6 questions sur WikiLeaks, le Napster du journalisme
WikiLeaks est-il vraiment transparent? Fallait-il publier les mémos diplomatiques? Nous apprennent-ils quelque chose? Le processus est-il réversible? Assiste-t-on à une évolution structurelle de la société? OWNI essaie de répondre à ces interrogations.
Près d’une semaine après le début de leur mise en ligne, les mémos diplomatiques révélés par WikiLeaks continuent d’agiter le landerneau politico-médiatique. Alors que les précédentes fuites orchestrées par Julian Assange étaient vite circonscrites – le bruit sourd était suivi d’un silence de mort -, cette nouvelle publication fait durer l’acouphène, et les oreilles n’ont pas fini de siffler. En choisissant d’échelonner la sortie des documents en sa possession, le site s’impose comme le Napster du journalisme, la première mouture imparfaite d’un outil voué à changer la face d’une profession, sinon deux: celle du journalisme, et celle de la diplomatie. Comme Napster, WikiLeaks a ouvert la boîte de Pandore en imposant un intermédiaire en marge du système. Comme Sean Parker, Julian Assange est un homme avec une vision. Comme lui, il a plein d’excès. Retour sur six jours de débats passionnés en six questions.
Transparence = totalitarisme, vraiment?
NON. “La transparence absolue, c’est le totalitarisme”. Nicolas Sarkozy, François Baroin, Hubert Védrine, tous ont agité la formule comme un chiffon rouge pour fustiger la nouvelle fuite coordonnée par WikiLeaks, et l’irresponsabilité qui consiste à mettre en ligne 250.000 mémos classifiés par le département d’Etat américain. A la vérité, la paternité de cet élément de langage devrait même être revendiquée par Henri Guaino. En septembre 2009, le conseiller du président de la République s’était emporté contre le web, accusé d’offrir une caisse de résonance disproportionnée à “l’affaire Hortefeux” (les arabes, les auvergnats, quelques problèmes):
La transparence, ça veut dire qu’il n’y a plus d’intimité, plus de discrétion [...] Pour l’instant nous n’avons pas appris collectivement à nous servir de la meilleure façon des nouvelles technologies de communication. Internet ne peut être la seule zone de non-droit, de non-morale de la société, la seule zone où aucune des valeurs habituelles qui permettent de vivre ensemble ne soient acceptées. Je ne crois pas à la société de la délation généralisée, de la surveillance généralisée.
Quel rapport? Ce flash-back permet de comprendre pourquoi le débat est aujourd’hui mené à contretemps. Moins que le contenu, c’est le processus qui effraie la classe politique dans son ensemble. D’ailleurs, certains ne se sont-ils pas enflammés contre WikiLeaks, tout en précisant que le public n’apprenait rien de nouveau dans ces révélations? A tous ceux qui croiraient encore à la soi-disant “transparence absolue” de l’organisation, voici une preuve irréfutable: aujourd’hui, 4 décembre 2010, à 15h, WikiLeaks n’a pas publié 250.000 documents sur son interface dédiée (qui d’ailleurs, est inaccessible). Il y en a un peu plus de 597, comme l’atteste la capture d’écran ci-dessous, réalisée vendredi (MàJ de 15h50: selon certaines informations, il y aurait désormais 842 mémos disponibles).
Tous ces télégrammes ont été publiés après que les cinq rédactions partenaires (le Guardian, le New York Times, Der Spiegel, Le Monde et El Pais) les aient parcourus, étudiés, contextualisés, vérifiés. Comme l’écrit Sylvie Kauffmann, la directrice de la rédaction du Monde, après qu’ils en aient “soigneusement édité” le contenu. Et comme l’a confirmé Julian Assange dans un chat avec les internautes du Guardian vendredi, ce sont les rédactions qui choisissent les informations qu’elles publient. En d’autres termes, elles choisissent également celles qu’elles ne publient pas.
Fallait-il publier ces documents?
OUI. Plutôt que de s’interroger sur le bien-fondé de l’action de WikiLeaks, il faudrait reformuler la question en ces termes: le site de Julian Assange aurait-il publié les documents sans l’assentiment des rédactions partenaires? Aurait-il massivement mis en ligne 250.000 mémos si les médias avaient refusé d’entrer dans la danse? C’est loin d’être sûr. On peut moquer l’arrogance et la mégalomanie d’Assange, mais cette fois-ci, difficile de pointer du doigt son irresponsabilité.
Mais il y a une seconde question. Est-ce aux gouvernements de protéger les secrets, ou est-ce le rôle des journalistes? Max Frankel, vétéran de la profession, lauréat du Prix Pulitzer, y répond parfaitement, en rappelant le rôle dévolu à chacun:
C’est aux gouvernements, pas à la presse, de garder les secrets tant qu’ils le peuvent, et de s’ajuster vis-à-vis de la réalité quand ceux-ci sont découverts. C’est le devoir de la presse de publier ce qu’elle apprend, et de trouver l’information où elle le peut quand on lui refuse d’y accéder.
Nous sommes là dans une zone grise. Certains considèrent que ces documents ont été volés, ce qui voudrait dire que Le Monde, mais aussi OWNI, sont coupables de recel. La situation est bien plus complexe que cela, comme en atteste la difficulté pour l’armada de juristes dépêchée par l’administration américaine à fermer WikiLeaks. Comme le résume un excellent article de The Economist, “WikiLeaks est une innovation légale, pas une innovation technique”. Je serais presque tenté d’aller plus loin: et si Julian Assange était une forme aboutie de néo-luddisme, qui privilégie la construction au bris des machines? L’utilisation du chiffrement ou le recours systématique à la technologie ne sont pas l’essence de WikiLeaks. Si tel était le cas, “le site aurait ouvert ses portes il y a dix ans”. Ce qui fait le sel de l’organisation, c’est sa volatilité, née des pare-feux légaux qu’elle a mis en place, en installant des serveurs aux quatre coins du monde par exemple.
Ces documents sont-ils utiles?
OUI. En un sens, et je l’ai déjà écrit quelques heures avant la fuite, cette nouvelle fuite ressemble à la révélation d’un “off” géant. Si les précédentes publications concernaient des rapports militaires, écrits par des appelés du contingent, les télégrammes sont inédits parce qu’ils proviennent de l’”élite”, la classe diplomatique. Non seulement WikiLeaks rompt le off, mais le site le fait dans des proportions impressionnantes. La valeur absolue impressionne autant, si ce n’est plus, que le contenu.
Dans ce nouvel écosystème des médias (où les cinq rédactions partenaires jouent le rôle de médiateur ou de tampon), Assange a très bien compris le rôle que pouvait jouer son site: celui d’un réceptacle pour tous les informateurs du monde échaudés par le manque de légitimité de la presse traditionnelle. En les regardant de près, on remarque que la plupart des articles publiés dans la presse, rédigés par des spécialistes de chaque dossier – qu’il s’agisse du nucléaire iranien ou des rouages de l’ONU – sont articulés de la sorte: “ces informations corroborent ce que l’on savait déjà”. En creux, “mais que l’on avait pas forcément publié”.
De l’avis de ses détracteurs, WikiLeaks offrirait les coulisses du monde vues à travers une meurtrière. C’est faux, précisément parce que ce grand déballage pousse, et même force, les rédactions à mettre tous les éléments de contexte sur la table. C’est la “réhabilitation du journalisme d’expertise”, comme l’écrit Patrice Flichy dans Le Monde.
Il y a même une question corollaire, structurelle: ces documents vont-ils changer quelque chose? Dans les couloirs d’une grande chaîne de télévision, Dominique Moïsi, conseiller spécial de l’IFRI et professeur à Harvard, me confiait que cette fuite marquerait peut-être “le retour de la valise diplomatique, ainsi que la fin des ambassadeurs hôteliers”. Et il s’en réjouissait.
Le processus est-il réversible?
NON. N’en déplaise aux plus sceptiques, cette fuite n’est pas un épiphénomène. Depuis quelques heures, le vocable “guerre de l’information” fait son grand retour, alors même qu’il avait disparu des radars. Pourtant, chez les futurologues de la trempe de Toffler comme chez les chercheurs les plus sérieux, l’infoguerre existe depuis près de quinze ans. Et WikiLeaks en est sa nouvelle caractérisation. De la même manière que les services de peer-to-peer ont changé la face de l’industrie de la musique en introduisant le téléchargement illégal, le site bouleverse la chaîne alimentaire des médias en y injectant sa culture pirate.
Sans souscrire les yeux fermés au discours de WikiLeaks, il faut essayer de porter le regard plus loin : peut-être s’agit-il d’une évolution structurelle du journalisme d’investigation, en même temps qu’un nouveau stade de la société de l’information chère à Castells. En leur temps, les révélations de Woodward et Bernstein sur le Watergate, comme les “Papiers du Pentagone” de Daniel Ellsberg (qui révélaient les mensonges des administrations Kennedy et Johnson au Vietnam) n’ont pas été accueillis favorablement. Le second fut même jugé pour cela. Aujourd’hui, nombreux sont ceux qui se demandent si WikiLeaks peut vivre au-delà de Julian Assange. Il l’a suffisamment répété, son organisation est “un concept”.
Pourrait-il arriver la même chose en France?
PEUT-ETRE. On pourrait l’imaginer, bien sûr, même si un obstacle majeur se dresserait sur la route: le secret défense est beaucoup plus verrouillé en France qu’aux États-Unis. Avec l’affaire de Karachi, le gouvernement a répété sa volonté de faciliter le processus de déclassification des documents, en rappelant aux magistrats qu’ils étaient tout à fait libres d’envoyer leurs requêtes à la Commission consultative du secret de la défense nationale (CCSDN), l’organisme indépendant chargé de statuer sur le sujet. Mais, en 2009, le Parlement a voté la classification de 19 lieux dans sa loi de programmation militaire. Seul le Premier ministre peut donner son accord pour qu’un juge d’instruction y accède. Par conséquent, force est de constater que la perméabilité du système est moindre.
Par ailleurs, on accuse souvent Julian Assange de s’en prendre exclusivement à l’administration américaine, certains observateurs n’hésitant plus à parler de “manipulation”. Pourtant, la systématisation des attaques contre les Etats-Unis est à chercher du côté d’un particularisme: l’administration américaine dispose de 16 agences de renseignement, qui regroupe près de 2.000 entreprises. Selon le Washington Post, “854.000 personnes disposent d’un accès à des informations top secret” au sein de cette vaste communauté, qu’on nomme l’Intelligence Community (IC). En outre, cette technostructure a mis en place en 2006 une plateforme de partage d’informations, Intellipedia. Pas besoin d’avoir fait Polytechnique pour constater la porosité du système.
Mais avant de songer à un WikiLeaks à la française, il faudrait résoudre une vraie carence, démocratique celle-là: l’absence d’une procédure de type FOIA (pour Freedom of Information Act): un texte issu de la Constitution américaine que n’importe quel citoyen peut invoquer pour demander – et souvent, obtenir – la déclassification des documents. Des sites comme Cryptome ou Secrecy News, antérieurs à WikilLeaks, en ont même fait leur spécialité. Dans l’Hexagone, il faut encore attendre 50 ans pour accéder aux archives. Et certains documents nominatifs ne tomberont dans le domaine public que 100 ans après la mort de la personne qui y est citée.
Peut-on fermer WikiLeaks?
NON. La sortie médiatique d’Eric Besson, revenu à son poste de secrétaire d’Etat à l’économie numérique, symbolise assez bien les enjeux du débat, mais aussi ses limites. Dans une lettre, il demande au Conseil général de l’industrie, de l’énergie et des technologies (CGIET) de “bien vouloir lui indiquer dans les meilleurs délais possibles quelles actions peuvent être entreprises afin que [WikiLeaks] ne soit plus hébergé en France”, quelques heures après avoir appris que les serveurs d’OVH étaient utilisés par l’organisation pour stocker une partie de ses données. De toutes parts, on insiste sur le fait qu’il “aura du mal à expulser” l’organisation, en se demandant s’il a vraiment “le droit de [le] faire”. Dans un communiqué, OVH annonce avoir “saisi un juge en référé” pour qu’il statue.
En attendant sa réponse, la mesure aura montré sa contre-productivité: en quelques dizaines de minutes, des dizaines de sites miroir permettaient d’accéder à WikiLeaks (selon la bonne vieille recette de l’effet Streisand), et les défenseurs du web libre pointaient les menaces de “censure politique”. Si les gouvernements veulent détruire l’idée de WikiLeaks, ils devront faire du site et de son fondateur des martyrs, une condition qui remonte aussi loin que les premiers écrits catholiques. Les voilà prévenus.
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Crédits photo: CC Geoffrey Dorne
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