Concilier et réconcilier le droit d’auteur avec les libertés numériques

Le 31 août 2009

La semaine dernière  (mercredi pour être exact), nous célébrions le 220ème anniversaire de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen du 26 août 1789. Ce texte vénérable, écrit dans un contexte radicalement différent de celui que nous connaissons aujourd’hui, a pourtant joué un rôle décisif dans la sauvegarde de nos libertés en fournissant [...]

La liberté est avant tout une question déquilibre (Balancedstone. Par pverdicchio. CC-NC-ND. Source Flickr)

La liberté est avant tout une question d'équilibre (Balancedstone. Par pverdicchio. CC-NC-ND. Source Flickr)

La semaine dernière  (mercredi pour être exact), nous célébrions le 220ème anniversaire de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen du 26 août 1789. Ce texte vénérable, écrit dans un contexte radicalement différent de celui que nous connaissons aujourd’hui, a pourtant joué un rôle décisif dans la sauvegarde de nos libertés en fournissant les arguments qui ont permis au Conseil Constitutionnel de censurer le 10 juin dernier in extremis la loi Hadopi et son mécanisme de riposte graduée.

Aussi afin de lui rendre hommage, voudrais-je prendre un moment pour questionner les rapports complexes qui existent entre Propriété Intellectuelle et Droits fondamentaux et réfléchir aux moyens de concilier – et si possible réconcilier – le droit d’auteur avec les libertés numériques.

Et c’est à mon sens d’autant plus important que vont reprendre sous peu les débats autour du volet répressif de la loi Hadopi (et plus tard peut-être ceux de la redoutable loi LOPPSI), au cours desquels le sort des libertés numérique sera à nouveau mis dans la balance.

A première vue, la Déclaration des Droits de l’Homme de 1789 offre une assise très solide au droit d ‘auteur en consacrant à son article 17 les propriétés comme “un droit inviolable et sacré“. Et il est incontestable que les hommes de 1789 rangeait bien le droit d’auteur au nombre des déclinaisons du droit de propriété, même s’il y eu des débats très vifs à l’Assemblée sur la définition de la propriété intellectuelle (voir à ce sujet cet article, qui montre que l’Histoire aurait pu s’écrire tout autrement).

Or, dans la déclaration de 1789, il n’y a que peu de contrepoids à cette consécration éclatante du droit de propriété. Il faut aller à l’article 11 pour trouver une référence à la liberté d’expression : “La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’Homme : tout Citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté, dans les cas déterminés par la Loi“. Et nous touchons là à un premier point de tensions entre le droit d’auteur et les libertés, car s’il est indéniable que le droit d’auteur favorise l’expression des idées, il peut aussi constituer une entrave à l’accès à l’information et à sa circulation. Nous avons bien vu lors du débat sur la loi Hadopi a quel point cette tension pouvait devenir insupportable …

C’est justement en s’appuyant sur le moyen de la liberté de communication et d’expression que le Conseil Constitutionnel a pu censurer la coupure d’accès à Internet, rappelant ainsi le législateur à son devoir de concilier la défense du droit d’auteur avec ce droit fondamental. Maître Eolas a parfaitement bien expliqué en quoi consiste ce rôle d’équilibriste des libertés qui est dévolu au juge :

(…)ce genre de conflits entre des principes d’égale valeur mais contradictoires est le cÅ“ur de ce qu’est le droit. C’est l’essence du travail du juriste que de résoudre ce conflit, non pas en disant lequel des deux l’emporte, mais en délimitant le territoire de chacun selon les hypothèses. Dans tels et tels cas, le premier l’emportera, mais avec ces limites ; dans telles autres, ce sera le second, mais là encore dans telles limites pour préserver le premier“.

Et c’est exactement ce qu’a fait le Conseil constitutionnel dans sa décision en rappelant d’une part :

“(…)que la propriété est au nombre des droits de l’homme consacrés par les articles 2 et 17 de la Déclaration de 1789 ; que les finalités et les conditions d’exercice du droit de propriété ont connu depuis 1789 une évolution caractérisée par une extension de son champ d’application à des domaines nouveaux ; que, parmi ces derniers, figure le droit, pour les titulaires du droit d’auteur et de droits voisins, de jouir de leurs droits de propriété intellectuelle et de les protéger dans le cadre défini par la loi et les engagements internationaux de la France ; que la lutte contre les pratiques de contrefaçon qui se développent sur internet répond à l’objectif de sauvegarde de la propriété intellectuelle”

Tout en ajoutant immédiatement dans un esprit de conciliation :

qu’aux termes de l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 : ” La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’homme : tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi ” ; qu’en l’état actuel des moyens de communication et eu égard au développement généralisé des services de communication au public en ligne ainsi qu’à l’importance prise par ces services pour la participation à la vie démocratique et l’expression des idées et des opinions, ce droit implique la liberté d’accéder à ces services

Ainsi était rétabli l’équilibre des libertés rompu par le législateur. Et les neufs sages du Conseil ont par la même occasion contribué à donner une nouvelle modernité à la Déclaration des Droits de l’Homme de 1789 en lui faisant prendre pied dans les territoires numériques … la loi Hadopi aura au moins servi à cela !

Mais malgré le respect que j’ai pour ce texte, on doit reconnaître qu’il existe un certain déséquilibre dans la Déclaration de 1789 entre le droit de propriété et d’autres droits fondamentaux auxquels nous accordons aujourd’hui une importance significative. C’est pourquoi ma préférence va nettement à des déclarations plus modernes qui nous offrent une vision plus équilibrée des droits et libertés. C’est le cas notamment de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme de 1948 (je ne vais pas le faire dans ce billet, mais on pourrait se livrer à des exercices similaires avec la Convention de Sauvegarde des Droits de l’Homme du Conseil de l’Europe ou la Charte des droits fondamentaux de L’Union européenne).

On y trouve, comme dans la déclaration de 1789, une consécration très forte du droit de propriété, et même une référence directe à la propriété intellectuelle :

Art.17

1. Toute personne, aussi bien seule qu’en collectivité, a droit à la propriété.

2. Nul ne peut être arbitrairement privé de sa propriété.

Art. 27

2. Chacun a droit à la protection des intérêts moraux et matériels découlant de toute production scientifique, littéraire ou artistique dont il est l’auteur.

(Incise : On notera d’ailleurs que le texte opère ici des distinctions subtiles, à ne pas minimiser. Par exemple, ce qui est consacré à propos des productions scientifique, littéraire ou artistique, ce sont de simples intérêts et non des droits à proprement parler. Et cette consécration s’opère dans un article séparé de celui réservé au droit de propriété, ce qui tend à établir que le droit d’auteur n’est pas complètement superposable au droit de propriété. Enfin, ces intérêts consacrés sont ceux de l’auteur et pas ceux des auxiliaires de la création que peuvent être les interprètes, les producteurs et autres intermédiaires comme les éditeurs…)

Mais on trouve également dans la Déclaration Universelle des droits fondamentaux dit de “seconde génération“, dont l’esprit est différent :

Art 19 :

Tout individu a droit à la liberté d’opinion et d’expression, ce qui implique le droit de ne pas être inquiété pour ses opinions et celui de chercher, de recevoir et de répandre, sans considérations de frontières, les informations et les idées par quelque moyen d’expression que ce soit.

Art 26 :

1. Toute personne a droit à l’éducation.

Art. 27

1. Toute personne a le droit de prendre part librement à la vie culturelle de la communauté, de jouir des arts et de participer au progrès scientifique et aux bienfaits qui en résultent.

Or le droit à l’information, à l’éducation et à la culture sont directement susceptibles d’entrer en conflit avec les droits exclusifs qu’organisent la propriété intellectuelle. Bien entendu, ces droits n’entretiennent pas entre eux uniquement des rapports d’opposition. Il est évident que le droit d’auteur favorise directement l’expression et la communication, de la même manière qu’il protège des Å“uvres qui forment la substance même de la Culture et dont l’existence est indispensable pour l’Education. Mais que le monopole reconnu aux titulaires de droits soit compris de manière trop absolue et les autres droits reconnus par la Déclaration universelle auront à en souffrir (c’est le cas chez nous, mais dans des pays souffrants de difficultés économiques comme en Afrique, cette tension peut être très cruellement ressentie).

Le vrai enjeu de la conciliation des droits consiste donc à parvenir à faire coexister au sein d’un équilibre le droit d’auteur, le droit à l’information, le droit à l’éducation et le droit à la culture. Or en France, il est particulièrement complexe d’atteindre un tel résultat, car notre système de propriété intellectuelle est par nature déséquilibré.

En effet, le Code de la Propriété Intellectuelle consacre les prérogatives des auteurs et de leurs ayants droit comme des droits à par entière, dont on peut revendiquer efficacement le respect en justice en invoquant la contrefaçon. Mais il en est pas de même pour le droit à l’information, à l’éducation et à la culture. Ceux-ci n’existent que sous la forme d’exceptions au droit d’auteur (la représentation dans le cercle de famille, la copie privée, la courte citation, etc) conçues de manière étroite, quand elles ne restent pas quasiment inapplicables (c’est le cas de l’exception pédagogique introduite par la loi DADVSI en 2006, qui n’est toujours pas entrée en vigueur). Et les juges veillent scrupuleusement à ce que ces exceptions restent cantonnées à un champ d’application limité.

Or il faut savoir que les choses ne sont pas conçues ainsi partout dans le monde. Aux Etats-Unis par exemple, existe la notion de fair use (usage équitable) qui fonctionne d’une manière très différente par rapport à nos exceptions. Au lieu d’interpréter la loi systématiquement de manière restrictive, les juges sont invités à apprécier au cas pas cas le caractère équitable de l’usage qui est fait d’une oeuvre protégée pour déterminer s’il y a lieu d’appliquer ou on le monopole exclusif de l’auteur. Ce mécanisme peut être la source d’une certaine insécurité juridique (car il est difficile de prévoir à l’avance la décision des juges), mais il confère aussi au fair use une dynamique propre qui donne au système une plus grande souplesse (voir par exemple ce cas récent).

D’autres pays anglo-saxons comme le Canada ont été encore plus loin dans le sens du rééquilibrage. En s’appuyant sur le fair dealing (l’utilisation équitable proche du fair use américain sans être exactement similaire), la Cour suprême du Canada a reconnu en 2004 l’existence d’un véritable “droit des utilisateurs”, ayant la même valeur que le droit d’auteur. Une telle démarche constitue une véritable révolution dans la manière de concevoir la propriété intellectuelle (et elle a été beaucoup critiquée, y compris au Canada), mais elle ouvre aussi des horizons nouveaux pour réfléchir à la manière de concevoir un système plus harmonieux.

En effet, accepter l’existence de véritables droits des utilisateurs ou du public permet d’envisager une réconciliation de la propriété intellectuelle avec les libertés , au delà de la simple conciliation qui s’opère de manière imparfaite par le biais des exceptions législatives. Et ce droit des utilisateurs constitue le rouage juridique encore manquant qui permettrait de donner corps au droit à l’information, à l’éducation et à l’enseignement de la Déclaration universelle.

Aborder les choses de cette manière permet également de réfléchir à la stratégie qu’il convient d’adopter pour refonder le système. En effet, quelle que soit l’issue à la rentrée du vote de la loi Hadopi, l’incurie du dispositif va très vite nous faire glisser dans un débat à propos de la licence globale (ou du moins une solution pour financer la création par de nouveaux moyens). Or si je pense que la licence globale peut nous apporter beaucoup en terme de liberté, je trouverais dommageable que l’on réduise la question du rééquilibrage du système à la recherche d’un nouveau modèle économique, car la question des libertés numériques reste à mes yeux fondamentalement juridique et pour être plus précis encore, c’est au niveau de notre Constitution que nous devrions porter le combat.

On pourrait imaginer par exemple engager auprès de nos représentants une campagne pour réviser la Constitution et introduire au niveau le plus élevé de notre pyramide des normes la consécration du “droit des utilisateurs”. Il en résulterait une réaction en chaine qui déverrouillerait les exceptions et donnerait une consistance réelle aux droits de la seconde génération : droit à l’Information, droit à l’Education et droit à la Culture.

Certes dans le contexte politique actuel, une telle action citoyenne a peu de chances d’aboutir et le terrain politique est certainement plus mûr pour débattre de la licence globale. Mais on a pu noter ces derniers mois des propositions intéressantes, qui préfigurent peut-être ce débat constitutionnel que j’appelle de mes voeux. Je pense en particulier au Pacte pour les Libertés Numériques du Réseau des Pirates ou à la Déclaration des Droits Fondamentaux Numériques proposée par Hervé Morin. Pour l’instant, ces propositions ne me paraissent hélas pas complètement maîtrisées d’un point de vue juridique (ce qui fait que je n’ai pas pu me résoudre à signer de pétition pour les soutenir). Mais beaucoup plus intéressante est la réflexion en cours depuis le début de l’année au Parlement Européen autour d’une “Charte des droits de l’Internet”. Un rapport est paru à ce sujet en février dernier qui mérite le détour et contient des points intéressants en ce qui concerne l’équilibre du droit d’auteur avec les autres libertés.

Depuis plusieurs années, les collectifs de défense des libertés numériques (la Quadrature du Net, la Ligue Odebi, etc) ont accompli un très gros travail citoyen, mais pour l’instant, leur attitude reste encore très “défensive” et c’est le gouvernement qui conserve la maîtrise du tempo au fil des lois qu’il propose (DADVSI, Hadopi, LOPPSI). Lancer un débat constitutionnel permettrait au contraire de reprendre l’initiative et de passer à l’offensive politique : au combat, la meilleure des défenses, c’est l’attaque et il en est de même en ce qui concerne les libertés !

Une autre piste de rééquilibrage du système mériterait également d’être creusée. En effet, dans une démocratie, il est d’usage de considérer que les droits sont la contrepartie de devoirs. Ce n’est pourtant pas le cas en matière de propriété littéraire et artistique. La loi reconnaît en effet le bénéfice de droits au profit de l’auteur dès que l’Å“uvre est créée, sans aucune formalité à accomplir (art. L.111-1 CPI).

Or ce système, très protecteur pour l’auteur, est à l’origine d’un coût social considérable. C’est lui notamment qui génère le problème quasiment insoluble des oeuvres orphelines : ces créations pour lesquelles il est impossible d’identifier ou de retrouver les titulaires de droits et qui demeurent de ce fait inutilisables (voir ce rapport récent montrant bien l’ampleur du désastre). La reconnaissance des droits d’auteur pourrait être la contrepartie de l’accomplissement de certaines formalités à la charge du créateur, notamment de celles de s’identifier et de s’enregistrer auprès d’un organisme public, pour être certain que l’on conserva les données indispensables à la gestion des droits dans l’avenir. Un tel système a d’ailleurs longtemps existé dans les pays de Copyright et en particulier aux Etats-Unis. On obtiendrait ainsi également la certitude de n’accorder de monopole qu’aux oeuvres qui ont été créées dans le but d’en faire une exploitation.

On me rétorquera qu’une telle évolution est impossible en France, car elle serait contraire à la Convention de Berne de 1886, qui impose que les droits naissent dès la création de l’oeuvre au profit des auteurs, sans formalités. Certes … mais je ferais alors remarquer qu’en l’absence de réflexion pour repenser cette question, nous risquons fort bien de nous faire imposer ces formalités d’enregistrement par des acteurs privés. C’est exactement ce que Google est en train de tenter de faire par le biais de son Règlement Google Book Search. Le point central de l’accord réside dans la manière dont il consacre le principe de l’acceptation tacite (opt-out) : à moins d’accomplir des formalités (plutôt complexes !) pour sortir du Règlement, les auteurs et éditeurs partout dans le Monde, seront réputés avoir accepté les nouvelles règles du jeu fixées par Google. Ce qui lui permettra en réalité de s’emparer à titre exclusif des droits sur les oeuvres orphelines !

Plutôt que de subir cette loi privée comme une fatalité, pourquoi ne pas débattre publiquement des devoirs qui devraient être accomplis par les auteurs en contrepartie de leurs droits et à une nouvelle forme d’enregistrement des oeuvres ? C’est d’ailleurs une proposition qui a été faite récemment par l’avocat Lawrence Lessig, le père des Creative Commons. En réponse au défi lancé par Google, il propose la création d’un Registre mondial qui serait chargé de manière centralisée de la gestion des droits (plus indépendant que le Book Right Registry prévu par le Règlement Google). Il estime aussi que pour régler le problème des oeuvres orphelines, la solution serait tout simplement de déclarer éteints une bonne fois pour toutes les droits qui y sont encore attachés et de les faire tomber dans le domaine public : ne serait-ce pas préférable de les rendre ainsi à tous plutôt que d’accepter qu’elles deviennent la propriété d’un seul ?

Reconnaître des droits des utilisateurs revêtus d’une dignité juridique égale à celles des droits d’auteur ; accepter que le bénéfice du droit d’auteur devienne pour les titulaires la contrepartie de l’accomplissement d’un devoir au nom de l’intérêt général : tels sont des pistes à creuser pour réconcilier la propriété intellectuelle avec les libertés.

Sommes-nous à ce point à bout de forces démocratiques que nous ne puissions trouver de réponse politique à la question de l’équilibre des droits ?


Un article initialement publié sur le blog S.I.Lex

(image Une: Christian & Cie)


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