Vie et mort du buzz
Après le tsunami “Susan Boyle“, le clip dénudé de Make The Girl Dance a relancé la question du buzz. Que désigne-t-il exactement? Est-il ou non spécifique à internet? Peut-on parler de vrai ou de faux buzz? Que signifie le recours à ce terme dans les médias? Si l’on s’en tient à l’étymologie, façon Wikipedia, la question [...]
Après le tsunami “Susan Boyle“, le clip dénudé de Make The Girl Dance a relancé la question du buzz. Que désigne-t-il exactement? Est-il ou non spécifique à internet? Peut-on parler de vrai ou de faux buzz? Que signifie le recours à ce terme dans les médias?
Si l’on s’en tient à l’étymologie, façon Wikipedia, la question est vite réglée: issu du monde du marketing, le mot “buzz” (bourdonnement) désigne la propagation rapide d’un signalement par des moyens non institutionnels – typiquement: le bouche à oreille. Selon cette origine, le buzz est donc forcément plurimédia et ne concerne pas exclusivement internet, qui n’est qu’un canal de diffusion parmi d’autres.
Pourtant, depuis le début des années 2000, l’usage du terme s’est spécialisé pour désigner les phénomènes viraux sur internet. Dans l’émission télévisée “Revu et corrigé” (inaugurée en septembre 2008 sous la houlette de Paul Amar et destinée en principe au «décryptage de l’actualité»), le mot “buzz” est mis à toutes les sauces, pour intituler des têtes de rubrique. On comprend que la connotation mobilisée ici n’est pas l’univers du marketing, mais bien le monde du web et sa décoiffante modernité. La plupart des utilisations récentes du terme illustrent cette acception, où le buzz caractérise un contenu à fort potentiel viral, dont il est supposé constituer la signature objective et mesurable.
Ce dernier aspect de la signification du buzz est de construction récente: il a suivi l’expansion des plates-formes de partage de contenus comme Myspace (2003), Flickr (2004) ou Youtube (2005) qui, en vertu d’une proposition économique originale (bande passante contre fortes audiences), ont choisi d’intégrer à l’interface utilisateur des compteurs de fréquentation. Cette évolution a considérablement transformé la perception du web. Le repérage d’un phénomène viral s’effectuait jusque-là au doigt mouillé et restait affaire de geeks et de blogueurs “influents”, par la grâce d’un connoisseurship mystérieux, fruit de la sérendipité. En concentrant les circulations sur de puissants carrefours d’audience tout en fournissant leur mesure instantanée, ces plates-formes rendent en apparence l’identification du buzz beaucoup plus facile. A partir de 2007, celle-ci devient un sport prisé dans les rédactions. Selon un canevas d’article écrit d’avance, il suffit de repérer une brusque montée de fréquentation sur YouTube pour consacrer une vidéo «phénomène internet» – ce qui permet à la fois d’exploiter gracieusement un contenu hype, de souligner sa maîtrise de l’univers des nouveaux médias, tout en colorant l’article d’une touche socio qui fait chic.
Mais cette migration du buzz, devenu outil de description médiatique du web, se fait au prix d’un contresens. Ainsi qu’en témoigne exemplairement “Le buzz du ministre“, clip satirique de Canal +, le buzz ne désigne plus la diffusion aléatoire d’un contenu, repérable par son signalement en des lieux variés dans des contextes différents, mais est tout simplement devenu synonyme de succès d’audience.
Or, depuis quand un succès d’audience est-il la condition suffisante de l’intérêt d’un contenu? L’acception marketing du buzz #1 concernait des marchés spécifiques, des contextes avant-gardistes ou des produits de niche: la progression autonome d’un signalement caractérisait donc nécessairement des objets singuliers. Nourrie par l’utopie d’une “sagesse des foules”, la transposition web du buzz #2 caressait également la croyance dans la pertinence des ressources ainsi désignées. Mais en ramenant la viralité au seul critère de l’audience, l’usage presse du buzz #3 devait forcément aboutir à la négation de la valeur du signalement, la négation du sens même du buzz.
S’il existe une “sagesse des foules”, celle-ci ne prend pas nécessairement le chemin des pic d’audience pour s’exprimer – sinon, il ne faudrait pas perdre TF1 de vue une seule seconde. La logique de l’audience est une logique forte et une vieille clé de lecture des médias populaires – précisément inventés par l’échange des ressources publicitaires contre l’accès à un public large. C’est pourquoi on ne peut s’étonner de la voir ainsi phagocyter la compréhension des phénomènes plus subtils et encore mal expliqués du web, dès lors que son intrusion est pensée sur le mode de la concurrence avec les médias établis. Mais le génie du web n’est pas dans les grands nombres. Grâce à Facebook (qui a abandonné les compteurs de fréquentation au profit d’une logique de voisinage), il est aujourd’hui plus facile de se souvenir que ses vrais moteurs sont une écologie de niche et une dynamique de proximité.
Comme le montre le cas Susan Boyle, “buzz” veut dire aujourd’hui: «expression journalistique pour désigner un succès d’audience sur internet». En d’autres termes, le buzz est mort. Ce qui n’est pas une bonne nouvelle. Car le buzz était jusqu’à présent l’outil principal de signalement des contenus dignes d’intérêt sur le web – l’équivalent du travail de hiérarchisation autrefois produit par le discours critique sur d’autres pratiques culturelles. Pour reconstruire un indicateur utile, il va falloir revenir aux fondamentaux de la viralité. Il est grand temps. Sur Facebook, il n’y a pas de succès d’audience mesurable. Mais des échanges, des circulations, des croisements. Comme un bourdonnement.
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