Les Craypion d’or, le mythe du web vernaculaire
Le 17 décembre dernier s'est tenue à Paris la première cérémonie des Craypion d'or. Loin d'une moquerie en bande organisée, une véritable déclaration d'amour au web des origines.
Les Craypion d’or1 qui ont eu lieu vendredi 17 décembre à Paris, sont l’équivalent pour le web des Gérards du cinéma ou des Razzie Awards aux États-Unis. Mais contrairement à ces deux cousins réductibles au «pire du cinéma», les Craypion d’or sont plus subtils à définir. Dans sa dépêche de compte-rendu, l’AFP a bien pris soin de ne pas utiliser le mot «pire» . Les Craypion sont pour l’agence un «prix ironique honorant un site ou une création web “venue d’ailleurs, aux couleurs chatoyantes et au look qui pique les yeux”. Rien à voir avec la dépêche traitant des Gérards du Cinéma, titrée «le pire du cinéma français».
Célébration d’un Internet alternatif
Cette prévention de l’AFP n’est pas anodine. Elle permet de mieux comprendre le sens des Craypion d’or qui ne récompensent pas le «pire» d’Internet mais plutôt un autre Internet. Le palmarès (dont voici quelques uns des prix) en témoigne:
- Craypion d’or 2010: Maisey-le-Duc
- Site internet de l’année: Désirs d’avenir v 1.0
- Site e-consulting de l’année: Tatayoto web design
- Site d’entreprise de l’année: Soirée Fiesta
- Artiste de l’année: Jean Michel du 59
Le créateur des Craypion, le blogueur Henry Michel, esquisse cet autre Internet dans une vidéo publiée sur Citizenside:
On est une communauté de gens qui aimons le web. Et on a des parents, des tontons, des cousins, des petites sœurs qui utilisent le web d’une manière qu’on peut snober au début mais ils s’éclatent avec ça, ils s’éclatent avec leurs contenus. Mon père, il envoie des Powerpoint de 20 Go par mail et ça me fait mourir de rire et je l’aime. C’est un peu ça: ce sont des gens qu’on aime mais qui nous font mourir de rire.
Quand les Gérards de la télévision espèrent —non sans ironie— «améliorer la qualité des programmes et des animateurs» grâce à leur «critique constructive du PAF», les Craypion d’or prennent le web tel qu’il est et ne cherchent surtout pas à l’améliorer. Tout se passe comme si le jury regrettait que Ségolène Royal ait redesigné son site Désirs d’avenir suite aux railleries de la communauté Internet.
Back to the roots
Les Craypion d’or célèbrent le mythe d’un web des origines, en partie perdu, dont il ne resterait que quelques survivances méritant leur place au patrimoine mondial des Internets, ou tout du moins au palmarès des Craypions. Ce web «qu’on aime» et qui nous fait «mourir de rire», c’est le «web vernaculaire» tel qu’il a été défini par Olia Lialina, pionnière du net.art et professeur à la Merz Academie de Stuttgart. Dans un essai visuel publié en ligne en 2005, l’artiste recense quelques unes des figures de cet Internet primitif, essentiellement des années 90, construisant une «culture de la homepage»:
- Les panneaux “Under construction”, symboles d’un Internet amateur, en perpétuelle construction où la destination la plus commune des clics était une page n’existant pas encore. «Pas à pas, les internautes ont développé des pages plus fonctionnelles et il est devenu moins nécessaire de nous avertir, spécifiquement avec des panneaux routiers, des informations manquantes. Mais ils n’ont pas disparu», écrit Lialina.
- Les fonds d’écran étoilés, vestiges d’une époque où le web se voyait comme un nouveau territoire. «L’Internet était le futur, il nous emmenait dans de nouvelles dimensions, plus proches d’autres galaxies», selon Lialina.
- Les sons Midi, ersatz des futurs MP3 qui allaient régner sur l’Internet des années 2000. Leur très faible qualité en a fait des objets du patrimoine commun d’Internet, souvent sans copyright, échangeables à l’infini comme un gif animé. En général utilisés pour “sonoriser” une page web, les fichiers Midi étaient souvent des reprises de grands tubes, comme cette version de Final Countdown exhumée par Olia Lialina.
- Le message “Welcome to my home page”, marque d’authenticité sur les sites personnels, «slogan du web 1.0»2 . Selon Lialina, «cela montre qu’une vraie personne a créé le site et non un quelconque département en marketing ou un système de gestion de contenu».
Le carcan du webdesign
Camille Paloque Bergès, enseignante au département informatique l’IUT de Belfort-Montbéliard, a repris et précisé les travaux d’Olia Lialina dans un article en anglais Remediating Internet trivia : Net Art’s lessons in Web folklore 3 .
The title “VernacularWeb” shows an attempt at finding topicality in media language forms specific to the WWW medium – the vernacular being a concept used in linguistics and pointing at languages pertaining to local communities and usually resistant to institutionalization. In terms of vernacularity, localism is key: homepages recreate little homes connected by a sense of group or at best, community. [...] The vernacular Web is expressed in folkloric terms. First, it creates a popular niche in technology use, relying on cheap hosting (free with advertisements or at low-cost) and handling Web design in a dilettante posture (bugs and typos abound, along with the very much used “Website Under Construction” compulsory segment). Popular Webdesign is acknowledged as cultural material consistent in the universe of amateur Webdesign: low-cost, lowbrow productions elaborated in DIY frame logic. Second, it turns self-mediation into collective appropriation of popular topics, relying on the same discursive patterns used over and over again – for instance the expression of self through life tastes and curriculum vitae, the hobbyist expression of fan cultures, etc. Intensive and repetitive use of fixed-forms iconography such as Webpage wallpapers, animated gifs, midi music, shiny buttons, moving arrows, customized Webforms) are other dimensions of a shared iconography on the collective scale. The vernacular Web creates its own traditional frame, but a tradition based on a “bricolage” perspective, picking up and rearranging Web elements from the same toolbox rather than innovating.
Comme les artistes du net.art qu’évoque Camille Paloque Bergès dans son article, la chanteuse M.I.A. a repris les codes du «web vernaculaire» dans un clip paru en 2010, dans une volonté de ré-esthétiser ces objets relégués dans le «goût barbare»4 dont parlait Pierre Bourdieu.
Mais la meilleure théoricienne du «web vernaculaire» est sans doute Ségolène Royal, dans un discours en septembre 2009 quelques jours après la polémique autour du lancement de son site Désirs d’Avenir: «Je ne veux pas un site comme ça avec des traits. Non, moi, je ne veux pas de ça. Je veux un site qui nous ressemble et pas nous qui ressemblions au site».
Les gestes qu’esquisse Ségolène Royal quand elle évoque les «traits» symbolisent dans l’espace la prise de pouvoir du web institutionnel par le carcan du webdesign. La socialiste fait le lien entre cette évolution esthétique et une confiscation de la parole qui a de quoi surprendre à l’heure du web social: «on cherche à contourner le mur du pouvoir, on cherche à contourner le mur des médias, on cherche à mettre en commun nos intelligences, on cherche à donner de la visibilité à ceux qui ne parlent pas».
Cette «culture de la homepage» a en grande partie disparu de la visibilité médiatique, chassée par la rationalisation opérée par les “experts du web”, «le très très puissant lobby d’Internet» dénoncé par Ségolène Royal. Camille Paloque Bergès situe ce tournant à la fin des années 90:
The production of homepage culture has largely been disregarded as trivial, mostly by the new Web experts, a profession born at the end of the 90’s in the midst of the Internet bubble. Web expertise has based its norms and standards in opposition to Web folklore, considered as messy and useless in terms of design and content production.
Ces “experts” ont fixé les usages et les normes graphiques, aboutissant à l’esthétique épurée du web 2.0 qui se cristallise vers 2004-2005. Les éléments folkloriques du «web vernaculaire» disparaissent au profit des «traits» dénoncés par Ségolène Royal.
C’est selon cette même logique que MySpace, trésor de créativité populaire grâce à la possibilité de configurer simplement le html de sa page perso, est devenu “ringard” au profit de Facebook, dont le code html des pages n’est pas modifiable par les utilisateurs. Signe de la défiance du site à l’égard de l’esthétique populaire, les gif animés ne s’animent pas sur les walls Facebook.
Bienveillance du LOL sur le web folklorique
Depuis quelques années, on assiste à une forme de revival du «web vernaculaire», porté notamment par la «culture LOL»5. Cette nouvelle avant-garde du web qui veut voir Internet comme un vaste espace de jeu trouve une alliance objective avec la «culture de la homepage»: comme elle, elle rejette les «experts du web», tournant en ridicule toute forme de rationalisation des pratiques, exaltant en creux la puissance du web «barbare». Les Craypion d’or s’inscrivent dans cette bienveillance presque paternaliste du “LOL” à l’égard du web folklorique: les prix sont remis «sans moquerie mais avec une franche sympathie», indiquent les organisateurs dans leur communiqué de presse. Le créateur de la cérémonie Henry Michel tient à faire la distinction entre «deux types de lauréats»:
Les Craypion distinguent les professionnels qui se prennent au sérieux mais nous font rire, et les amateurs, qui s’affranchissent des règles esthétiques, graphiques et communautaires pour assouvir leur passion du web6
La tendresse pour le web folklorique se conjugue donc avec une certaine défiance pour les “professionnels”, comme si les “loleurs” reprochaient à ces «experts» d’avoir tué la créativité populaire de l’Internet des années 90. On y reviendra plus tard. En attendant, comme souvent sur le web, rien ne vaut un lolcat pour résumer une idée.
À l’heure où l’utopie du web 2.0 paraît dépassée —ce n’est plus la vidéo amateur Evolution of dance qui domine les charts YouTube comme en 2007 mais des clips de Justin Bieber et de Lady Gaga— les “loleurs” opèrent un retour symbolique vers le web 1.0 vu comme une terre sauvage, dont les Craypion d’or sont le symptôme. Une prise de conscience semble guider ce mouvement: ce ne sont pas dans les lignes épurées de Flickr que se trouve la vérité sociologique de l’Internet, mais plutôt dans les bas-fonds de Google Images et la mise en valeur de ce patrimoine n’est qu’un juste retour des choses. Dès lors, on ne s’étonnera pas que l’élite du “LOL” mondial se retrouve sur 4chan7, un forum à l’esthétique pauvre et aux fonctionnalités très limitées.
LOL et mèmes, progénitures hybrides du réseau
Le langage “LOL”, en fait, est un exemple typique de l’Internet aujourd’hui, à la fois vernaculaire et institutionnel. Robert Glenn Howard, professeur de communication et arts à l’université du Wisconsin, directeur du programme Digital Studies, estime que le web participatif (qui se confond assez largement avec le web contemporain), est un inextricable mélange de vernaculaire, de commercial et d’institutionnel8 :
When “folk” express meaning though new communication technologies, the distinction between folk and mass is, as Dorst suggested, blurred by the vernacular deployment of institutionally produced commercial technologies. In online participatory media, the distinction is further blurred because the content that emerges intermingles vernacular, commercial, and institutional interests. Vanity pages are often placed on commercial servers that mix advertising with the personal content. Most commonly today, this mixed content is found on blogging and social networking sites like Blogger.com, MySpace, and Facebook. Not only do these free hosting services mix commercial content with advertising, but they also place limits on the kinds and forms of content hosted. In this way, these new media forms incorporate both folk and mass cultural content, interests, and agencies.
Situé à l’intersection entre web «barbare» et culture de masse, les “mèmes”9, comme Sad Keanu par exemple, reprennent en général du matériau issu des médias et des industries culturelles qu’ils retraduisent en langage web avec des références vernaculaires, issues d’une culture web “pure”. Le folklore 2.0 est en passe de devenir un sous-genre des industries culturelles.
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Article initialement paru sur Culture Visuelle, Les Internets.
Illustrations: CC gbaku
- Disclaimer: cérémonie organisée par des amis dans laquelle j’ai remis un prix [↩]
- Camille Paloque Bergès “Remediating Internet Trivia: Net Art’s lessons in Web Folklore“, in revue ESSACHESS, volume 3, n°2(6), “Médiations et Médias” [↩]
- “Remediating Internet Trivia: Net Art’s lessons in Web Folklore“, in revue ESSACHESS, volume 3, n°2(6), “Médiations et Médias”. Les passages sont mis en gras par l’auteur de ce blog [↩]
- Pierre Bourdieu, La Distinction, Critique sociale du jugement, Les Editions de Minuit, p. 45 [↩]
- Monique Dagnaud, De la BOF génération à la LOL génération, Slate.fr, 2010 [↩]
- Entretien par chat, 23 décembre 2010 [↩]
- Sur 4chan, lire les excellents billets de Patrick Peccatte sur Culture Visuelle, Les flux d’images sur 4chan et La fabrique des images sur 4chan [↩]
- Electronic Hybridity: The Persistent Processes of the Vernacular Web, in Journal of American Folklore, 121, Spr 2008 [↩]
- Il faudra bien que je me fixe un jour sur l’utilisation ou non de ce terme. Issu des travaux du biologiste Richard Dawkins dans les années 70, le terme “mème” n’est pas forcément le meilleur pour traduire la complexité de ces nouveaux objets culturels web. Le terme s’est en tout cas imposé dans les médias, même si on relève un sens différent dans les médias français (notion de remix) ou américains (notion plus large de buzz) [↩]
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