ACTA: chapitre deux

Le 27 avril 2010

En voulant voler au secours des détenteurs de copyrights, ACTA semble bien décidé à criminaliser les consommateurs. Face à des diplomates qui cultivent le secret, le parlement européen a bien du mal à peser sur les négociations.

Sur son blog du Monde diplomatique, Philippe Rivière effectue une analyse fournie des mesures aux frontières  prévues par ACTA.  Elle montre une fois de plus que les craintes portant sur le traité sont loin d’être infondées.

Ainsi, les pages de ce projet de traité international confirment les craintes soulevées par le manque de transparence de son élaboration.

Négocié par une coalition ad hoc des pays les plus riches de la planète, le texte est une sorte de coup d’Etat contre l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle (OMPI), suspectée de ne plus être assez « dure » (lire l’article de Florent Latrive dans Le Monde diplomatique de mars, encore en kiosques). Le texte, par ses « arrangements institutionnels », prévoit de fait d’établir une institution anticontrefaçon parallèle, faite à la main des promoteurs de l’accord [3].

Aucun compromis

L’ACTA adopte une position maximaliste en matière de « protection » de la propriété intellectuelle, sans tenir compte des arbitrages sur lesquels reposent toutes les lois en la matière, et qui doivent traditionnellement concilier protection des créateurs et droits du public. Le texte vise ainsi à annuler de nombreux acquis, juridiques et politiques, que les grands comptes de l’économie dite « immatérielle » (musique, cinéma, logiciels, industrie pharmarceutique, luxe…) perçoivent comme des obstacles à leur puissance.

cc amalthya

ACTA place je ferai pas la maline avec ces DVD piratés.

En ce qui concerne l’Internet — si l’on en croit certaines analyses, basées sur des « fuites » mais démenties avec vigueur lundi 22 mars par le négociateur de l’UE, M. Luc Devigne [4] — l’ACTA exigerait de chacun de ses signataires l’adoption de mesures de type « Hadopi », où un foyer dont l’adresse IP est détectée comme « pirate » verrait son accès restreint après trois avertissements.

Il demande aussi à ses signataires de prévoir des charges pénales pour l’« incitation, l’assistance et la complicité » de contrefaçon, « au moins dans les cas de contrefaçon volontaire de marque et de droit d’auteur ou des droits connexes, et du piratage à l’échelle commerciale ». Ce qui permettrait, de fait, de criminaliser tout système ou plate-forme permettant la copie numérique, de la même manière que, dans les années 1980, les lobbies de Hollywood avaient tenté d’interdire… les magnétoscopes.

Avec l’extension qu’a prise depuis lors la sphère numérique, toute l’informatique domestique serait dans le collimateur, avec au premier rang les logiciels libres, par définition incontrôlables. Comme le note James Love sur le blog de Knowledge Ecology International,« “l’échelle commerciale” est définie comme s’étendant à tout système de grande ampleur, indépendamment de la “motivation directe ou indirecte au gain financier” [5] ». Un moteur de recherche qui permettrait de localiser des fichiers illicites serait donc directement visé. C’est ce qu’on appelle le modèle de l’internet chinois [6].

Comme on l’a vu avec la Section 2 dévoilée ci-dessus, le texte ne se cantonne pas aux libertés fondamentales à l’ère du numérique. Pour le comprendre, il faut lire l’entretien donné jeudi 18 mars à ReadWriteWeb par la députée européenne Sandrine Bélier [7] :

« Le traité ACTA aborde (…)aussi la question de l’accès aux savoirs, des médicaments génériques, des brevets, de la brevetabilité des semences… Mis bout à bout, ce que comporte ce traité est de nature à déterminer les futurs rapports hiérarchiques internationaux. ACTA porte en lui, pardonnez moi l’image, les enjeux d’un petit Yalta (…) en ce sens qu’un Etat à même de protéger sanitairement ses citoyens, de leur offrir une sécurité environnementale et alimentaire, capable d’innovation “éco-technologique”, capable de libérer et garantir l’accès à l’information (…) gagnera en stabilité économique, sociale mais aussi géopolitique. A l’inverse, les Etats qui seront, au cours des prochaines années, dans l’incapacité d’offrir cela à leurs populations seront sans aucun doute fragilisés. C’est le fondement de ces nouveaux rapports qui est inscrit au cœur même d’ACTA. »

Criminalisation

Commission et Parlement européens sont sur ce sujet à couteaux tirés. La première a pris l’initiative de participer secrètement à l’élaboration d’un traité commercial incluant des règles en matière de criminalité (ce qui pourrait être en soi un abus de pouvoir).

Le second a voté, à Strasbourg, à une écrasante majorité (633 votes contre 13, et 16 abstentions), une résolution exigeant la transparence, et refusant que l’ACTA revienne défendre des positions déjà rejetées par le Parlement. Lequel pourrait de son côté adopter une déclaration écrite sur ACTA exprimant « la crainte de voir les négociations en cours sur ACTA mettre en cause la liberté d’expression, la neutralité du Net, le droit à un procès équitable, ainsi que le droit au respect à la vie privée et l’accès aux médicaments dans les pays en développement [8] ».

Le 10 mars, dans un colloque sur les médias à Abu Dhabi, M. James Murdoch, l’héritier de News Corporation, recommandait de cesser d’être« amical » avec les consommateurs, et de punir les voleurs de films comme des voleurs de sac à main. A ses côtés, M. Ari Emanuel — frère de M. Rahm Emanuel, le chef de cabinet de M. Obama —, annonçait le lancement d’une campagne de lobbying aux Etats-Unis pour intégrer dans la loi américaine un système de « riposte graduée » à la française [9].

Le lendemain, à Washington, le président des Etats-Unis Barack Obama prenait résolument le parti des lobbies du copyright et — pour la première fois — défendait publiquement l’ACTA, dans son allocution à la Conférence annuelle des banques d’import-export : 

« Nous allons protéger de façon agressive notre propriété intellectuelle, a-t-il dit. Notre meilleur atout réside dans l’innovation, l’inventivité et la créativité du peuple américain. [La propriété intellectuelle] est essentielle pour notre prospérité, et va le devenir de plus en plus au cours de ce siècle. Mais elle ne forme un avantage concurrentiel que si nos compagnies savent que quelqu’un d’autre ne peut venir voler cette idée et la dupliquer avec des matériaux et du travail moins chers. (…) Voilà pourquoi [les Etats-Unis] utiliseront tout l’arsenal des outils disponibles pour lutter contre les actes qui nuisent de façon flagrante à nos entreprises, et cela consiste à négocier des protections adaptées, à appliquer les accords existant, et à avancer sur de nouveaux accords, au nombre desquels la proposition d’Accord commercial anti-contrefaçon [10]. »

Refus de communiquer

En France, les associations (Oxfam, Act Up-Paris, April, la Quadrature du Net) qui ont rencontré le 18 mars le négociateur français d’ACTA se sont trouvées « confrontées au refus de leurs interlocuteurs et interlocutrices de communiquer toute information [11] ».

Plusieurs gouvernements ont toutefois signalé qu’ils souhaitaient que ce texte soit rendu public après la prochaine réunion de l’ACTA, prévue au mois d’avril en Nouvelle-Zélande. D’ici-là, les négociateurs auront peut-être trouvé un accord sur les dernières expressions entre crochets qui font encore débat entre eux.

Mais réussiront-ils à vendre aux internautes cet HADOPI puissance dix ? Les citoyens, et leurs représentants, accepteront-ils ce package légal clés-en-mains, et le pouvoir supra-national d’un bureau spécialisé mettant les douanes dans la main des ayant-droits ? Cela demandera certainement de tordre plus d’un bras, et de faire pleurer, sur les plateaux de télévision, plus d’un chanteur sur la dégradation des ventes de disques. Le débat ne fait que commencer.

Article original publié sur Le Monde Diplomatique

Les notes renvoient à l’article original

Photo DVD Dork CC by-nc-nd amalthya

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