Ce qu’Internet a changé dans le travail (et la vie) des écrivains
Tant dans leur vie personnelle que dans la pratique de leur art, les écrivains se mettent à Internet: bienvenue au 21ème siècle!
Cet article a initialement été publié sur Rue89
Même Modiano ! Oui, même Patrick Modiano, collectionneur obsessionnel d’annuaires anciens, chasseur d’ombres d’un bottin poussiéreux à l’autre, a fini par se mettre à Internet.On s’en fiche ? Pas ses lecteurs : le Web a modifié l’imaginaire de l’écrivain. Ou disons, au minimum, la fin de son roman « L’Horizon », paru en mars. Révolution modianienne : les gens ne s’évanouissent plus dans la nature. Même s’ils ont changé de pays trente ans plus tôt, on peut les retrouver d’un coup de Google.
A 65 ans, Patrick Modiano est sans doute l’un de derniers écrivains français à avoir découvert Internet. Mais, comme la plupart de ses confrères, cet outil, même s’il se dit peu fan, a chamboulé son univers mental.
« Entre solennité de la lettre et bavardage anodin du téléphone »
Après des années de tâtonnement, ce sont moins les épiphénomènes de la Toile que ses constantes qui travaillent les écrivains. Internaute forcené – il a deux blogs, l’un historique et l’autre plus récent, répond dans la journée à la plupart des mails qu’il reçoit – l’écrivain et médecin Martin Winckler évoque le « ressort fictionnel » que constituent les échanges par tchats et les mails, qu’il a déjà utilisés dans « Histoires en l’air », « La Trilogie Twain » et »« Le Chœur des femmes ».
Son confrère trentenaire Arnaud Cathrine développe :
En tant que romancier, c’est la prise de parole qui m’intéresse. Et le mail induit une manière de s’adresser à l’autre, quelque part entre la solennité de la lettre et le bavardage anodin du téléphone qui bouleverse complètement les cases. C’est fascinant.
J’ai effleuré la question dans mon dernier roman, “Le Journal intime de Benjamin Lorca”, mais je vais pousser l’expérimentation plus loin.
Il aura fallu du temps aux écrivains pour saisir les subtilités du courriel et comprendre qu’il ne s’agissait pas que d’une lettre reçue plus vite. Résultat : on aura subi une décennie de mauvais romans épistolaires par mails avant de pouvoir en lire, enfin, un bon.
« Quand souffle le vent du nord » de Daniel Glattauer a remporté un succès mondial. Qui s’explique, au-delà de sa belle histoire d’amour virtuelle, par la façon dont Daniel Glattauer s’empare réellement du média.
Il prend en compte les différents types de langage et d’adresses qui lui sont propres (plus grand proximité, intimité plus immédiate, échanges courts ou longs en fonction des circonstances…), et, surtout, sa temporalité.
Même si on ne s’en rend pas forcément compte dans la kitschissime bande-annonce concoctée par son éditeur français.
« Avant, je passais un temps fou à la bibliothèque »
Si Internet s’installe dans l’univers mental des écrivains, il joue, chez beaucoup, un rôle à la fois plus prosaïque et fondamental. Son usage a révolutionné le travail de recherches, préalable à l’écriture. Et on ne parle pas seulement de Michel Houellebecq et de l’accusation de plagiat de Wikipédia portée contre lui . Il a répondu à la polémique.
Auteure de polars, Dominique Sylvain détaille les bouleversements induits dans son travail :
Lorsque j’ai commencé à écrire, en 1994, il fallait chercher les infos dans énormément d’endroits, interroger un nombre ahurissant de personnes. C’était coriace.
Maintenant, chaque fois que j’ai besoin de penser à un personnage, et de le visualiser dans son environnement, je vais sur Google Earth, et je me balade virtuellement dans le quartier. C’est d’autant plus nécessaire que je vis à Tokyo….
Pour un de mes romans, je devais me renseigner sur la Brigade fluviale de Paris. Impossible de parler à des policiers par la voie normale. Mais via un forum, je suis tombé sur un plongeur de la Fluviale en année sabbatique qui n’était pas soumis au devoir de réserve, et a pu m’expliquer, entre autres, comment on va repêcher un corps au fond de la Seine.
Ce n’est pas Internet contre les livres ou les rencontres : il y a un va-et-vient permanent.
Arnaud Cathrine poursuit :
« Avant, disons jusqu’à il y a sept ans, je passais un temps fou à la bibliothèque de Beaubourg ou à la BNF. Maintenant, je n’y vais que très peu. En ce moment, j’écris un texte sur mes livres de chevet, parmi lesquels il y a les œuvres de la dramaturge britannique Sarah Kane.
Sur DailyMotion, je peux retrouver des extraits entiers de différentes mises en scène. C’est vertigineux.
Mais ça l’est aussi de se rendre compte qu’il y a des “ trous ” sur Internet, ou que certains ouvrages sont introuvables même sur PriceMinister. Dans ces cas-là, je retourne à la bibliothèque… »
« J’ai préféré me protéger, et protéger mon écriture »
Même si Internet les a amené à rester plus chez eux, l’outil a sorti les écrivains de leur proverbiale solitude. Quand Geneviève Brisac « [se] sent seule au monde et pense que personne ne [la] lit », elle se rassure grâce aux échanges qu’elle a avec ses lecteurs (« enfin, des lectrices à 80% ») par mail ou via Facebook.
Dominique Sylvain, installée au Japon, se sert du site 813.fr pour rester en contact « permanent » avec la communauté des polardeux français. Elle trouve par ailleurs dans les échanges cybernétiques avec ses lecteurs « une vraie source d’énergie » :
Les rapports sont moins superficiels qu’on ne le dit, on va à l’essentiel.
Arnaud Cathrine se méfie de « l’hystérisation des rapports » que cette plus grande proximité auteur/lecteur apparente peut induire. Quand Emmanuelle Pagano, qui avait ouvert un blog, entre autres, parce qu’elle habitait dans un « endroit très isolé », se réjouit qu’Internet soit « un horizon de l’écriture par les liaisons, les connexions et les lectures. Il permet de lier, de lire et de relire ».
Cela dit, elle a fermé son blog, qu’elle concevait comme une « fabrique d’écriture » où elle exposait ses idées et documents de travail :
Certaines choses ont été mal interprétées, alors j’ai préféré me protéger, et protéger mon écriture. Sur Internet, il n’y a pas assez de distanciation, tout est pris au pied de la lettre.
Limite de l’exposition et du partage…
« Internet relance des formes de littératures populaires »
A côté de ces auteurs « mainstream », qui utilisent intensivement Internet mais continuent d’être publiés sur papier, il existe une branche de littérature d’avant-garde, qui ne peut exister sans le support du Web.
Professeur de littérature à Grenoble III, auteur de « Machines à écrire », « Littérature et technologie du XIXe au XXIe siècle », Isabelle Krzywkowski s’appuie sur l’exemple de « La Disparition du général Proust » de Jean-Pierre Balpe, texte proliférant, en constant développement, pour expliquer :
Internet est en train de relancer des formes de littératures populaires extraordinaires. Il y a une inventivité impressionnante qui est liée à l’évolution de l’outil.
Avec une conséquence :
Tout le monde peut se saisir de l’écriture.
Au temps pour les vieux réacs persuadés qu’Internet va tuer la littérature.
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Article initialement publié sur Rue89
Image CC FlickR par Anonymous Account
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