Métamorphoses de l’évolution. Le récit d’une image
André Gunthert revient sur l'une des œuvres les plus marquantes de l'iconographie scientifique populaire : "La Marche du progrès". Après avoir identifié la source de cette icône, il revient sur son interprétation et sur sa réception.
Dans La Vie est belle, le paléontologue Stephen Jay Gould note que “l’iconographie au service de la persuasion frappe (…) au plus profond de notre être”. Pour introduire à une réflexion d’envergure sur l’histoire de la vie, le savant s’en prend à une illustration: la fameuse “marche du progrès”, dont il reproduit plusieurs parodies. La succession des hominidés en file indienne, “représentation archétypale de l’évolution – son image même, immédiatement saisie et instinctivement comprise par tout le monde”, propose une vision faussée d’un processus complexe.
“L’évolution de la vie à la surface de la planète est conforme au modèle du buisson touffu doté d’innombrables branches (…). Elle ne peut pas du tout être représentée par l’échelle d’un progrès inévitable.”
(Gould, 1991, p. 26-35, voir également Bredekamp, 2008).
Spécialiste de l’usage des modèles évolutionnistes, Gould est conscient que “bon nombre de nos illustrations matérialisent des concepts, tout en prétendant n’être que des descriptions neutres de la nature”. Ce problème qui caractérise l’imagerie scientifique trouve avec la “marche du progrès” un de ses plus célèbres exemples.
Mais au contraire des nombreuses références que mobilise habituellement le savant, celle-ci n’est ni datée ni attribuée. Quoiqu’il en critique l’esprit et en regrette l’influence, Gould ignore quelle est sa source. Comme beaucoup d’autres images issues de la culture populaire, celle-ci s’est dispersée dans une familiarité indistincte, et a perdu chemin faisant les attributs susceptibles de situer une origine.
Il y a une bonne raison pour laquelle Stephen Jay Gould n’a pas été confronté à la source de l’illustration dont il traque les reprises. Lorsque celle-ci est publiée, en 1965, le jeune étudiant en géologie a 23 ans, et une formation déjà bien trop spécialisée pour avoir consulté ce livre destiné à l’éducation des enfants et des adolescents.
Dessinée par Rudolph Zallinger (1919-1995) pour l’ouvrage de Francis Clark Howell (1925-2007), The Early Man, cette image prend place dans la plus ambitieuse collection de vulgarisation jamais publiée: celle des éditions Time-Life, qui s’étend sur 51 volumes entre 1961 et 1967 (collections “Young Readers Nature Library” et “Life Science Library”).
Traduite dans de nombreux pays, cette collection s’inscrit dans la longue tradition inaugurée par Les Merveilles de la Science de Louis Figuier (1867), qui fait reposer sur une illustration abondante le récit des “connaissances utiles” nécessaires à l’instruction de la jeunesse.
Elle se caractérise par la qualité des textes, confiés à des spécialistes, mais aussi par le soin sans précédent apporté à l’iconographie.
Inspirée des principes qui animent le magazine Life, la collection est le premier ouvrage de vulgarisation scientifique à pousser si loin le rôle de l’image. Les éditeurs ont voulu proposer une illustration haut de gamme, très largement en couleur, servie par une impression irréprochable, en faisant appel aux meilleurs dessinateurs et photographes.
L’iconographie est souvent spectaculaire. Elle offre une large variété de styles et témoigne d’une constante préoccupation pédagogique. L’image doit fournir une synthèse claire et lisible d’une information dense. La collection développe un savoir-faire élaboré en matière de schémas narratifs, combinaison de la représentation tabulaire des données scientifiques avec une mise en scène visuelle forte.
La contribution de Rudolph Zallinger fournit un exemple particulièrement abouti de ce genre. Anthropologue spécialiste de préhistoire, professeur à l’université de Chicago, Francis Clark Howell est également un vulgarisateur convaincu. C’est en connaissance de cause qu’il s’adresse à l’un des plus fameux illustrateurs de sciences naturelles, auteur de la fresque “L’Age des reptiles” pour l’université de Yale, exécutée entre 1943 et 1947, panorama chronologique de l’évolution des dinosaures du Devonien au Crétacé, longue de 33,5 sur 4,9 mètres.
Zallinger sera contacté par Life en 1952 pour participer à l’illustration du feuilleton “The World We Live In”, aux côtés de Chesley Bonestell, Alfred Eisenstaedt ou Fritz Goro.
La composition de The Early Man s’inspire du précédent de Yale. Il s’agit de disposer sur un dépliant de 5 pages – la plus longue illustration de la collection – la série ordonnée des reconstitutions de fossiles de quinze espèces anthropoïdes sur une durée de 25 millions d’années. Les schémas chronologiques en haut de page sont dus à George V. Kelvin.
Sous le titre “The Road to Homo Sapiens”, la représentation synthétique de Zallinger innove par rapport aux formes existantes de figuration évolutionniste, le plus souvent disposées de façon tabulaire. Sa proposition peut être rapprochée de trois sources iconographiques. La première est une gravure due au grand peintre naturaliste Waterhouse Hawkins, publiée en frontispice de l’ouvrage de Thomas Henry Huxley, Evidence as to Man’s Place in Nature (1863), qui associe à fins de comparaison les squelettes du gibbon, de l’orang-outang, du chimpanzé, du gorille et de l’homme.
“L’homme descend du singe”. La fameuse formule de l’évêque d’Oxford symbolise la polémique issue de la publication de L’Origine des espèces (1859), dont la relecture biologique du destin humain fait scandale. Défenseur de Darwin, Thomas Huxley utilise l’œuvre de Hawkins dans le cadre d’un ouvrage qui propose la démonstration zoologique et anatomique de la proximité des différentes espèces hominoïdes. Quoiqu’elle n’ait aucun caractère paléontologique, cette illustration qui rapproche l’homme du singe prend bel et bien place dans l’histoire du débat évolutionniste.
Cet exercice comparatif n’offre encore qu’une simple juxtaposition. Pour trouver une articulation plus étroite, il faut remonter à une source plus ancienne: le thème des différents âges de l’homme, qui nourrit la peinture et la gravure depuis la Renaissance. Le ressort visuel sur lequel s’appuie cette iconographie, le principe de la métamorphose, en fait un motif séduisant pour les artistes, qui trouvent l’occasion d’y montrer leur virtuosité, comme pour le public, qui en apprécie la dimension curieuse et ludique.
Une version de ce thème, attestée dès le 16e siècle, sera notamment popularisée par François Georgin en 1826 pour l’imagerie d’Epinal, sous le titre de “Degrés des âges”. Celle-ci latéralise et ordonne le motif en paliers, facilitant le jeu des comparaisons. Gravure à succès durant tout le 19e siècle, celle-ci connaîtra d’innombrables reprises dans toute l’Europe (Day, 1992) .
La transposition de ce thème dans l’univers paléontologique n’est pas que l’emprunt d’une forme. Dans les “Degrés des âges”, malgré les altérations qui affectent leurs avatars, ce sont les mêmes personnages que l’on retrouve du premier au dernier échelon. L’application de ce motif au schème évolutionniste constitue une simplification implicite, qui rapporte les transformations des espèces au développement de l’individu, rabat l’ontogenèse sur la phylogenèse. C’est cette opération iconographique qui créé la perception de l’évolution comme un développement unifié et linéaire, aussi homogène que s’il s’agissait de la vie d’un être humain.
Cette impression est encore renforcée par la troisième source de Zallinger: la chronophotographie de la marche d’Etienne-Jules Marey, qui a inspiré une imagerie abondante à partir de 1882 (Braun, 1992). A cette vision cinématographique, l’illustrateur emprunte le dynamisme de la déambulation, qui anime la fresque évolutionniste d’un pas décidé. Le motif de la marche unifie et fluidifie la succession des espèces, désormais métamorphosée en séquence. Plutôt que sous la forme de la juxtaposition tabulaire, le modèle chronophotographique suggère de lire l’image comme la décomposition d’un seul et unique mouvement.
Unification, latéralisation, dynamisation: les choix de l’illustration sont fondés sur l’intention pédagogique, qui veut produire une information synthétique, immédiatement lisible. Cette composition si efficace peut-elle l’être un peu trop? Le texte en regard apporte d’utiles précisions, qui contredisent son apparente homogénéité:
“Ces reconstitutions sont donc en partie hypothétiques, mais même si des découvertes ultérieures imposaient des changements, elles auraient atteint leur but en montrant ce que pouvait être l’aspect de ces primates disparus.” Ou encore: “Bien que les “ancêtres de singes anthropomorphes” aient été quadrupèdes, tous sont ici figurés debout, pour faciliter la comparaison”
(Howell, 1965, p. 41).
Peu importent ces nuances. L’image de Zallinger est si forte qu’elle balaie toute incertitude. La généalogie idéalement linéaire qu’elle figure s’impose à l’esprit avec l’évidence d’un fait objectif. En fournissant un support visuel au rapprochement de l’homme et du singe, l’illustration de Life ravive le scandale de L’Origine des espèces et s’attire les foudres des créationnistes:
“Malgré l’absence de preuves, la vision darwinienne des origines humaines s’est trouvée bientôt enclose dans des dessins montrant l’évolution d’un singe qui, marchant sur ses phalanges, se redresse par paliers pour devenir un être humain debout. Ces dessins ont ensuite été reproduits dans d’innombrables livres, expositions, articles et même dessins animés. Ils forment l’icône ultime de l’évolution, parce qu’ils symbolisent la signification profonde de la théorie de Darwin pour l’existence humaine”
(Wells, 2002, p. 211).
Le succès de l’icône, dont une recherche sur internet permet aujourd’hui de prendre la mesure, se vérifie en effet par ses copies et ses parodies. Ces reprises sans nombre témoignent de ce que cette image est d’abord un récit. Comme le montrent les altérations qui, en modifiant le dernier stade ou en inversant la logique de la progression, jouent à changer le sens de la série, elle fonctionne comme une structure narrative autonome, immédiatement compréhensible. Elle incarne exemplairement cette connaissance par l’image favorisée par les ouvrages illustrés.
Les reprises constituent également la seule trace accessible de la réception de l’illustration. Elle apportent la preuve de sa fécondité imaginaire, en même temps qu’elles en entretiennent les progrès. Elles montrent que l’icône est partie prenante de la culture visuelle, au sens où son exposition universelle garantit à l’auteur de la reprise un haut degré de connivence et d’interprétabilité.
La discussion sur l’efficacité de l’image prend parfois des aspects tortueux. Pourtant, son agency n’a rien de mystérieux. Dans le cas de “The Road to Homo Sapiens”, les facteurs de son influence sont: 1) l’importance de la diffusion, qui assure une exposition maximale au contenu; 2) la puissance du contexte de l’instruction populaire, qui légitime la connaissance par l’image; 3) l’empreinte du débat évolutionniste, qui structure notre compréhension du monde; 4) l’élégance de la formule graphique inventée par un illustrateur, qui est l’auteur d’une œuvre.
Mis à part une page sur Wikipédia, et sauf erreur de ma part, cet article est le premier consacré à l’analyse iconographique d’une des plus célèbres images de la seconde moitié du 20e siècle. Une icône si profondément intégrée à notre culture visuelle que sa répétition avait fini par effacer le souvenir de son auteur et de son origine. Il s’agit pourtant d’une œuvre, au sens strict du terme, dont on a pu retrouver les sources, expliquer le contexte et les intentions, suggérer l’influence et la fortune critique. En d’autres termes, on a démontré ici qu’on peut faire sur une image issue de la culture populaire un travail d’interprétation qui ne diffère en rien, dans les outils et les méthodes qu’il mobilise, de celui de l’histoire de l’art. Un pas de plus pour l’histoire visuelle.
Et en bonus spéciale soucoupe, ce magnifique clip réalisé pour le morceau “Do the Evolution”, par Pearl Jam.
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Références: sources
> Charles Darwin, L’origine des espèces au moyen de la sélection naturelle(1859, éd. D. Becquemont, trad. de l’anglais par E. Barbier), Paris, Flammarion, 1992.
> Louis Figuier, Les merveilles de la science, ou Description populaire des inventions modernes, éd. Furne et Jouvet, 6 vol., 1867-1869.
> Thomas Henry Huxley, Evidence as to Man’s Place in Nature, New York, Appleton & Co, 1863.
> Francis Clark Howell, The Early Man, Time-Life, 1e éd., 1965 (trad. française: L’Homme préhistorique, 1966).
Références: études
> Horst Bredekamp, Les Coraux de Darwin. Premiers modèles de l’évolution et tradition de l’histoire naturelle (trad. de l’allemand par Ch. Joschke), Dijon, Les Presses du réel, 2008.
> Marta Braun, “Marey, Modern Art and Modernism”, Picturing Time. The Work of Etienne-Jules Marey, 1830-1904, Chicago, University of Chicago Press, 1992, p. 264-318.
> Barbara Ann Day, “Representing Aging and Death in French Culture”, French Historical Studies, Vol. 17, n° 3, printemps, 1992, p. 688-724.
> Stephen Jay Gould, La Vie est belle. Les surprises de l’évolution (trad. de l’américain par M. Blanc), Paris, Seuil, 1991.
> Jonathan Wells, Icons of Evolution. Science or Myth? Why Much of What We Teach about Evolution is Wrong, Washington, Regnery Publishing, 2002.
Iconographie: http://www.flickr.com/…
Intervention présentée dans le cadre du séminaire “Mythes, images, monstres“, le 26 novembre 2009, INHA.
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> Article initialement publié sur Culture Visuelle (lisez les commentaires!) /-)
> photo de Lego Kaptain Kobold
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