OWNI http://owni.fr News, Augmented Tue, 17 Sep 2013 12:04:49 +0000 http://wordpress.org/?v=2.9.2 fr hourly 1 L’image des irradiés qu’on nous cache http://owni.fr/2012/04/27/limage-des-irradies-quon-nous-cache/ http://owni.fr/2012/04/27/limage-des-irradies-quon-nous-cache/#comments Fri, 27 Apr 2012 10:53:16 +0000 Claire Berthelemy et Sabine Blanc http://owni.fr/?p=105001 OWNI propose un état des lieux global des contaminations provoquées par les installations nucléaires françaises au cours des dix dernières années. La France, par tradition, dissimule ces données chiffrées. Derrière lesquelles tentent de vivre, ou survivre, les fantômes de la contamination. Sur OWNI, aujourd'hui, plusieurs articles sont consacrés à cette maladie honteuse, bien de chez nous. ]]>

Du point de vue de la santé mentale, la solution la plus satisfaisante pour l’avenir des utilisations pacifiques de l’énergie atomique serait de voir monter une nouvelle génération qui aurait appris à s’accommoder de l’ignorance et de l’incertitude…
Rapport de l’OMS de 1955, Cité par Jacques Ellul, in Le bluff technologique, p 294

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“Légère irradiation d’un expérimentateur”, “perte de protection biologique dans un local de travail”, “accident de niveau 1 sur une échelle qui en compte 7”. Si un profane survole les rapports de l’Autorité de sureté nucléaire (ASN), chargée du contrôle des installations nucléaires françaises,  il ne s’inquiètera pas des contaminations touchant les salariés du secteur.

RAS, nucléaire : rien à signaler, pour reprendre le titre du documentaire d’Alain de Halleux. À partir des avis d’incidents disponibles sur le site sous une forme particulièrement indigeste, OWNI a ré-exploité ces données pour visualiser, en une seule et même image, les contaminations produites par le nucléaire français. C’est l’image ci-dessous. Vous pouvez cliquer dessus puis zoomer à l’intérieur pour prendre connaissance des différents cas.

Derrière la froideur technocratique rassurante des rapports de l’ASN, la réalité est plus inquiétante. Certains chercheurs estiment que des conséquences aussi graves que l’amiante en terme de santé publique sont à prévoir. Le fichier Dosinat – mis en place en 1992 par EDF – répertorie pour chaque intervenant, qu’il soit sous-traitant ou non, les doses qu’il reçoit. Il est établi que les sous-traitants encaissent 80% des irradiations dans nos dix-neuf centrales. Pourtant, dans les informations des rapports, il est ainsi impossible de savoir systématiquement si des sous-traitants ont été touchés, encore moins le nom de leur entreprise.

On ignore aussi dans la plupart des cas le radioélément impliqué. Information pourtant importante puisque selon le radioélément, les effets seront plus ou moins forts et longs. De même, on ne sait pas systématiquement si l’accident a lieu pendant un arrêt de tranche ou une autre période de maintenance, durant lesquels le recours à la sous-traitance est très majoritaire : EDF sous-traite à plus de 80% sa maintenance, et les sous-traitants sont trois fois plus touchés par les accidents du travail.

Le thermomètre cassé

Il est admis qu’un être humain doit rester à 37° de température environ. Au-delà, il faut s’inquiéter. Mais admettons qu’un décret indique que la température normale soit désormais comprise entre 37 et 39°, par exemple quand sévit une épidémie de grippe. Une partie de la population cesse d’entrer dans la catégorie des gens atteints de fièvre.

C’est ce qui s’est passé avec le nucléaire, industrie où cette question du thermomètre est au cœur de la controverse scientifique. Les seuils ont en effet été abaissés avec les ans, modulant dans le sens d’un renforcement la notion de dangerosité. En France selon le Code du travail, il était de 50 mSv à partir de 1988, de  30 mSv jusqu’en 2003, puis de 20 mSv, la norme actuelle. À titre de comparaison, le reste de la population ne doit pas dépasser 1 mSv/an/personne dixit le Code de la santé publique.

Ce seuil, fixé sur la base des recherches du Commission internationale de protection radiologique (CIPR), est remis en cause par celles du Comité européen sur le risque de l’irradiation (CERI) depuis 2003. Leurs conclusions : il faut diviser par 4 le seuil actuel, soit 5 mSv. Et par conséquent, la dangerosité d’une partie des incidents de contamination relevée par l’ASN devrait être reconsidérée à la hausse. L’IRSN reconnaitra lui-même en 2005 que ces problèmes soulevés par le CERI “ont été largement négligés par la communauté scientifique.”

Enfin, les incidents en-dessous de 10 000 becquerels ne font pas l’objet d’un rapport de l’ASN. Or l’IRSN reconnaissait aussi que les recherches sur les effets des faibles doses avaient jusqu’à présent été basées sur un postulat faux :

Il a longtemps été postulé que l’incorporation de 100 becquerels en un jour revenait à incorporer 1 becquerel pendant 100 jours. Cela est tout à fait exact mais faux en biologie.

La traçabilité est donc perfectible, comme le souligne Annie Thébaud-Mony, sociologue et directrice de recherche honoraire à l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm).

Une déclaration d’incident de travail (différente du rapport ASN) devrait être faite systématiquement puisqu’il s’agit d’un risque grave, afin d’avoir une trace de toutes les contaminations, y compris celles en-dessous du seuil. Selon la législation, les lésions peuvent être immédiates ou différées. Et ce n’est jamais fait.

Une procédure judiciaire a été engagée à l’initiative d’un inspecteur dans ce sens, mais sa demande a été déboutée en correctionnel.

Nous avons lancé une campagne notamment avec des syndicalistes délégués de CHSCT [Comité d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail, NDLR] de différentes centrales pour inciter à faire la déclaration, et si l’entreprise refuse, l’employé a deux ans pour le faire. Il y a eu une circulaire de la direction du parc nucléaire pour dire qu’il n’y avait pas de raison de faire une déclaration, révélée par Mediapart [payant]. Cela nous a servi de leçon, j’ai dit aux inspecteurs du travail qu’il fallait aller au-delà du droit du travail sur le pénal pour mise en danger d’autrui, on en est là.

Biaisé, le thermomètre l’est aussi par le peu de fiabilité des dosimètres. Les travailleurs doivent en porter deux, un dosimètre-film et, depuis la fin des années 90, un dosimètre électronique. Annie Thébaud-Mony estime qu’“il présente 20 à 40 % de marge d’erreurs. Et entre les deux dosimètres, il y a 20% de taux d’erreur.” Nous avons contacté EDF pour avoir des explications sur ce sujet, qui nous a “conseillé d’interroger les fournisseurs de dosimètres, notamment l’IRSN”. Ces derniers n’ont pas répondu.

Parfois, le dosimètre est jeté aux orties : un rapport datant de 2006 de l’inspecteur général d’EDF mentionne “une pratique préoccupante de salariés qui ne portent pas de dosimètre”. Une pratique préoccupante dont elle se défausse sur les entreprises sous-traitantes. Perversité de ce système des poupées russes.

Personne pour vérifier

Derrière chaque incident, la proposition de l’exploitant d’un classement sur l’échelle INES. ”Soit l’ASN est d’accord avec l’exploitant, soit il lui explique pourquoi. C’est un partenariat.” se défend l’ASN. Et bien souvent, le classement de l’exploitant est validé par l’autorité. Pour pouvoir juger des conséquences, l’ASN a donc en main une déclaration – de bonne foi – des exploitants, qui proposent un classement. Parfois, les équipes de l’ASN se déplacent pour vérification ou appréciation sur le terrain. Mais ”rarement dans le cas d’un niveau 0. S’il n’y a pas d’enjeu, on ne se déplace pas”, confie un des employés de l’autorité :

Ça dépend des informations que nous avons à partir de la déclaration. On les appelle et on voit selon ce que dit l’exploitant. Les investigations interviennent juste après la déclaration d’évènement. En fonction, on peut arrêter l’installation. La responsabilité première est celle de l’exploitant : on se base sur ce qui est dit et sur la nature de ce qui s’est passé. On peut aussi solliciter l’appui technique de l’IRSN [Institut de Radioprotection et de Sûreté Nucléaire, NDLR].

Le bras de fer entre les deux instances n’est que le reflet de ce que l’humain peut peser dans une échelle de classement : pas grand chose au vu du peu d’importance que revêtent les contaminations dans le classement INES.


Nous remercions vivement, dans l’ordre d’arrivée, Julien Kirch (au code), Cédric Suriré, doctorant en socio-anthropologie du risque et des vulnérabilités, Annie Thébaud-Mony et Marion Boucharlat (au graphisme), sans qui ce travail n’aurait jamais abouti.

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Sociologie radioactive http://owni.fr/2011/09/22/sociologie-radioactive-edf-nucleaire/ http://owni.fr/2011/09/22/sociologie-radioactive-edf-nucleaire/#comments Thu, 22 Sep 2011 20:05:05 +0000 Claire Berthelemy http://owni.fr/?p=80563

Annie Thébaud-Mony est sociologue, directrice de recherche à l’Inserm. Entre 1988 et 1997 elle a étudié la sous-traitance dans le milieu de l’industrie nucléaire. Ses travaux portaient sur une centaine d’entreprises sous-traitantes qu’elle a suivies durant cette période.

Que désigne l’expression “intervention de maintenance” dans l’industrie nucléaire ?

L’essentiel de la maintenance consiste en ce qu’on appelle une servitude nucléaire : l’entretien de la tuyauterie, la robinetterie, l’électronique, la mécanique comme les opérations sur les couvercles de cuves, les contrôles non destructifs (utilisation de radiographie ou la gammamétrie pour mesurer le niveau de rayonnement gamma émis).
L’exploitant s’occupe de la conduite au moment du redémarrage et il dispose d’un petit volant de salariés qui peuvent intervenir sur des aléas de fonctionnement. Parfois comme le signale Mediapart, certains agents accompagnés de sous-traitants interviennent sur des réacteurs en fonctionnement pour éviter les arrêts de tranche.

Quelle est l’origine de l’utilisation des sous-traitants ?

À la construction des centrales, la maintenance a été assurée au départ un peu comme un service après vente partagé entre les agents EDF et les salariés des constructeurs tels qu’Alstom et Framatome qui avaient participé à cette construction. Progressivement, au fur et à mesure que le parc s’est amplifié, a émergé le problème de l’irradiation au cours de la maintenance. En 1998 une limite a été fixée par l’Europe avec application en France en 2003 : la main d’oeuvre ne devait pas être exposée à plus de 50 mSV.
Pour parvenir à respecter la valeur réglementaire, conçue comme une sorte de crédit d’irradiation, il fallait pouvoir disposer de personnel qui soit exposé très peu de temps. Dès 1988, une solution avait déjà été choisie par EDF. Dans son rapport interne, l’exploitant décidait de “faire-faire” et justifiait ainsi la sous-traitance. Ce sont des tâches que les employés d’EDF ne sauraient pas faire.
Pourtant ces travaux de servitude nucléaire, rebaptisés aujourd’hui logistiques consistent en une préparation des interventions, une décontamination et préparation des sas. En somme, travailler sous exposition pour préparer l’intervention de ceux qui sont plus spécialisés. Une fois que la décontamination est effectuée par les sous-traitants, la dose d’irradiation est très affaiblie par rapport à ce qui peut être dans un tuyau que le sous-traitant vient d’ouvrir.

Des restructurations ont eu lieu dans le courant des années 2000, avec le développement des formes de filialisation des exploitants. Mais la division du travail est toujours du type : ceux qui préparent et ceux qui sont chargés des interventions plus techniques, ce qu’ils appellent “interventions importantes pour la sûreté”. Dans le cas d’un soudeur qui intervient, il faut qu’il ait assez de temps pour réaliser correctement la soudure. Mais le niveau de dose doit être bas. Pour que les doses ne dépassent pas le seuil, il y a certaines interventions pour lesquelles ils se succèdent au rythme de trois minutes. Dévisser quatre boulons et les enlever peut nécessiter de s’y mettre à quatre et de tourner. Ils sont entraînés comme des sportifs de haut niveau.

La synergie qu’ils doivent développer pour ces interventions sous-entend une bonne entente en amont avec l’ensemble de l’équipe. Agents EDF compris ?

La situation est très hétérogène mais, de façon générale, ils n’ont pas ou peu de relations avec les agents. La seule obligation qu’ils aient de se croiser, c’est lorsque le sous-traitant vient récupérer un dossier d’intervention. Les agents EDF travaillent dans la conduite donc hors période de maintenance. Le contrôle qu’ils exercent sur leurs sous-traitants – qui interviennent seuls sur l’installation – se fait sur papier. C’est surtout une relation qui se base sur la hiérarchie.
Les agents EDF sont recrutés à des niveaux BTS pour faire de l’encadrement, mais c’est un encadrement particulier puisqu’ils ne sont pas chefs et n’ont pas à intervenir dans le travail du sous-traitant. Quand les sous-traitants viennent récupérer leur dossier d’intervention, les chargés d’affaires d’EDF voient arriver des salariés d’une entreprise comme Framatome. Souvent, en réalité c’est une filiale de filiale qui sous-traite.

Pour une entreprise comme EDF, quel est l’avantage de sous-traiter la maintenance ?

Un des premiers avantages : ils peuvent éviter les problèmes avec le comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT). Ensuite il y a une différence majeure entre les agents EDF et les sous-traitants : la syndicalisation, à laquelle participent peu les sous-traitants. À cela s’ajoutent le fractionnement et les difficultés d’organisation. Sauf que l’organisation n’est pas une contrainte liée à ce que sont les centrales, c’est un choix. Les exploitants peuvent tout à fait avoir des salariés permanents mais ils seraient obligés.

Vis-à-vis de la différence entre sous-traitants et agents d’exploitant, quelles sont les différences qu’on peut observer entre leurs deux statuts ?

Pour commencer, il y a des grosses différences de salaires. Ensuite la médecine du travail n’est pas du tout la même. Dans une grande entreprise, le médecin du travail connaît petit à petit tous les salariés qu’il surveille, même s’il n’a pas le temps de les voir sur le terrain. Chez EDF un médecin suit en moyenne 500 salariés. Pour les sous-traitants, ce sont des services inter-entreprises qui voient 3 000 à 4 000 salariés d’entreprises différentes. Le droit à la médecine n’est pas différentiel, il faudrait qu’il y ait une discrimination positive. Autre exemple, le texte sur les cancérogènes et la radioactivité souligne l’importance du suivi post-exposition : vous êtes salarié, un médecin doit vous suivre après radiations. Une fois en retraite vous avez droit à ce suivi post-professionnel. Pour les agents EDF, le suivi post-exposition est pris en charge par EDF. Pour les salariés de la sous-traitance, il n’y a pas de suivi quand ils quittent le nucléaire. C’est un choix de ne pas l’avoir fait.

À court et long terme, quelles sont les conséquences pour le sous-traitant ?

Pour les sous-traitants, le problème le plus important est les suites de l’exposition à une radioactivité. En 2005 sortait une enquête – qui avait exclu les sous-traitants – portant sur les radiations externes et la mortalité dûe au cancer dans 15 pays différents. Les résultats montrent des excès de cancer significatifs à dose carrière de 19 mSV. Or les sous-traitants que je vois et qui ont un cancer, ont été exposés à des doses de 300 à 400 mSV. Des doses pareilles engendrent des problèmes aigus en matière de cancer et de risque reprotoxiques. Il y a très peu de documents car les sous-traitants abordent peu ce genre de problème. Même au cours de consultations avec la médecine du travail. Certains ont pu me confier leurs témoignages, leurs problèmes pour avoir des enfants. Mais au bout de plusieurs entretiens ou lorsque je connaissais leur épouse.
Je me suis beaucoup inquiétée quand j’ai eu plusieurs témoignages dans des lieux complètement différents, des entreprises qui n’étaient pas les mêmes non plus. On ne savait pas encore à quel point il y avait ce type de problèmes. Aujourd’hui certains tombent malades. Et parlent plus facilement.
Les exploitants, les entreprises de sous-traitance, tous auraient pu mettre en place ce suivi médical. Mais ils n’ont pas voulu. Et maintenant quand j’en retrouve certains, ils ont plusieurs cancers.

Y’a-t-il un lien à établir entre la sous-traitance et les accidents/incidents nucléaires ?

Oui. Et ce pour deux raisons : d’une part compte tenu du fait qu’ils travaillent continuellement en mode dégradé, leur marge de manoeuvre dont ils disposent pour faire le travail est incompatible avec l’absence d’incident.
Et deuxièmement, avec la mobilité, on observe une perte d’expérience sur les sites. Le savoir se disperse en continu à travers leurs déplacements. Quand un salarié fait 15 déplacements en 6 mois, personne ne va aller le chercher pour savoir ce qu’il a changé sur une autre installation d’un autre site il y a 6 mois. Mais ils sont non seulement compétents, mais aussi consciencieux et soucieux des responsabilités en matière d’intérêt général. Si nous n’avons pas plus d’accidents aujourd’hui, c’est parce qu’ils sont continuellement en train de faire le travail le mieux qu’ils peuvent en prenant sur leur temps de sommeil, leur santé et sous la pression de cette responsabilité. La majorité des enquêtés rencontrés avaient ce raisonnement.
On m’a dit un jour “J’ai accepté de rester 20 heures dans le bâtiment sans en sortir.” C’est de la folie.

Illustrations via Flickr [cc-by-nc-sa] X-Ray Delta One

Retrouvez l’ensemble du dossier :

La sous-traitance nucléaire explose

La CGT d’EDF atomise les sous-traitants

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La sous-traitance nucléaire explose http://owni.fr/2011/09/22/marcoule-le-royaume-de-la-sous-traitance-nucleaire-edf-areva/ http://owni.fr/2011/09/22/marcoule-le-royaume-de-la-sous-traitance-nucleaire-edf-areva/#comments Thu, 22 Sep 2011 11:39:00 +0000 Claire Berthelemy http://owni.fr/?p=80264 En début de semaine, EDF jouait les bons élèves en transmettant à l’Autorité pour la Sûreté Nucléaire (ASN) des conclusions très rassurantes à propos de la filière nucléaire française. Pas de chance, cette remise de copie intervient quelques jours après un accident survenu à Marcoule dans le Gard, au Centre de traitement et de conditionnement de déchets de faible activité (Centraco). Sur ce site géré par le groupe EDF, le 12 septembre, l’explosion d’un four d’incinération a tué une personne et en a blessé quatre autres.

Plusieurs enquêtes de l’ASN, de l’Inspection du Travail et la gendarmerie sont en cours pour déterminer les causes de cet incident nucléaire. Mais dès à présent, les différentes personnes travaillant sur place, avec lesquelles nous nous sommes entretenues, expliquent le drame par une gestion approximative de la maintenance, fondée selon eux sur une multiplication des sous-traitants. Ces derniers travaillant le plus souvent dans des conditions préoccupantes. 350 personnes sont employées au Centraco, 210 relevant de contrats de travail passés par le groupe EDF et 140 relevant de plusieurs entreprises de sous-traitance.

Externalisation des risques et multiplication ubuesque des intermédiaires

Concernant la maintenance, auparavant gérée par une filiale d’Areva, STMI, elle est à présent sous l’égide de deux entreprises différentes : Endel, filiale de GDF-Suez pour la maintenance mécanique et SPIE Nucléaire pour la maintenance électrique. De manière générale, la maintenance est moins coûteuse quand elle est sous-traitée.

José Andrade, délégué CGT de la centrale Cruas-Meysse et sous-traitant du nucléaire depuis une trentaine d’années, explique :

Le but de la sous-traitance, c’est surtout de diluer les responsabilités. L’entreprise sous-traitante a toute la charge sur les épaules et il y a moins de garanties pour les salariés. En externalisant les risques, celui qui délègue écarte toute responsabilité pour l’avenir.

Un accident sur site est comptabilisé dans le nombre d’accidents de travail du prestataire. Et la comptabilité des accidents de travail reste à zéro chez l’entreprise donneuse d’ordre à qui appartient l’installation. Les nomades du nucléaire, comme se surnomment les sous-traitants, subissent les nombreux intermédiaires pour les tâches à effectuer. Un familier du site de Marcoule, nous confie, sous condition d’anonymat :

Le personnel permanent demande à intégrer les équipes de Socodei (NDLR : l’entité juridique du groupe EDF chargée de Marcoule) depuis longtemps. Sans les intermédiaires, l’entreprise gagnerait en efficacité et perdrait moins de temps.

Les deux entreprises en charge de la maintenance placent ainsi des salariés sur Centraco qui évoluent ensemble sous la direction d’un même chef de service du groupe EDF. Qui à son tour doit gérer les résultats des deux sous-traitants, de la simple action de maintenance à l’arrêt technique.

Contrats de maintenance et redistribution des habilitations

Conséquence de ces délégations : une mauvaise organisation et l’obligation d’effectuer des tâches dans des délais raccourcis, parfois en une semaine au lieu d’un mois. Au quotidien, les salariés subissent de concert le stress dû à la charge de travail et les manœuvres en sous-effectifs. Le groupe EDF délègue mais exige de ses sous-traitants que l’installation soit accessible et en fonctionnement 99% du temps. Le 1% restant correspond à l’immobilisation pour maintenance.

Pour Manu Joly, secrétaire général CGT de l’union locale du site de Marcoule, les modifications des relations contractuelles n’arrangent rien :

La durée des contrats de sous-traitance est maintenant passée de 1 à 3 mois. Quand on pouvait avoir des investissements, sur la durée, ou même une volonté de remise aux normes, c’est avant tout parce que les contrats étaient longs. Ce qui n’est plus le cas maintenant. Et l’installation a réintégré certaines manipulations de maintenance, qu’elle sous-traitait jusqu’à présent.

La maintenance, nerf de la guerre pour les exploitants comme pour les sous-traitants, comprend pour les quelques employés de la SPIE DEN et de ENDEL Suez, les gros arrêts techniques, la grosse maintenance.

Causes-conséquences d’un conflit social

Stress, sous-effectif, revendications salariales qui ne sont pas entendues, les griefs ne manquent pas contre la direction et les intermédiaires nombreux rendent les négociations parfois complexes. Mais sous-traitants et permanents s’accordent à trouver la situation tendue. Ce qui explique les différents conflits qui ont éclaté sur Marcoule. L’année 2007 a été marquée par la décision d’Areva de quitter la Socodei. Les employés de la filiale de maintenance d’Areva ne demandaient qu’à être intégrés dans les nouvelles équipes d’EDF. Mais avec la garantie de conserver 100% de leurs salaires. Un proche du site explique :

Pour certains, passer chez EDF c’était la panacée !

Pourtant, depuis cette réintégration, régulièrement, les employés de la filiale d’EDF essaient de quitter la Socodei et ses conditions de travail pour l’usine voisine Eurodif Production, détenue par Areva. Sans succès ces derniers temps puisque l’usine fermera ses portes en fin d’année 2012 et sera démantelée à partir de 2016. “On n’embauche plus” confirme une responsable.

Côté sous-traitants, même constat de tension avec en décembre 2010, la décision de la direction de SPIE de la mise à pied d’un de ses salariés. “Sans autre raison qu’un manque de budget pour la prestation, le montant du contrat avait été revu à la baisse.”, avance José Andrade. Après une semaine de grève des salariés de SPIE, le directeur de Centraco est allé à la rencontre du syndicaliste pour lui expliquer qu’il ne pouvait pas intervenir en faveur du salarié :

Concrètement, il ne pouvait pas parlementer avec la direction de SPIE, ses sous-traitants, au risque de faire preuve d’ingérence.

Dans la chaîne d’intervenants on se renvoie la balle mais tout est à la charge de l’entreprise sous-traitante : de la réalisation et de la maintenance de l’ouvrage à la résolution des conflits. Et la fiabilité passe après.

Crédits photos :

Illustrations par Marion Bourcharlat pour Owni

Photos via Flickr: Joséphine Chaplin [cc-by-nc-sa]

Retrouvez l’ensemble du dossier sur le nucléaire :
Sociologie radioactive

La CGT d’EDF atomise les sous-traitants

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“Une épidémie moderne pour préserver notre confort” http://owni.fr/2011/04/28/une-epidemie-moderne-pour-preserver-notre-confort/ http://owni.fr/2011/04/28/une-epidemie-moderne-pour-preserver-notre-confort/#comments Thu, 28 Apr 2011 17:37:21 +0000 Andréa Fradin http://owni.fr/?p=59834

Cédric Suriré est chercheur en sociologie à l’université de Caen, au sein de laquelle il contribue au Pôle “Risque, Qualité et Environnement durable”. Ses réflexions se portent sur la sous-traitance, notamment au sein du nucléaire, secteur selon lui coupable d’une “maltraitance” sur ces travailleurs fantômes. On évalue de 20.000 à 30.000 personnes selon les années leur nombre, pour 50.000 salariés chez EDF.

Aujourd’hui, quelles sont les conditions de travail dans le nucléaire ? Comment ça se passe dans une centrale ?

Il y a un parc nucléaire avec des usines dites à risque, gérées par une maintenance sous-traitée. Cette sous-traitance permet la mise en place de conditions de travail déréglementées, par le recours massif aux intérimaires et aux CDD et, dans le cas des CDI, qui sont aussi nombreux, par la gestion du travail “par dose”. EDF a mis en place cette sous-traitance pour gérer l’excès de radioactivité qui n’est pas supportable par le personnel statutaire.

Le suivi médical de ces sous-traitants est inexistant : ils forment une population nomadisée, qui va de chantier en chantier, qui change souvent d’employeurs… Et cela permet à EDF de ne pas être responsable de tous les accidents de travail et des maladies professionnelles imputables à l’exposition.

Choisir entre le chômage et la mort programmée

Vous évoquez la “gestion du travail par dose”, en quoi consiste-t-elle ?

Pour un travailleur, on estime que l’exposition limite est de 20 millisieverts (mSv) par an. Suite à la pression redondante des syndicats et de certaines associations de salariés, on a décidé qu’à partir de 16 mSv, il fallait arrêter d’exposer les travailleurs dans les zones à risque.

Le problème est que les travailleurs qui atteignent les 20 mSv sont mis au chômage. Du coup, des stratégies très particulières se mettent en place. Par exemple, certains décident d’enlever leur dosimètre pour ne pas le soumettre aux radiations : leur exposition n’est plus contrôlée.

Ensuite, à partir du moment où le travailleur atteint les 16 mSV, il reste quand même plusieurs questions. Ainsi, celle des faibles expositions quotidiennes. En 2008, une étude du CIRC (Centre international de recherche sur les cancers) a ainsi préconisé de mesurer l’exposition à partir de faibles doses quotidiennes et non plus à partir des niveaux établis à partir des victimes d’Hiroshima. Reste aussi la question d’une exposition considérable en une seule fois, par exemple sur ceux qui reçoivent 5 ou 6 mSv en une exposition.

Intégration et rationalisation du danger

Comment les travailleurs du nucléaires perçoivent leur activité ? Ont-ils conscience du danger, ont-ils le “sens du sacrifice” dont on entend si souvent parler dès qu’il est question d’accident dans une centrale ?

Il y a plusieurs formes de réactions. Dans les années 1990, une chercheur anthropologue avait étudié les “kamikazes” de la Cogema qui, pour dépasser le risque quotidien, allaient en quelque sorte le provoquer. Ils y associaient une valeur virile et positive. C’est un mécanisme de défense individuelle, tout comme le déni de réalité. Dans ce cas là, malgré les différents exposés, malgré les chiffres, le travailleur adopte le discours qui consiste à dire que la dose ne lui fait rien et que pour l’instant, il n’a pas mal et qu’il peut continuer. C’est une rationalisation du danger. Comme les conséquences d’une exposition répétée peuvent se faire ressentir trente ou quarante ans plus tard, ça favorise le processus.

Une médecine du travail “inféodée aux donneurs d’ordre”

Vous avez rapidement évoqué la médecine du travail, inexistante dans le cas des sous-traitants. Comment réagissent les praticiens dans les centrales ? Pourquoi ne font-ils rien ?

Il y a une médecine à deux vitesses dans le parc nucléaire. La première est sur site et propre à EDF. J’ai constaté lors des différents entretiens réalisés qu’une part importante des médecins du travail était inféodée aux donneurs d’ordre – en l’occurrence, EDF. Ils ne s’occupent pas vraiment des sous-traitants, sauf exception : je pense par exemple à Dominique Huez, médecin sur le site de Chinon, qui lutte pour la prise en compte des maladies et des suicides au sein du nucléaire.

Il y a également une médecine interprofessionnelle. Elle visite les salariés par l’intermédiaire des PME auxquelles ils sont rattachés. Mais le suivi est très difficile car les salariés vont partout en France et changent d’entreprises, qui elles-même varient souvent : il arrive qu’elles se regroupent et qu’elles changent de nom.

Par ailleurs, du côté d’EDF et de leurs médecins, on assiste fréquemment en cas de problèmes de santé à des disparitions de dossiers, de suivis gammamétriques. Il y a un an, j’ai ainsi fait un entretien avec un travailleur qui avait été exposé. Il a mis deux ans pour rassembler toutes les pièces de son dossier.

Comment ça se passe : les médecins décident-ils d’eux même de minimiser la situation ou leur donne-t-on des ordres explicites ?

C’est très difficile à savoir, mais les deux doivent jouer. D’une part les médecins qui veulent à un moment soulever le problème constatent que cela pose un problème au niveau de la hiérarchie et vont d’eux-même rationaliser, en se disant que peut-être, la direction n’a pas si tort, que peut-être, la sous-traitance n’est pas un si gros problème… Après, il y a des directives qui passent pas certains intermédiaires et des stratégies de camouflage.

“La structuration d’un risque socialement acceptable”

C’est un sujet grave qui affecte des dizaines de milliers de personnes mais dont on n’entend jamais parler. Pourquoi ?

On a affaire à l’organisation et la structuration d’un risque socialement acceptable. Comme l’amiante. C’est le système de dose établi qui le permet. Ce niveau pourrait être fixé à 10 mSV, à 5 ! Mais à ce moment là, EDF ne pourrait plus exposer ses employés. Du coup, on s’autorise à rendre des gens malades et à faire des morts en suspens pour produire de l’énergie.

Personne ne s’est saisi du problème ?

Il y a un gros souci, c’est que la stratégie syndicale qui aurait pu être mise en place – et qu’on aurait pu attendre vu que ce sont eux qui se saisissent habituellement de ce genre de problèmes – n’existe pas. Les syndicats sont restés en arrière et se cantonnent à défendre l’outil de travail, sauf de temps en temps, avec des tentatives de réappropriation de la question, qui restent des discours de façade.

Certaines associations de défense de la santé des victimes du nucléaire s’organisent. Avec des universitaires, nous avons ainsi fondé “Santé Sous-traitance Nucléaire-Chimie”, qui s’occupe des salariés de ces secteurs – les travailleurs de la chimie sont également exposés, à des produits chimiques. On aide les salariés dans leur démarche et on tente de mettre en avant le problème. Nous sommes partenaires de la Fondation Henri-Pezerat, d’Annie Thébaud-Mony, qui organise des colloques, des publications, et qui produit un mélange de travaux universitaires et syndicaux.

Ces associations parviennent-elles à avoir de la résonance ?

C’est très difficile. D’un point de vue politique, c’est simple : de la droite à la gauche sociale-libérale, on est pro-nucléaire. Seules les tendances écologistes et anarchistes ont des discours critiques sur le sujet.

Ce sont malheureusement des événements comme Fukushima qui vont peut-être permettre une visibilité accrue. C’est dommage. Le laboratoire auquel je suis rattaché, à Caen, existe depuis 1986 et a travaillé sur Tchernobyl, les liquidateurs, etc. Nous avons toujours été classés dans le registre des catastrophistes, des prophètes de malheur, des fous.

Des accidents comme Fukushima permettent-ils aussi de libérer la parole des travailleurs ? Bousculent-ils la vision qu’ils ont de leur activité en leur faisant prendre conscience du risque ?

Chez certaines personnes, comme les lanceurs d’alerte, qui ont pris position auparavant au péril de leur travail, de leur famille, ça a facilité la prise de parole dans les médias, oui. L’un d’entre eux a par exemple témoigné dans un reportage diffusé sur France 3 après Fukushima. Mais cette sortie a provoqué de nombreux problèmes : sa voiture a été caillassée sur le parking du site, la plupart de ses collègues lui ont tourné le dos. Même après l’événement, le problème de l’aliénation au travail reste. Même si les atteintes sont très fortes, ces travailleurs ont encore foi dans leur activité et dans le nucléaire.

“Le résultat d’un simple calcul coût/bénéfice”

Cette croyance dans le nucléaire joue aussi ?

Absolument. Il suffit de voir les déclarations du maire de Dieppe (ndla : site de la construction du réacteur EPR) après que des bruits ont circulé sur un éventuel moratoire sur EPR. Il a nié en bloc. Ce sont des déclarations fortes qui semblent aveugles face à l’ampleur de la catastrophe passée.

Un philosophe allemand, Günther Anders, disait pour la bombe nucléaire, mais c’est applicable au nucléaire seul, que ses conséquences sont “supraliminaires”. Autrement dit, elles dépassent notre imaginaire ; il est impossible de se représenter la réalité de ce danger de cette catastrophe. Si le cœur d’un réacteur de Fukushima était entré en fusion, il faut rappeler que cela aurait était équivalent à 80 fois Tchernobyl ! Mais face à la rationalité à court terme, face à la recherche de profit immédiat, on oublie tout ceci.

Le caractère inodore, incolore, indolore du nucléaire n’arrange rien…

Oui ! C’est un peu comme l’amiante, qui était un peu plus palpable mais qui restait une contamination.

Annie Thébaud-Mony parle de “scandale de santé publique”. Vous partagez cet avis ?

C’est une épidémie moderne, comme l’amiante. Un choix de société pour produire de l’énergie et non démocratique a mené à la production de cette épidémie de cancers.
Pour atteindre le bien-être, pour le confort matériel, l’exposition et la mort d’autant de personnes sont socialement acceptables. C’est le résultat d’un simple calcul coût/bénéfice.

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Les autres articles de notre dossier :

La CGT d’EDF atomise les sous-traitants

L’avenir sera atomique

Image de une Marion Boucharlat pour OWNI, téléchargez-là :)

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La CGT d’EDF atomise les sous-traitants http://owni.fr/2011/04/28/la-cgt-dedf-atomise-les-sous-traitants/ http://owni.fr/2011/04/28/la-cgt-dedf-atomise-les-sous-traitants/#comments Thu, 28 Apr 2011 13:43:02 +0000 Sabine Blanc http://owni.fr/?p=57603

La prise de position de la CGT sur la sous-traitance dans le nucléaire : « Un discours de façade pour ne pas perdre la dimension militante. Le syndicat est en perte de vitesse, il a connu une chute aux dernières élections, poursuit le chercheur. Là-dessus, il adopte la même stratégie de communication d’EDF, qui a aussi un site sur l’intérim, où ils expliquent que tout va bien. » La critique est signée Cédric Suriré, doctorant en Socio-Anthropologie du risque et des vulnérabilités, suite au communiqué du 13 avril de la Fédération Nationale Mines Énergie CGT (FNME-CGT). Selon lui, ce jour-là, la CGT se contentait d’affirmer : « La sous-traitance en France, c’est d’abord  une maltraitance insupportable. »

Les rapports entre les syndicats représentants les salariés d’EDF et les sous-traitants, Cédric Suriré les connait bien pour travailler dessus dans le cadre de sa recherche. Il est de ceux qui estiment que la CGT, majoritaire dans la branche des industries électriques et gazières, a cessé de soutenir les sous-traitants dans leur lutte. Un ancien membre de la fédération nationale proche du dossier renchérit :

Ils ont sacrifié les sous-traitants pour maintenir des acquis corporatistes.

La CGT elle-même ne dément pas, remettant juste en cause la forme. Laurent Langlard, porte-parole de la FNME-CGT justifie :

Je veux croire que cela ne s’est pas fait volontairement. Sur les conséquences, oui c’est revenu à cela. Vous savez, les sous-traitants ont été considérés comme des gens qui prenaient le boulot. La priorité, c’était notre corporation, eux c’en était une autre.

Car, pour étonnant que cela paraisse, une partie des sous-traitants relèvent de la métallurgie. Et historiquement, la CGT représente les salariés statutaires car la sous-traitance est intervenue à partir de la fin des années 80.

« On les voyait comme des piqueurs de boulot »

À partir des années 2000, la prise de conscience commence, douloureuse. « La question de la sous-traitance n’a pas forcément été perçue par la CGT pour certains, explique Laurent Langlard, c’était considéré comme une forme d’abandon de leur statut. Comme on les voyait comme des piqueurs de boulot, cela générait un sentiment de frustration. Alors que le parc a doublé, le nombre de salariés EDF est resté stable, 20.000, et il y a maintenant 20.000 sous-traitants. Les relations ont été tendues, mais c’est dépassé maintenant. Nous nous sommes réorganisés, nous avons créé des syndicats multiprofessionnels par exemple. Et une de nos revendications, c’est justement qu’ils soient rattachés à la branche électricité et gaz. Et maintenant, nous pesons sur EDF en tant que donneur d’ordre, ce n’est pas toujours perceptible. »

Les avancées sont là, pas toujours contraignantes, mais témoignant de cette évolution. Ainsi, parmi ses « repères revendicatifs » émis en 2007, le syndicat demande « l’égalité des droits entre salariés des entreprises sous-traitantes et donneuses d’ordre. » Une grève, épaulée par la CGT, avait aussi débouché sur une « charte de progrès et de développement durable ». Et il est désormais bien obligatoire pour une entreprise sous-traitante qui vient de remporter un marché de faire une proposition de reprise aux salariés de l’entreprise dont elle prend la place Et depuis 2008, soit vingt ans après l’arrivée des sous-traitants, ils ont désormais droit à une restauration collective, en lieu et place du casse-croûte à part. « On a beaucoup progressé », conclut Laurent Langlard.

Manifestation du 23 septembre 2010.

Le désengagement se manifestera avec l’affaire de la PGAC, pour Prestations Globales d’Assistance Chantier. Ce programme désigne un projet de fond d’EDF, entamé en 2004. Il impose que chaque site choisisse un unique prestataire. Via le Conseil supérieur des comités mixtes à la production – ancien terme du Comité central d’entreprise -, la CGT commande une étude au cabinet Émergences, aux conclusions sévères [pdf]. En apparence, la PGAC ne fait que simplifier les procédures en concentrant le marché. En réalité, c’est « la sous-traitance de la sous-traitance qu’elle met en place, analyse un sociologue du travail qui a participé à plusieurs travaux à ce sujet. La PGAC concrétise les reproches faits à EDF : ils ne font pas attention. EDF ne se soucie plus de savoir comment le travail est effectué, elle vérifie juste que le travail a été fait. C’est un enjeu crucial pour les conditions de travail. »

« Poussée par la base et les sous-traitants, la CGT monte au créneau et va au tribunal », poursuit Cédric Suriré. La démarche est couronnée de succès puisque le TGI de Nanterre du 4 janvier 2006 leur donne raison, comme l’écrivait NVO Espace Elu, un magazine du syndicat [pdf] :

“L’expérimentation de la PGAC, en cours depuis deux ans et demi, n’a pas eu de retour d’expérience. Mieux la PGAC a été entérinée par le conseil d’administration, le 19 novembre dernier, sans consultation préalable”, tempête Michel Estevez, responsable syndical à la fédération de la CGT énergie/ C’est ce passage en force qui a été sanctionné par le tribunal. Le référé a donc donné raison aux syndicats et aux salariés.

L’affaire ira en Cour de cassation, là encore, EDF est débouté. Officiellement, la PGAC est donc enterrée. « Elle est en fait rampante », estime l’ancien cadre de la fédération. Et de fait on tombe sur ce document de juillet 2009 d’EDF [pdf] qui y fait clairement référence. Mais rien sur le site et les attachés de presse ouvrent de grands yeux quand on demande des renseignements à ce sujet.

Abandon du volet pénal

Mais la CGT n’ira pas au bout de son combat, en laissant tomber le volet pénal de l’affaire comme l’explique l’ancien membre de la fédération :

La présidence d’EDF et des dirigeants d’entreprise de sous-traitance étaient visés. Des procédures étaient engagées mais EDF a fait pression sur la CGT qui a son tour a fait pression sur ceux qui suivaient le dossier. 

« La CGT s’est replié sur la défense de l’outil de travail, estime Cédric Suriré. Ils ont arrêté de soutenir les sous-traitants, comme par exemple Philippe Billard. » Philippe Billard est une figure incontournable de la lutte des sous-traitants, un « lanceur d’alerte ». Ce syndicaliste CGT, employé d’un des gros de la sous-traitance, Endel, dénonce les conditions de travail dans son secteur depuis le début des années 2000. En 2006, son entreprise entame une procédure de licenciement, marquant le début d’un bras de fer juridique. En juin, il reprendra le chemin des tribunaux : la cour d’appel de Rouen statuera sur une décision prise par les prud’hommes le 17 février dernier.

« Il existe un enregistrement d’une réunion de la CGT où elle s’engage, à travers un de ses représentants, à soutenir Philippe Billard, développe Cédric Suriré. Et au final, elle l’a lâché. » Mis au placard, les lanceurs d’alerte ne sont pas soutenus ensuite par la CGT, poursuit-t-il. « La CGT ne sera plus partie civile aux prud’hommes de Rouen, complète Philippe Billard. L’explication qu’on lui donne : « je ne fais pas partie de la fédération. » Philippe est en effet membre de la fédération de la métallurgie, « qui ne [l]‘a jamais soutenu ». Il explique aussi que la CGT a cessé de payer ses frais d’avocats.

Pour autant, il n’abandonne pas : « je suis élu du personnel, je me bats pour tous les salariés. Le kilowatt/heure à trois centimes, je m’en fous, mon souci, c’est ma santé et la sûreté des centrales pour les gens de l’extérieur. Ils ont pris la bagarre en cours de route. » Et si les syndicats arrivent à leur obtenir le statut de salarié, ce sera « pour pérenniser le leur. » Philippe Billard n’a pas été convié à la réunion du 13 avril.

La page d'accueil du site de la CGT-FNME. Tout en haut, les revendications sur le tarif préférentiel. En bas, les sous-traitants.

La lutte se déplace vers les associations

Du coup, « la lutte se déplace des syndicats aux associations », explique Cédric Suriré. Les plus connues sont Santé sous-traitance nucléaire-chimie, qui rassemble chercheurs (dont Cédric Suriré), travailleurs, avocat, etc., et Ma zone contrôlée… VA MAL. Ce dernier a été lancé par Gilles Raynaud, délégué syndical CFDT-métallurgie chez Polinorsud. Il déplore que les sous-traitants soient « livrés à eux-mêmes, obligés d’adhérer à d’autres branches. Les syndicats c’est une usine à gaz. » Un bazar savamment organisé : « je tire mon coup de chapeau aux employeurs, qui divisent pour mieux régner, mettant en avant une branche… Il faut revenir au collectif. » Si la publication du communiqué du 13 avril le réjouit, il déplore que la CFDT et FO n’en est pas fait de même. Et il note que leur mouvement (intersyndical) des sous-traitants a commencé le 3 février, bien avant le très médiatique drame de Fukushima.

« Ils ne veulent pas entendre parler de nous, explique Cédric Suriré, ils nous voient comme un danger car nous incarnons une nouvelle voie de représentation salariale. À nos débuts, en 2009, nous avions émis l’idée de faire des tracts en commun, mais c’est tombé à l’eau. »

Pour l’ancien membre de la fédération, ce tableau à charge pour la direction doit être nuancé ensuite en fonction des sites. « Globalement, la mobilisation est mitigée. C’est parfois bien pris en charge, ignoré ailleurs. À Chinon, la CGT a fait de cette question une priorité, de même à Paluel, Golfech, Tricastin, Saint-Laurent-des-eaux aussi. Les autres, par déduction… » Il existe en France dix-neuf sites.

La CGT avance aussi que c’est aux sous-traitants de s’organiser : « À partir du moment où ils disent stop, ils disent stop. Mais ils n’osent pas. » Qu’il soit plus difficile pour un salarié du privé, qui plus est de la sous-traitance, de faire valoir ses arguments que pour un salarié du public n’est pas l’argument sorti spontanément. On l’avance alors sur la table : « C’est déjà difficile d’organiser un syndicat dans une entreprise, reconnait Laurent Langlard, alors dans la sous-traitance… »

Et les autres syndicats ? « Elles sont inexistantes, à côté de la plaque », juge l’ancien membre de la fédération. Laurent Langlard renchérit :

Si nous, qui sommes ultra-majoritaires, sommes passés à côté, alors les autres…

La CFDT-énergies devait rappeler, ils ne l’ont pas fait. Quant à FO-Energie, contacté à plusieurs reprises par téléphone, ils n’ont jamais décroché. Et au fond ils n’ont peut-être pas tort : Laurent Langlard conclura notre échange en relativisant le problème de la sous-traitance : « Il y a en a qui viennent en sifflant au travail. On parle beaucoup de salariés irradiés, mais où ? Quand ? Comment ?  On n’a pas d’éléments factuels. C’est un exutoire. » À se demander pourquoi le syndicat a éprouvé le besoin de sortir ce communiqué du 13 avril.

MAJ le 22 septembre : Gilles Raynaud, qui s’occupe du site Ma zone contrôlée va mal, a affirmé qu’il avait retiré le lien qu’il avait mis sur son site vers cet article, à la demande de la CGT. De fait, il a bien disparu, comme en témoigne ces captures d’écran :

« C’est un copain qui m’a demandé, ça ne pouvait venir que d’en haut, raconte Gilles Raynaud. Je l’ai retiré, je ne voulais pas faire de polémique, il ne comprenait pas qu’on tire à boulets rouges et m’a expliqué que cela pouvait faire plus de tort que de mal. » L’air est plus à l’unité qu’aux dissensions.

La CGT a démenti : « Nous n’avons aucune emprise sur quoi que ce soit, à ma connaissance, nous n’avons rien demandé, répond Laurent Langlard. Ce site est un exutoire, la liberté de ton est totale, on y trouve tout et son contraire, c’est le cadet de nos soucis de demander à retirer un lien. »

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Sous-traitants, “sacrifiés du nucléaire” http://owni.fr/2011/04/04/sous-traitants-sacrifies-du-nucleaire/ http://owni.fr/2011/04/04/sous-traitants-sacrifies-du-nucleaire/#comments Mon, 04 Apr 2011 16:10:18 +0000 Elsa Fayner http://owni.fr/?p=54609 Ils sont près de 30 000 en France, des intérimaires qui travaillent pour des entreprises prestataires. Car aujourd’hui, les sous-traitants assurent 80% des activités de maintenance des centrales, contre 50% au début des années 90. Pendant que les durées d’intervention ont été réduites par deux, pour effectuer toujours les mêmes tâches. Résultat : les nomades passent de plus en plus vite de centrale en centrale.

La relève n’est plus assurée

D’autant plus que, depuis 2005, le personnel vient à manquer. Après plus de vingt ans de traversée du désert, le nucléaire français retrouve des couleurs, mais s’inquiète : les pionniers du nucléaire partent à la retraite et la jeune génération ne souhaite pas prendre la relève. Trop pénible. Alors, les mêmes intérimaires tournent sans relâche et leurs conditions de vie se dégradent au fur et à mesure.

Leur maison : un camping-car

Au pied du château de Chinon, le camping ne désemplit pas. Les propriétaires locaux leur louent de leur côté un bout de champ, une caravane ou un mobile home, parfois une pièce, à côté de leur belle demeure ou dans la cour de la ferme.
L’Office du tourisme répartit les offres. Pendant que les vendeurs de kebabs, les laveries et les magasins fleurissent sur leur passage. Le soir, les intérimaires se retrouvent au bar, animant les petites villes en déclin. Parfois, ils retournent à la centrale de nuit, pour optimiser leur présence. Dormir quelques heures, entre deux interventions, dans les vestiaires.

80% des doses d’irradiation pour les intérimaires

Ces travailleurs, dits « extérieurs », effectuent l’essentiel des tâches de maintenance des centrales et supportent plus de 80% de la dose collective annuelle d’irradiation reçue dans le parc nucléaire français.

Alors, ils sous-déclarent leurs expositions aux radiations : les intérimaires ayant atteint la dose limite se voient interdits d’entrée en centrale. C’est leur moyen de préserver leur travail. Pas leur santé.

Pour limiter les dégâts, ils s’échangent conseils et recommandations. Le soir, au bistrot, ou à l’heure de l’apéro au camping, quand sortent les grandes tablées, ils ne parlent que de ça. De la centrale de Gravelines, où il faut faire attention à tel tuyau, à tel boulon. De celle de Tricastin, où l’omerta règne, mais dont certaines salles sont particulièrement dangereuses. C’est au comptoir que s’échangent les expériences, les savoir-faire, le métier, leur passion qui les ronge. De mars à octobre, chaque année, la période pendant laquelle la maintenance des centrales doit être effectuée.

L’hiver pour se soigner

L’hiver, ils se retrouvent en famille, et souvent au chômage. Certains redeviennent boulanger, commerçant, ouvrier. Quand d’autres se sont spécialisés dans le risque, et passent l’hiver dans la pétrochimie ou le déflocage de l’amiante.
Dans tous les cas, les problèmes de santé les rattrapent vite : troubles du sommeil, anxiété, leucémies, cancers, et tentatives de suicide. Depuis 1995, les syndicats sont en alerte. Cette année-là, cinq suicides de travailleurs extérieurs ont été enregistrés à la centrale de Chinon. Depuis, les tentatives se sont succédées. Autre signe : en 2003, la mutuelle de la centrale de Paluel (Seine-Maritime) remarque que 80% des feuilles d’assurance-maladie traitées prescrivent des calmants.

Billet initialement publié sur le blog d’Elsa Fayner, “Et voilà le Travail

À lire aussi sur le même sujet :

« Nous qui travaillons en zone à risques, notre crainte, c’est de rester enfermés dans la centrale », témoignage d’un sous-traitant du nucléaire

« Je me souviens d’un gars qui s’est exposé aux radiations pour préserver la sécurité de la centrale »

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Une Marion Boucharlat

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Atomik Park: “le nucléaire devient une abstraction” http://owni.fr/2011/04/04/atomik-park-le-nucleaire-devient-une-abstraction/ http://owni.fr/2011/04/04/atomik-park-le-nucleaire-devient-une-abstraction/#comments Mon, 04 Apr 2011 14:20:10 +0000 Ivan Du Roy http://owni.fr/?p=55057

Le nucléaire devient une abstraction. Comment garantir la sécurité d’une abstraction ? s’interrogeait en 2006 le journaliste Jean-Philippe Desbordes, auteur du livre Atomik Park.

Fruit de 13 ans d’enquête, l’ouvrage décrit l’impact sanitaire, des vétérans des essais nucléaires français et états-uniens aux ouvriers du nucléaire d’EDF, en passant, bien sûr, par les “liquidateurs” de Tchernobyl. Dans cet entretien, initialement publié en 2006, l’auteur analyse comment nous avons donné les moyens à la “machine nucléaire” de diriger le sens de la vie.

Basta ! : Comment avez-vous réagi au rapport de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) sur le bilan de la catastrophe de Tchernobyl, qui, en septembre 2005, chiffrait le nombre de morts à 39 ?

Jean-Philippe Desbordes : Les résultats étaient connus d’avance car l’AIEA, chargée d’évaluer l’impact sanitaire d’une catastrophe qui était pensée comme impossible, a classé au secret une annexe du rapport soviétique de l’époque, l’annexe n°7. Après la catastrophe, l’URSS a été sommée d’expliquer comment cette chose avait pu se produire à l’intérieur d’un des réacteurs les plus puissants de leur parc nucléaire, et d’évaluer rapidement l’ampleur des dégâts. En proie à la panique générale, les savants soviétiques ont adopté une attitude liée au passé totalitaire stalinien : ils ont fait leur examen de conscience et donné au Politburo les vraies informations, quitte à être envoyés au goulag. Ils ont écrit un rapport clair, net et précis. Quand ce rapport arrive sur le bureau de l’AIEA à Genève, un mois après la catastrophe, les chiffres et la situation décrite étaient tellement éloquents qu’il a été décidé de ne pas communiquer cette annexe.

L’Occident a donc été moins transparent que l’Union soviétique ?

L’AIEA a été créée pour permettre le développement de l’industrie nucléaire civile et en garantir le bon fonctionnement. Il n’était donc pas concevable que l’agence joue un autre jeu que celui-là. Les Soviétiques étant eux-mêmes les premières victimes, ils ne pouvaient pas mentir à leurs propres parents. De nombreux débats ont eu lieu au sein des familles soviétiques pour savoir pourquoi le père, perçu comme un héros, était en train de mourir après trois semaines d’intervention sur le réacteur. S’agissant des chiffres, nous avons deux estimations : d’un côté les 39 morts officiels, de l’autre, les corpus des associations de “liquidateurs” – comme nous avons ici les vétérans des essais nucléaires – qui comptabilisent 50 000 victimes chez les liquidateurs et dans la population. Entre 39 et 50 000, il y a une énorme marge d’incertitude ! La réalité sanitaire est certainement entre les deux et beaucoup plus préoccupante que ce que dit le discours officiel depuis 1986.

Quelles difficultés avez-vous rencontrées durant votre enquête ?

Je n’ai rencontré aucune difficulté majeure… Sinon celle de faire une enquête sur le nucléaire. C’est un sujet complexe car tout est brouillé, crypté. L’impact sanitaire est le cœur du problème. C’est ce qui altère l’image des marques du nucléaire, que ce soit Areva, EDF, ou le Commissariat à l’énergie atomique (CEA). L’impact sanitaire est l’enjeu pour toutes leurs stratégies de communication. Accéder à l’information sur cette question suppose que des gens à l’intérieur de l’entreprise fassent le jeu de la transparence réelle. Cette transparence consiste à instruire à charge un état de fait qui semble aller de soi : le nucléaire est très propre. Ce n’est pas le cas. Quand on regarde dans l’arrière-boutique – encore faut-il qu’on vous laisse entrer -, il y a des tas de cadavres au fond des placards. Mon but est de faire sortir sur la place publique, hors des grillages d’”Atomic Park”, des éléments en relation avec la question centrale : qu’est ce que l’homme fait à l’homme ?

Au sein des centrales, vous constatez une réelle souffrance professionnelle, qui se traduit notamment par des suicides en série. Pourquoi ?

Les ouvriers du nucléaire – plombiers, maçons, électriciens – sont en perte de sens, disent qu’ils ne peuvent plus travailler comme avant. Ils sont pro-nucléaires et essaient de faire changer le système. Quand ils n’y arrivent pas, certains choisissent de se suicider . EDF a dépensé des sommes faramineuses pour payer des consultants qui ont travaillé à plein temps, avec les pleins pouvoirs d’investigation, pour faire la lumière sur des cas de suicide en série mettant en cause des gens totalement pro-nucléaires, totalement dévoués à leur boulot et avec des responsabilités. Pourquoi ces gens, sur qui nous comptons pour faire fonctionner la machine, se suicident en confiant à tout le monde que c’est à cause d’EDF ? Ces enquêtes de psychopathologie révèlent que, les causes personnelles mises à part, la critique se concentre sur les modalités de gestion de ressources humaines, sur le sentiment d’être humilié, méprisé. Ce que les consultants appellent le renversement d’idéal. Les documents internes que j’ai pu consulter attirent clairement l’attention de la direction sur cette question du suicide, qui engage la sécurité des installations.

Est-ce inquiétant du point de vue de la sécurité ?

Ce que les hommes du nucléaire subissent peut avoir des conséquences considérables en termes de sûreté. Comme le dit un responsable d’une centrale du nord de la France, qui pèse ses mots : dans la situation actuelle, faire les mauvais choix pourrait remettre en cause le devenir même du parc électronucléaire français. Personne n’a intérêt à ce qu’un Tchernobyl à la française se produise. Par chance, jusqu’ici tout va bien, ne dramatisons pas. Nous ne sommes pas dans une problématique de catastrophe, mais de vieillissement du parc nucléaire et de mutation des méthodes de fonctionnement interne.

Avant, il fallait bâtir les centrales. On apprenait en faisant. Maintenant on apprend le nucléaire sur des plans. Le nucléaire devient une abstraction. Comment garantir la sécurité d’une abstraction ? Les hommes, dans leur immense vanité, ont entrepris de domestiquer l’énergie du soleil, l’énergie intrinsèque de la matière, pour réaliser le rêve prométhéen. Cette machine, maintenant qu’elle existe, il faut la gérer. C’est une responsabilité collective. Surtout quand des bugs se produisent, qui font que, de l’intérieur, des mouvements s’amorcent pour demander l’ouverture d’un débat.

Répartition des doses de radioactivité et “bluff technologique”

Le recours à la sous-traitance que vous évoquez a-t-il des incidences sur le suivi médical ?

Un directeur de centrale a des opérations de maintenance à faire : changer des valves ou réparer des tuyaux dans le circuit primaire, extraire les barres d’uranium pour les déplacer… C’est-à-dire aller en zone contaminée. Chacune de ces tâches représente un certain stock de doses de radioactivité, que le directeur doit répartir entre ses employés. Aller dans un trou d’hommes pour ouvrir un générateur de vapeur représente une dose d’irradiation considérable. Si une seule personne accomplit cette tâche, elle sera très vite “grillée” : en moins de quinze jours, elle aura atteint le maximum possible prévu pour une période de travail de trois mois. Il faut donc d’autres hommes. C’est la raison pour laquelle des sous-traitants enlèvent parfois leur dosimètre pour continuer de travailler et prennent des doses qui ne sont pas comptabilisés.

Pensez-vous qu’il faille sortir du nucléaire ?

La question de sortir du nucléaire n’a pas de réponse, compte tenu des investissements qui ont été faits depuis la création du programme français. Nous sommes face à des sommes qui ne sont pas colossales mais titanesques. A quoi aurait servi d’investir autant si c’est pour s’en séparer aujourd’hui ?

Nous avons là une énorme machine qui aurait été faite pour nous, mais pour laquelle on ne nous a jusqu’à présent jamais demandé notre avis. Ce qui nous fait peur dans le nucléaire, c’est la démesure de la machine. C’est ce que Jacques Ellul appelait le “bluff technologique”. Fuir par la technologie revient à donner à cette machine les moyens de continuer à diriger le sens de la vie. Que serait un monde entièrement soumis au contrôle des machines ? Cette question est lancinante depuis la révolution industrielle.

Tout se passe comme si nous étions dans la réalisation de ce que montrait Chaplin dans Les Temps modernes. Aujourd’hui, on nous propose de dépasser les temps modernes par le biais d’un cheval mécanique, qu’il soit nucléaire, pétrolier ou génétique. Nous sommes confrontés à la démesure. Nous pensons pouvoir organiser l’intégralité de la planète en fonction de nos propres besoins, dans le cadre d’une idéologie qui est celle de la croissance pour la croissance.

Cette spirale infinie, l’idéologie du progrès, nous entraîne très loin. C’est un problème de civilisation. Jusqu’où faut-il fuir en avant ? Ne faut-il pas plutôt espérer un équilibre ? Mais allez demander à nos concitoyens de consommer moins… Il y a chez chacun d’entre nous une dimension nouvelle qui est celle de la corruption par le confort. En étant ensevelis sous des montagnes de biens à consommer, on se retrouve nécessairement ensevelis sous des montagnes de déchets. Ce cycle est-il porteur d’un équilibre qui permettrait à notre civilisation de durer ? J’en doute.

Article initialement publié sur Bastamag sous le titre, Nucléaire: “Nous faisons face à une machine démesurée”

Illustrations CC FlickR: HeyRocker, stahlmandesign (1 et 2) Fi Dot



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Sous-traitants, “sacrifiés du nucléaire” par Elsa Fayner
L’uranium enrichit la campagne par Sabine Blanc

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