Icônes de l’Histoire transfigurées
Retour sur quelques images emblématiques du photojournalisme, érigées au statut de symbole de certains grands drames de l'Histoire. Avec le temps, la signification attachée aux personnes représentées a évolué.
Réponse à “Il y avait aussi la petite fille brûlée par le napalm au Vietnam. L’Afghane aux yeux magnifiques.”
À chaque catastrophe est associée une image qui lui servira d’étendard, de représentant sur la scène médiatique. Si cela fait défaut, la catastrophe n’a pas lieu, l’aide internationale ne se mobilise pas, les médias ne trouvent pas de prises graphiques pour faire récit et répercuter le choc, celui des photos1
Ces images, choisies dans le feu de l’action, dans l’urgence du scoop autant que des besoins humanitaires, quittent progressivement la scène médiatique et intègrent parfois l’Histoire. Elles figurent alors la tragédie, l’indiquent et la résument, en un cliché. À ce processus de figuration succèdent des transfigurations. Je propose ici d’en étudier quelques cas – de figure – justement.
Omaira Sanchez : l’ascension spirituelle
La transfiguration s’illustre, dans le cas d’Omaira Sanchez2 par une ascension spirituelle. Cette figure du drame colombien, est en effet en passe d’accéder au statut de martyre. Étonnante trajectoire symbolique de cette petite fille, qui fait aujourd’hui l’objet d’un culte et d’un pèlerinage. Sanctifiée, sa mémoire rassemble3, une semaine durant, des foules dans la ville d’Armero, théâtre de la tragédie colombienne.
La sanctification n’est cependant qu’une manière, parmi d’autres, de transfigurer. À l’ascension spirituelle peut ainsi être substituée une ascension sociale, la commémoration rituelle peut laisser place à un oubli tout autant chargé (en puissance) de signifiant. J’illustrerai ces modalités à partir de deux cas proposés par un lecteur de Culture Visuelle4.
Kim Phuc : les félicitations
La petite fille hurlant de douleur s’appelait Phan Thị Kim Phúc, elle fut sauvée par celui qui prenait la photo – Nick Ut – qui l’emmena ensuite à l’hôpital. Grâce à cette image, Kim Phúc, considérée comme un témoignage vivant des horreurs de la guerre, a été nommée Ambassadrice de Bonne Volonté de l’UNESCO (novembre 1997). Nick Ut, quant à lui, reçu le prix Pulitzer et une notoriété internationale. Ses photographies de famille, sa tante et sa grand-mère portant des enfants brûlés, sont troublantes, je me demande ainsi – étrangement – si elles sont sur la cheminée (ou tout autre forme d’autel familial).
Sharbat Gula : défiguration
La jeune fille afghane, symbole de la détresse d’un peuple, fera quant à elle, suite à sa popularité, l’objet d’une enquête à gros budget racontée dans un docu du National Geographic. Son titre “A life revealed” (Une vie révélée). La retrouver aura détruit le mythe (et surtout le fantasme). Le National Geographic fera, au mois d’avril 2002, une nouvelle première page et c’est un flop commercial. La vieillesse aurait fait son Å“uvre, la beauté et le regard paraissent plutôt défigurés. Si l’on regarde la vidéo (à la 8ème minute de la partie 2), on voit cette femme, Sharbat Gula, en mouvement. Son port est beau et, à mon sens, son visage même n’a pas la laideur que lui montrent les photos d’elles qui ont été choisies. Sans retouches (thème cher à Culture Visuelle), bien au contraire, on accentue son grain de peau, et son nez. Le regard est là simplement pour faire référence, et contraste. Il s’agit, puisque la magie s’est enfuie, de la transfigurer en la défigurant. Le regard nous observe depuis un visage dévisagé (dans tous les sens du termes).
Aisha : mutilation
Cette année, le Time fait le remake : il s’appuie sur le célèbre cliché, en reprend ostensiblement les caractéristiques (pose et posture, habit et lumière). Il produit alors, par un raccourci brutal, un effet de réel massif.
La nouvelle jeune fille afghane, est dévisagée – mais sans artifices cette fois. Il ne s’agit plus d’une simple dégradation, mais d’une mutilation. Ce que 17 ans avaient réussi à entamer, un obus l’arrache en un instant.
Les yeux ne sont plus verts, mais noirs. Les fantasmes sont loin. Place à la (dure) réalité pour mettre y fin. Et qu’est-ce qui nous préserve du réel ? La légende, du Time nous donne la réponse.
Sans noms : disparitions
Dans le Libération d’aujourd’hui, un article (en accès restreint) montre des photos prises juste avant la guerre d’Indochine. Raoul Coutard est derrière l’appareil et nous montre avant le massacre (“Un million de types vont bientôt défourailler dans cette région et faire pas mal de dégâts” dit crûment Coutard), des photos de jeunes filles vietnamiennes se baignant dans une rivière.
La mise en regard de ces images heureuses et du drame historique qui suivit, nous amène à former le récit d’une tragédie. “On était en train de profiler le bébé aux Américains” dit, en ce sens, Coutard. En effet, ces jeunes filles tout aux plaisirs d’une joie simple de baignade, et cette vision édénique d’un plan d’eau claire dans une forêt tropicale, comment auraient-elles pu survivre à l’enfer du Vietnam ? En fait, s’appuyant sur notre mythologie vietnamienne, ces images sont transfigurées, chargées de toute la nostalgie d’un paradis nécessairement perdu, elles donnent à voir, par leur mise en regard historique, non pas leur bonheur mais sa disparition5
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Billet initialement publié sur Catastrophes, un blog de Culture visuelle, sous le titre “Transfigurées”
Les images de ce post, Ã l’exception de celle de la homepage (CC Flickr exquisitur), ne sont pas sous la licence CC d’OWNI.
À lire aussi sur OWNI “Aisha, icône de guerre”
- Pour un exemple récent, voir Inondations au Pakistan : ce n’est pas une catastrophe – pour nous - et Le journalisme visuel arrive au Pakistan. [↩]
- Omaira est cette jeune fille qui a péri le 16 novembre 1985 dans les lahars du Nevado del Ruiz sous les feux des médias. Elle devint la figure emblématique de cette catastrophe. [↩]
- Semble-t-il, car je trouve finalement peu de références “solides” à ce sujet en dehors de cet article de L’Express. Les autres liens sont du type : http://mercy.e-monsite.com/rubrique,omayra-sanchez,137488.html [↩]
- Ce billet fait suite au commentaire de cpolitic : “Culture visuelle ? Il y avait aussi la petite brulée par le napalm au Vietnam. L’Afghane et ses yeux magnifiques“, publié dans le billet de Fatima Aziz “Le journalisme visuel arrive au Pakistan“, et dans la continuité d’une réflexion débutée pour ma part par l’étude du cas d’Omaira Sanchez. [↩]
- Ces images de R. Coutard font l’objet d’un livre : Le même soleil. L’indochine de Raoul Coutard, 1945-1654, aux Éditions le Bec en L’air, et d’une exposition jusqu’au 16 janvier au Musée Nicéphore-Niépce, 28 quai des messageries, à Chalon-sur-Saône. Rens. http://www.museeniepce.com/. [↩]
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