant relâchés. Au quartier, ils racontent. La colère gronde.

Place Beauvau, le directeur central de la Sécurité Publique (DCSP) renforce immédiatement « la zone 93 ». Philippe Laureau, le chef, n’a que quelques mètres à parcourir pour se rendre à sa salle d’informations. C’est au bout d’un étroit couloir, rue Cambacérés, à deux pas du ministère. « On se doutait bien qu’un dossier de ce type allait entraîner des rebonds et qu’il fallait le traiter » [8]. Le traiter ? C’est envoyer des hommes et monter d’urgence une cellule de commandement opérationnel. A la DCSP, cette cellule prend place dans une salle de crise aménagée pour ces occasions. Chaque 14 juillet, chaque 31 décembre, chaque fois que l’ordre public est sérieusement malmené, cette salle est ouverte. A Bobigny, le bureau des Renseignements généraux 93 alerte Paris : des échaufourrés sont à prévoir. La Sécurité Publique veut savoir, elle, « si il y a des groupes susceptibles de mettre l’Etat en péril. » [9]

Christian Lambert, le grand patron des CRS, un proche de Nicolas Sarkozy, est déjà sur place, à la DDSP de Bobigny. Lambert, c’est le tombeur d’Yvan Colonna, le tueur présumé du préfet Erignac. Christian Lambert vient de prendre ses fonctions quelques mois plus tôt à la direction des CRS. Pour lui, c’est le bapteme du feu. A ses côtés, un homme, Pierre Marchand-Lacour va commander toutes les compagnies républicaines de Sécurité postées pendant un mois en Seine Saint-Denis. Vingt-cinq ans de métier, Marchand-Lacour est de ces CRS qui mettent la République en avant. Le sourire large, il y revient à chaque instant. Leur visite à leurs collègues de la Sécurité publique obéit à une procédure, celle dite de la « phase préparatoire ». C’est le quart d’heure (ou l’heure, ou la nuit) de théorie. Quand il faut évaluer les risques, peser les besoins, mesurer les réponses à donner : « Quel type d’intervention il va falloir faire, ou de non-intervention ? Quel type de moyens on va employer ? Combien de personnes faut-il ? C’est important : il ne s’agit pas d’arriver n’importe où, n’importe comment, avec n’importe qui. Il faut connaître le terrain, savoir quel type de population est en face, s’il y a une hostilité ou pas d’hostilité ? » [10]

Trois unités de CRS sont désignées. Elles vont arriver au compte-goutte. Les services locaux de police leur remettent des fiches de renseignement. Elles comportent des plans des lieux, des photographies d’éventuels fauteurs de troubles et, parfois, des données sociologiques sur les lieux d’intervention. Le maintien de l’ordre, c’est aussi ça : du repérage. Pierre Marchand-Lacour grimpe dans un poste de commandement mobile, qui sera bientôt stationné dans la cour même de la caserne des sapeurs pompiers de Clichy-Montfermeil. A chaque brigade, on affecte un policier du coin, chargé de pallier la méconnaissance territoriale de ses collègues…

Quant à la météo, elle bat des records. La journée a été la plus chaude à Paris depuis octobre 1937 [11]. Dehors, dans la rue, on sort. Le maintien de l’ordre, c’est encore ça : une question de climat. Au point qu’un rapport des Renseignements généraux, rédigé au plus fort de la crise, soulignera la clémence météorologique pour expliquer la persistence des troubles. Et formulera plusieurs propositions dont celle-ci, absurde et non suivie d’effet : « Sachant que les fauteurs de troubles sont nettement moins enclins à se manifester par temps pluvieux, il pourrait être judicieux, parce que dissuasif, de recourir aux lances à incendie utilisées par les pompiers ». [12] Déjà caillassés, on imagine mal les pompiers se prêter à ce genre de jeux aquatiques…

21h50, les premiers feux de voiture. Deux cents jeunes font face à deux cents policiers. Des jeunes du Chêne Pointu et de la Forestière contre des Compagnies Départementales d’Intervention (CDI) de toute la Seine Saint-Denis et quelques CRS. 23h25, les pompiers déclenchent l’échelon rouge (le plus élevé) du plan « troubles urbains ». Dans la nuit, un tir à balle réelle atteint le capot d’une camionnette de police. « Tout est parti de l’artère principale de Clichy, l’allée Maurice Audin, raconte Samir Mihi, éducateur sportif qui va rapidement devenir personnage public. Dès que j’ai ouvert la porte d’entrée de chez moi, j’ai senti l’odeur de pneu cramé dans l’atmosphère et j’ai vu le nombre élevé des forces de l’ordre. C’est à ce moment là que j’ai compris d’où venait la panne électrique de la fin d’après midi. Tout Clichy a compris… » [13]. Le sociologue Gérard Mauger écrit : « Emballée par sa propre logique jusqu’à nier l’évidence de sa responsabilité, la violence de l’émeute apparaît comme une réponse au désordre de la police (…) De sorte que l’analyse d’une émeute du XVIIIe siècle proposée par Arlette Farge et Jacques Revel semble pouvoir s’appliquer au XXIe : “Pour les autorités, l’émeute est perçue comme une rupture menaçante du seul fait qu’elle existe. Pour la rue, elle est comprise comme une réparation et une tentative de retour à l’ordre après que la police a introduit dans la ville un désordre nouveau.” ». [14]

La police débordée

En fin de soirée, ce 27 octobre 2005, dans la salle de commandement de la DDSP, c’est l’effervescence des grands jours. Les locaux du centre névralgique de la police en Seine Saint-Denis sont d’un autre âge. On y sent la routine, la fatigue, jusque dans la vue imprenable sur le parking défoncé ou dans les pupitres décatis des opérateurs téléphoniques. Malgré tout, David Skulli, qui sera nommé à la tête du service après les événements de novembre 2005, parle avec beaucoup d’entrain. Les cheveux plus sel que poivre, la voix qui porte, la poignée de main franche, David Skulli a les atours du chef d’entreprise moderne, qui parlerait chiffre d’affaires, clientèle, bilan. Il est le portrait type du responsable policier que Nicolas Sarkozy a voulu lors de ses deux passages au ministère de l’Intérieur : un communiquant, orienté tout entier vers les résultats. A propos des émeutes, David Skulli parle de « management de crise. » [15]

Ce 27 octobre 2005, pourtant, si crise il y a ; où est donc le management ? Un policier présent au moment des faits dans les locaux témoigne. Ce qu’il dit est éloquent : « Ce soir là, c’était la fête du slip. La France ne s’en est pas rendue compte, mais nous étions complètement débordés. »5 Le gradé ne veut pas en dire trop, il y va de la réputation de la police et de l’image de professionnalisme qu’elle s’est donnée sur le moment. Sous-estimation de l’ampleur de la colère, chaîne de commandement dépassée, jeunesse de certains membres de l’encadrement, cacophonie entre les services, coordination médiocre entre le ministère, la Direction départementale de la Sécurité publique, les commissariats et les « QG » avancés, le cafouillage est patent. « Nous avons eu chaud car les effectifs, ce soir-là, étaient un peu justes » [16] affirme un responsable de la Sécurité publique. C’est vrai, mais pas seulement. Ce soir là, les Compagnies Départementales d’Intervention (CDI), des gardiens de la paix en tenue de maintien de l’ordre, qui ressemblent à des CRS mais qui n’en sont pas, commettent une sérieuse erreur tactique. Ils tirent près de trois cent grenades lacrymogènes, sur les 900 qui seront utilisées en totalité par tous les services de police confondus, sur tout le territoire, pendant toute la durée des émeutes. [17] Cette profusion démesurée de gaz et de fumée, le premier soir, donne aux événements un caractère de gravité absolue. La tension est totale. Certains résidents situés au rez de chaussée sont intoxiqués. Quant au résultat tactique, il est totalement contre-productif : « Le maintien de l’ordre, c’est quoi ? C’est tenir à distance une foule, quitte à la grenader de temps en temps, lâche un policier présent ce soir là à Clichy-sous-Bois. Or, trois cent grenades, cela veut dire qu’on disperse littéralement la foule. On ne la contient plus, on la fait fuir. Et on ne peut plus interpeller quiconque. En fait, on crée un désordre encore plus grand ». [18] Pourtant, les consignes sont claires. Surtout, pas de débordements. Surtout, pas de morts supplémentaires. L’avocat des familles des victimes du transformateur EDF en est convaincu : « Il y a eu sur ce point une prise de conscience politique et morale de la part du commandement de police pour éviter des événements trop graves, bien que quelquefois les affrontements étaient sérieux, très durs. C’est la preuve que la violence, ou la brutalité, ou l’indifférence, dans la gestion de l’ordre public ne sont pas incontournables… » [19]

Les policiers progressent maintenant dans Clichy-Sous-Bois. Les bâtiments sensibles sont tant bien que mal protégés, les pompiers escortés, et les heurts avec une partie des jeunes habitants se prolongent tard dans la nuit. « Au début, on appliquait les bonnes veilles méthodes. On mettait les hommes en rang. Ça ne marchait pas. Les gamins, ils étaient comme des mouches ». [20] Les CRS ont l’ordre de rester statiques, et de laisser la police territoriale agir. En fait, les objectifs sont troubles, mal définis. Les images amateurs tournées ce soir là sont édifiantes pour la police. On y voit des groupes de fonctionnaires qui semblent perdus, donnant la charge façon cavalerie, le chef d’unité baissant son bras comme pour donner le signal. Aux yeux de Claude Dilain, le maire de la ville, c’est net : la police est prise de court. « Et dans le nombre de fonctionnaires à mettre en place, et dans la nature même du maintien de l’ordre à opposer : la police avait en face d’elle des petits groupes très mobiles, qui ne cherchaient pas franchement l’affrontement. C’était plutôt une forme de jeu de cache-cache violent. Au fond, je sentais des policiers tendus qui avaient bien du mal à se rendre maîtres du terrain. » [21]

Ce que Claude Dilain parvient à comprendre pour la première nuit — l’effet de surprise jouant contre la police — il a plus de mal à se l’expliquer pour la suite des événements. Car la deuxième nuit va ressembler, policièrement, à la première. Il est 18h, le lendemain, quand Claude Dilain est reçu place Beauvau par le ministre de l’Intérieur lui-même. Ensemble, les deux hommes évoquent le drame du transformateur. Devant lui, en présence du Préfet, Nicolas Sarkozy passe des ordres au Directeur départemental de la Sécurité publique et au Directeur général de la police nationale. Soit : aux deux policiers les plus importants du moment. Le ministre réclame qu’un certain nombre d’effectifs de police et de gendarmerie soit présent dès le début de la nuit. « Or je ne sais pas pourquoi, reprend Claude Dilain, mais les renforts ne sont venus que très très tard dans la nuit. Aujourd’hui encore, je n’arrive pas à comprendre pourquoi des ordres qui avaient été donnés en haut lieu n’ont pas été respectés. J’avais un sentiment de pagaille. J’ai même assisté à une scène où des CRS qui sont venus jusqu’à Clichy-sous-Bois ont dû repartir parce que ce n’était pas la bonne compagnie qui devait être là ! Des motards étaient venus les chercher à une porte du boulevard périphérique mais, une fois arrivée, ils se sont rendus compte que ce n’était pas à eux d’être là… Quand j’ai demandé des comptes, on m’a dit qu’il y avait effectivement eu des contre-ordres dans la hiérarchie et un maillon faible dans le système de décision… C’est toute l’explication que l’on m’a fournie… ».

Un professeur d’histoire-géographie de la ville, Antoine Germa, consignera un témoignage plus implaccable encore sur les forces de l’ordre. Témoignage qui présente l’intérêt de donner le point de vue de celui qui n’est pas aux commandes, ni dans la confidence policière. Le point de vue, en somme, de l’homme de la rue : « Samedi soir, 29 ocobre, au moment de la rupture du jeûne (vers 18h30), les 400 CRS et gendarmes, dont une partie vient de Chalon s/saone, sont sortis un peu partout dans la cité du Chêne pointu. Comme à l’accoutumée, il s’agissait d’encercler – “ de boucler ” – le quartier. Don quichottisme policier : en cohorte, à la façon des légions romaines, au pas de course, visière baissée, bouclier au bras, et flashball à la main, ils parcourent les rues une à une contre des ennemis invisibles. A cette heure, tout le monde mange et personne ne reste dehors. Pourquoi cette démonstration de force alors même que les rues étaient particulièrement calmes ? “ Provocations policières ” répondent à l’unisson les habitants interrogés. C’est un leitmotiv depuis vendredi soir. Au bout d’une heure, quelques jeunes sortent et se tiennent face aux policiers : tous attendent le début des affrontements. Quel sens donner à cette stratégie policière à part celui qui consiste à vouloir “ marquer son territoire ”, c’est-à-dire appliquer une version animale et musclée du retour à “ l’ordre républicain ” ? Plusieurs témoignages et enregistrements sur portable manifestent aussi, de façon indiscutable, la volonté de la police d’en découdre avec les jeunes (insultes racistes, appels au combat, bravades…). » [22]

Jean-Christophe Lagarde, maire de Drancy, à huit kilomètres à vol d’oiseau de Clichy-Sous-Bois, n’a pas apprécié, lui, que le commissaire de sa commune soit provisoirement appelé ailleurs dans le département : « Je ne peux pas comprendre comment celui qui connaît le mieux la ville, qui peut diriger les effectifs, les coordonner, soit constamment mobilisé ailleurs…Tant et si bien qu’on s’est retrouvé avec des commissaires ignorant tout des villes où ils intervenaient, et qui devaient commander des agents de police locaux – vous voyez d’ici le hiatus… » [23] Comme Claude Dilain, comme beaucoup d’autres édiles de la région parisienne, Jean-Christophe Lagarde a noté de nombreux dysfonctionnements dans l’emploi des forces de la police. « On s’est retrouvé avec des fonctionnaires pas formés, mais également pas équipés : sans boucliers, sans le minimum d’équipement nécessaire pour se protéger et pour intervenir… On a même vu dans certaines villes des CRS qui arrivaient avec des grands cars, destinés aux manifestations, et qui se retrouvaient dans des rues où ils ne pouvaient pas tourner. Puis ils se sont mis à rappeler tous les policiers qui étaient en congé, en repos ; bref, ils ont fait avec ce qu’ils avaient sous la main… » [24]. Sans parler des déboires de communication. Manque de canaux radios disponibles, fréquences mal distribuées, le maire de Drancy rit jaune : « J’ai accompagné une patrouille envoyée pour un incendie dans une résidence de la ville. On s’est retrouvé ensemble là-bas : rien ne brûlait, c’était très calme, pas de problème. Oui, sauf que c’était à neuf cent mètres de là. Les policiers ont essayé pendant vingt minutes d’avoir le commandement, ils n’y parvenaient pas. » [25] Ailleurs, plus au nord, même constat, cette fois par un policier d’Aulnay-sous-Bois : « Les gendarmes mobiles n’ont aucune connaissance du terrain, ils se perdent dans les rues parce qu’ils n’arrivent pas à se repérer, alors que les jeunes peuvent courir ; eux, ils sont dans leurs véhicules avec leurs cartes ; ils mettront vingt huit minutes pour arriver d’un point à un autre alors que les jeunes le faisaient à pied en moins de cinq minutes ; vous vous rendez compte vingt huit minutes ? Ça a beaucoup joué sur l’ampleur… » [26] Quant aux RG, il leur est reproché par leurs collègues trop d’approximations. « Au tout début, la confusion régnait chez eux aussi. Ils estimaient qu’on avait à faire à un véritable réseau organisé de délinquants. Le seul réseau qu’il y avait, c’était le téléphone portable ! »  [27]

Même désorganisation dans les services préfectoraux. Urgence et improvisations vont mettre à mal et à nu les équipes. Jean-Christophe Lagarde : « Pendant tous ces jours-ci, l’Etat était totalement débordé. Pendant dix jours, je n’ai même pas reçu un coup de fil de qui que ce soit. Préfet, directeur de la Sécurité publique, pas un ! Je me souviens d’une sous-préfète qui m’appelle un dimanche après-midi pour me demander, c’était quinze jours après le début des émeutes, de lui communiquer la liste des bâtiments pour lesquels la mairie avait pris des dispositions de protection, afin de pouvoir se coordonner avec les moyens de l’Etat. Je lui ai répondu, peut-être pas très aimablement d’ailleurs, que ça faisait plus de dix jours que mon commissaire avait cette liste et qu’on travaillait ensemble… »

En réalité, la Direction départementale de la Sécurité publique de Seine Saint-Denis va attendre le 30 octobre pour prendre la mesure des événements. Et s’organiser en conséquence. Un nouveau plan de gestion de crise est élaboré. Les interventions se feront plus structurées. Des renforts mobiles, principalement CRS, sont sollicités. Au quatrième jour, le dispositif semble enfin arrêté.  [28] Quatre jours, c’est long, très long. On est loin des satisfecits accordés à l’époque à la police, par elle-même, par les politiques, par la presse. A l’époque, il fallait faire corps, faire cohésion nationale, faire bloc. Toute critique apparaissait comme malvenue. L’opposition était muette. Comme aux Invalides, il y a pourtant bien eu ici aussi de lourdes fautes tactiques. Un policier de haut rang a cette proposition : « le maintien de l’ordre, c’est une science inexacte. C’est une science humaine » [29]. Et c’est justement à ce titre qu’il est passionnant à décrypter.

La stratégie d’évitement

Dans ces premiers soirs, ces premieres nuits, entre fin octobre et début novembre, que faire ? Les forces de l’ordre ont deux options : soit contenir les assauts par leur seule présence, soit aller à l’affrontement. Pour l’heure, c’est plutôt la retenue qui prédomine. La gestion de l’ordre est alors à double-face. Elle est forte en termes d’image (Nicolas Sarkozy en ministre déterminé), plus contenu sur le terrain et dans les ordres passés. « Nous devions chercher la dissuasion, explique le patron des CRS, pas forcément le contact. On devait éviter toute barricade, tout attroupement. » [30] Emeutiers et forces mobiles se livrent alors à un curieux ballet. Où chacun cherche l’autre, sans aller vraiment jusqu’à la confrontation. Où tout le monde s’adapte : les émeutiers aux policiers, les policiers aux émeutiers. « Ce n’est pas un affrontement pour nous, dans le sens où il n’y a pas de revendication précise. Ce n’est pas non plus une démonstration de rue classique. C’est une démarche très individualiste, on jette chacun sa pierre et on regarde. D’une certaine façon, cet individualisme renvoie à notre société, non ? » demande Pierre Marchand-Lacour [31]. Un Marchand-Lacour plutôt en désaccord avec l’idée de CRS qui auraient opté pour la stratégie d’évitement. Petite leçon de tactique policière sous forme d’intelligence des mouvements de foule : « Dire que les CRS ne veulent pas d’affrontement, qu’ils n’interviennent pas, c’est faux. La réalité est plus complexe. Notre réponse doit être précise, objective. Nous devons savoir si l’intervention ne va pas aggraver la situation. L’ordre public, ce n’est pas une urgence. La riposte doit être proportionnelle à l’incident de départ. Il existe toute une série de tactiques et de techniques qui nous permettent de canaliser une foule, différents niveaux d’interventions, de même qu’il y a différents niveaux de protection du personnel : le CRS en patrouille n’est pas forcément le robocop avec des moyens lourds. Tout a son dosage. L’intervention a lieu, mais pas forcément dans les conditions attendues par les médias ou par le public. Le fait, parfois, de ne pas intervenir est quand même une forme d’intervention. » [32]

Défaite au stade de France

Pendant ce temps, la détermination des émeutiers s’amplifie3. La carte des événements est impressionnante de régularité. Les premiers jours, on assiste à une forme de contagion concentrique. D’abord Clichy-sous-Bois, puis Monfermeil, puis Bondy, Aulnay, etc. De proche en proche, d’amis en copains de collèges, de joueurs de foot en voisins, d’Est en Ouest. Certains jeunes viendront prêter main forte sans qu’il n’y ait incidents dans leur commune. Puis les médias feront caisse de résonance. Entre temps, les responsables de la police ont perdu un match. Littéralement. Cela se déroule à Saint-Denis, le 2 novembre 2005, au Stade de France, six jours après le début des événements. Huit cents policiers dont certains commissaires sont réquisitionnés pour le match à risques Lille-Manchester. Ce soir là, la région parisienne va connaître son pic de violences. L’affaire est restée confidentielle. Elle est d’envergure. Un policier du département parle d’erreur de projection de la part de la police nationale : « Ça fait un moment qu’on dit que c’est un problème, ces forces de police concentrées pour les matchs… Mais ils pensent que les émeutes vont commencer tard, sauf que, en hiver, la nuit tombe tôt, donc ça va commencer très tôt, vers 18 h 30. » [33] Et le match, lui, va finir tard, vers 22h30. Entre temps, les émeutes basculent et changent d’échelle. C’est à cet instant précis qu’elles sortent, aussi, du « schéma classique », quasi routinier. Les émeutes ne seront plus locales, mais départementales, bientôt régionales et, enfin, nationales. Un moment pivot dans la chronologie, comme à Aulnay-sous-Bois. Une antenne de police est attaquée. Une concession Renault part en flammes, le monde entier verra ces images. Et une équipe de France Télévisions filme son propre naufrage : sa voiture attaquée puis incendiée sous ses yeux et son objectif. Des policiers se souviennent : « Le mercredi soir, on voit tout s’écrouler… » « Le Mercredi soir, c’était un enfer pour moi, pour nous. Parce qu’ils nous font des attaques frontales comme on en a très rarement ici. Ce soir-là, ils nous font simultanément sept ou huit points. Ils nous font Renault, ils nous font les sapeurs pompiers. Ils nous prennent dans tous les sens et on a du mal à répondre à la demande. » [34] Ce mercredi soir, mercredi noir, « dans une telle situation, même Napoléon ne s’en serait pas sorti… » [35] . A Aulnay-sous-Bois, avant le match, on compte une centaine de policiers. Le double, après le coup de sifflet final. Un élu local : « Toute la journée, on essaie d’obtenir des forces supplémentaires… en plus, par des canaux, principalement associatifs, on apprend que ce sera pire le mercredi et qu’ils viseront des symboles municipaux… On n’obtiendra rien… On dit que ce n’est pas suffisant mais c’est le PC de Bobigny qui décide… » [36]

Ces faits ne sont pas là de simples remarques corporatistes. Encore moins des aveux d’impuissance déguisés. Le procureur de la République lui-même parle spontanément de cet événement occulté : « On ne peut s’empêcher de faire la liaison entre les épisodes de violences urbaines et la tenue de ce match au stade de France qui mobilisait la présence de très nombreux policiers. C’est acquis. » [37] Dans une lettre célèbre, mais qui aurait dû rester confidentielle, adressée à la Direction générale de la police nationale, le Préfet de Seine Saint-Denis évoquera onze mois plus tard la question comme l’un des problèmes majeurs auxquels ses services doivent faire face. [38]

Invité sur la chaîne d’information en continu iTélé, Nicolas Sarkozy livrera, lui, sa version des faits le lendemain. Ses services ont inspecté les studios de la chaîne de fond en comble, avec détecteurs de métaux et présence policière. Le ministre de l’Intérieur a les traits tirés, il semble las, aux aguets, terriblement anxieux. L’émission est enregistrée. La vision des faits par le ministre de l’Intérieur ne concorde absolument pas avec le ressenti des hommes de terrain. Son hôte, un ami de longue date, Jacques Chancel, commence par lui demander de commenter la nuit du 2 au 3 novembre. Nicolas Sarkozy souffle : « Ce à quoi nous avons assisté dans le département de la Seine-Saint-Denis cette nuit, n’avait rien de spontané, était parfaitement organisé. Nous sommes en train de rechercher par qui et comment ». Il ne fallait pourtant pas chercher bien loin : c’est plutôt la parfaite désorganisation de la police qui était là, en partie, en cause. Un mois plus tard, dans la relative et amicale discrétion d’un congrès syndical de police, qui se tiendra à La Baule, Nicolas Sarkozy avouera à demi-mot que la police était, dans un premier temps du moins, déroutée face à de tels événements : « En réponse à certaines de vos interrogations, je peux vous dire que ces évènements nous ont conduits à renforcer et adapter les matériels et les tenues. J’en veux comme exemple l’acquisition des près de 460 Flash-Ball, 5 500 casques de maintien de l’ordre pare-coups, 875 casques pare-balles, 6 700 bliniz [39], 2 785 dispositifs manuels de protection, plus de 2 800 grenades lacrymogènes. » [40] Car c’est ainsi, chaque grande période de trouble engendre des évolutions internes à la police. Parfois même, des changements de doctrines, d’orientations, de stratégies globales. Par petites touches, ou brutalement. C’est selon. Le maintien de l’ordre, c’est aussi et encore bien cela : une affaire de mémoire.


> Article initialement publié sur davduf.net

Images de Une  : Philippe Leroyer

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