Comme Godwin en France
Les comparaisons entre la politique du gouvernement et certains évènements graves de l'Histoire suscitent des réactions dans la majorité comme dans les médias. Mais l’appel à la modération en matière d’analogie historique ne semble pas un impératif très réaliste.
Tout comme l’éditorial du New York Times dénonçant la politique «xénophobe» du gouvernement français, le titre de Une du Times mentionnant les «souvenirs de la Gestapo» à propos des évacuations de Roms, n’est pas passé inaperçu (voir ci-contre). Après Stéphane Hessel ou Michel Rocard évoquant Vichy ou les nazis, le rappel des «rafles pendant la guerre» par le député UMP Jean-Pierre Grand montrait que le vénérable journal britannique n’était pas le seul à avoir la mémoire chatouillée par certains rapprochements.
Outre les protestations de quelques ministres et porte-paroles du parti au pouvoir, la multiplication de ces réactions a suscité des interrogations sur le bon usage des comparaisons historiques. Sur Rue89, Pierre Haski parle d’«analogies indignes», tandis que sur Médiapart, l’historien Henry Rousso, dans une réflexion plus nuancée, juge que si certaines comparaisons ne sont pas «sans objet», leur pertinence paraît néanmoins «fragile».
Qui peut disconvenir que tracer un signe “égal” entre passé et présent, Hitler et Sarkozy, les juifs et les Roms, serait un geste excessif et vain? Aussi bien n’est-ce pas de cela qu’il s’agit. Le rôle de l’analogie historique, faut-il le rappeler, n’est pas de postuler l’identité de deux périodes, mais plutôt de faire apparaître la signification d’un événement contemporain par la mobilisation d’un point de comparaison historique. Il s’agit, pour le dire simplement, d’une image, c’est à dire d’un procédé rhétorique aussi vieux que l’histoire, en l’absence duquel l’œuvre d’auteurs aussi négligeables que Racine, Voltaire ou Victor Hugo se trouverait sensiblement allégé.
Le point Godwin brouille le jeu
L’interdiction de l’apologie du nazisme et la “loi de Godwin” sont venus brouiller le jeu référentiel, en laissant supposer que toute allusion au IIIe Reich serait désormais frappée d’infamie. Interrogé sur les réactions suscitées par les déclarations de la majorité qu’il soutient, Yves Thréard, directeur-adjoint de la rédaction du Figaro, s’est réjoui de l’invention du point Godwin, comme d’un frein à la dénonciation de déclarations politiques malheureuses. C’est confondre deux registres bien différents. Maître Eolas a heureusement rappelé le sens de cette blague signifiant la fin de toute discussion argumentée sur un forum ou en commentaire, lorsqu’un intervenant use hors de propos de la reductio ad hitlerum. Le point Godwin est une sanction du hors-sujet et de l’épuisement du dialogue, mais en aucune manière l’interdiction de mentionner telle période ou tel personnage. Il n’en est pas moins probable que la multiplication des allusions historiques aura pour corollaire une prolifération de points Godwin sur le web français.
Frapper les esprits
On peut regretter que le spectre des références utilisées soit si mince – Hitler ou Staline étant venus prendre la succession de Néron ou Caligula dans la galerie des monstres du folklore historique. Mais l’appel à la modération en matière d’analogie historique ne semble pas un impératif très réaliste. La raison du recours à ce procédé est bien la production d’un raccourci frappant, sorte de coup de poing du discours, qui mobilise par définition les exemples historiques les plus marquants – l’allusion érudite à un épisode peu connu risquant fort de tomber à plat.
Comme toute arme rhétorique puissante, l’analogie est un effet de manipulation délicate. La mesure de son efficace repose dans le degré de pertinence des termes rapprochés. Nul ne s’offusque lorsque Margaret Thatcher, alors chef du gouvernement anglais, compare Saddam Hussein à Hitler, le 2 août 1990 à la conférence d’Aspen. Saddam était un dictateur sanguinaire. Le parallèle entre lui et Hitler n’en a pas moins ses limites. Mais au premier jour de l’invasion du Koweit, l’analogie a un sens précis. En contexte, cette image a servi a interpréter immédiatement l’agression irakienne comme le prélude à une conquête plus large, et a joué un rôle de catalyseur dans l’alliance du camp occidental pour s’y opposer.
Il est donc vain de jouer les vestales outragées à chaque allusion au passé. Il est d’ailleurs amusant de voir les membres du parti majoritaire si prompts à qualifier de calomnie les traits qu’ils sont les premiers à lancer à la tête de leurs adversaires (comme Xavier Bertrand ou Nadine Morano, à partir d’”éléments de langage” visiblement dictés, accusant en cœur «certains médias» d’utiliser «des méthodes fascistes»). Plutôt que de s’offusquer de l’emploi du mot “rafle”, on ferait mieux de se demander pourquoi l’invocation de Vichy est devenue monnaie courante dans la France de 2010.
Une traduction biaisée
Le titre du Times mérite mieux que des cris d’orfraie. Bruno Roger-Petit a traduit un peu vite “Sarkozy expels Roma to spark memories of Gestapo” par: “Sarkozy expulse les Roms et rappelle le souvenir de la Gestapo”. Il serait plus juste de proposer: “Sarkozy expulse les Roms pour provoquer les souvenirs de la Gestapo”. Autrement dit, le Times ne suggère nullement que Sarkozy et la police secrète nazie, c’est bonnet blanc et blanc bonnet. Ce qu’il dit est que le chef de l’Etat a délibérément choisi de réveiller les démons d’un passé trouble.
[Ndlr OWNI.fr (18h12) : Le terme 'to' du titre du Times se traduit non par 'pour' mais par 'va'. Une traduction possible de ce titre serait donc "Sarkozy ravive les souvenirs de la Gestapo en expulsant les Roms"]
Ce jugement n’est pas une invective mais une analyse, effectuée à partir des réactions constatées. Parmi les photos réalisées par le reporter de l’AFP le 14 août à Montreuil, après l’expulsion d’une communauté rom, plusieurs rédactions, dont celle du Monde ou du Times ont retenu celle qui associe un groupe de CRS derrière leurs boucliers à l’image d’une femme au visage douloureux, le poing levé, portant un jeune garçon sur ses épaules. Pas étonnant. La composition de cette photo est une allusion transparente à la célèbre image de l’enfant juif réalisée en 1943 lors de l’expulsion du ghetto de Varsovie.1
.
(1) Manifestation le 14 août 2010 à Montreuil après une expulsion de Roms (photo: Miguel Medina/AFP). (2) Destruction du ghetto de Varsovie, mai 1943, photo extraite du rapport Stroop.
Sarkozy, pompier pyromane
Au plus bas dans les sondages, Sarkozy a pris le risque de manipuler un registre symbolique hautement inflammable. Comme plusieurs observateurs, le Times a parfaitement compris la volonté de clivage qui tient lieu de stratégie au camp sarkozyste. Soulever l’indignation de la gauche morale pour se draper ensuite dans le bon sens populaire et la revendication de l’action politique est bien le projet désespéré du président, qui compte que le peuple de droite détestera plus cet adversaire honni que lui-même. Mais il est bien présomptueux celui qui met le feu au champ symbolique en espérant pouvoir contrôler l’incendie.
Il y a des souvenirs qu’on ne réveille pas impunément. En ouvrant la boîte de Pandore de la haine de l’étranger, Sarkozy savait très bien qu’il excitait les humeurs les plus rances de nos contemporains. Ajoutons que ce jeu de la référence implicite fait partie depuis longtemps de l’arsenal le plus détestable de l’extrême-droite. Manipuler ces symboles est non seulement odieux, mais profondément méprisable. Non, la révolte des mémoires n’est pas indigne. Elle ne fait que répondre à la provocation, mettant à jour sa dimension tacite.
A la manière de la caricature, l’analogie historique n’est qu’un instrument de poing, un outil de dénonciation immédiate qui ne remplace pas l’analyse. Comme l’explique Henry Rousso: «à force de rabattre les dangers du présent aux fléaux d’hier, on se prive d’en comprendre certaines caractéristiques inédites.» La dénonciation n’a jamais suffi. Elle n’est qu’un moment dans le cheminement critique. Mais un moment décisif, dont il est vain de croire qu’on peut faire l’économie. Le moment du ras-le-bol, le moment qui précède la crise.
—
Billet initialement publié sur L’Atelier des icônes, un blog de Culture Visuelle
Image CC Flickr Max Braun
Disclosure : Culture visuelle est un site développé par 22mars, société éditrice d’OWNI
- Cf. Frédéric Rousseau, L’Enfant juif de Varsovie. Histoire d’une photographie, Paris, Le Seuil, 2009. [↩]
Laisser un commentaire