La révolution tunisienne, une seconde décolonisation

Le 29 janvier 2011

De l'indépendance en 1956 à la révolution de janvier 2011, retour sur cet évènement majeur de l'histoire tunisienne mis en perspective avec les mouvements de décolonisation et les révolutions de la fin du 18ème siècle.

Samedi 22 janvier, 300 habitants de Menzel Bouzaiane ont pris la route de Tunis. Dans chaque village traversé, des volontaires ont grossi les rangs de ce convoi hétéroclite, au son des motos, des camions et des camionnettes. En chemin, les modestes marcheurs ont été rejoints par des syndicalistes, des journalistes et des défenseurs des droits de l’homme. Le soir, à Regueb, ils étaient plus d’un millier.
Dimanche, c’est une partie de la Tunisie rurale qui convergeait vers Tunis : la veille, d’autres manifestants étaient partis de Kasserine et de Gafsa avec la même intention de bouter hors de la Primature des ministres majoritairement issus de l’ancien régime.
Après la marche, le sit-in. Bravant le couvre-feu, ils campent maintenant pacifiquement devant le siège du gouvernement de transition, pour « faire tomber les derniers restes de la dictature » .

Tout semble aller si vite. La Tunisie s’apprête-t-elle à connaître sa révolution d’octobre, moins de deux semaines après celle qui a vu le système Ben Ali s’effondrer avec une belle mais suspecte rapidité ?

La fête de la fédération, le 14 juillet 1790 au Champ de Mars

Révolutions : montée des peuples vers les capitales

La mécanique centripète de la Révolution tunisienne n’est pas une réelle nouveauté. Issus des provinces rurales du centre-ouest, les marcheurs tunisiens écrivent une nouvelle page de l’histoire longue des révolutions du monde moderne, effectuées des périphéries vers le centre des Etats. Ainsi, contrairement à ce que l’on dit souvent, la Révolution française n’a pas commencé à Paris le 14 juillet 1789 avec la prise de la Bastille, mais dans plusieurs villes de province, secouées par des émeutes plusieurs mois auparavant. Le 14 juillet 1790, les milliers de jeunes gens qui affluent vers Paris pour fraterniser et devenir des héros nationaux sont bel et bien issus des fédérations régionales, créées par les patriotes pour constituer une chaîne de défense provinciale et protéger la Révolution.

Le nom de « caravane de la libération » ne trompe pas sur l’autre nature de ce qui se passe. Les Tunisiens comparent eux-mêmes leur Révolution avec les plus belles journées de l’indépendance de 1956.

Aux Etats-Unis (de 1775 à 1783), à Genève (1782), aux Provinces-Unies (de 1783 à 1787) comme dans les Pays-Bas autrichiens (1789), les révolutions du 18e siècle furent souvent des guerres d’indépendance, dirigées contre des empires et des puissances coloniales. Pendant la Révolution française, les attaques contre la monarchie furent également inspirées par le rejet du parti de l’étranger incarné par Marie-Antoinette, mais aussi par la fuite du roi en juin 1791, ressentie comme une trahison et une collusion avec les monarchies ennemies.

La Révolution tunisienne ne serait-elle donc que l’héritière des Révolutions qui marquèrent la fin du 18e siècle ? Serait-elle le prélude à un cycle de Révolutions méditerranéennes, deux cents ans après les Révolutions atlantiques ?
Ce n’est pas si simple. Le contexte est différent et affirmer, comme Jean Tulard, que 2011 serait « l’an 1789 de la Révolution tunisienne » porte des mauvais relents de néocolonialisme.

Cette révolution est tunisienne

Cette Révolution est tunisienne et pas française, surtout pas française. En 1956, plus que les Tunisiens, c’est l’Etat qui s’est libéré de la métropole. La décolonisation restait incomplète : la population, elle, continuait à faire les frais des cynismes de la Françafrique, une colonisation qui ne disait plus son nom.

Pendant cinquante ans, tous les gouvernements français ont couvert les dictatures de Bourguiba et de Ben Ali. C’est pourquoi la polémique provoquée par la cécité ou la maladresse diplomatique de la France a de quoi surprendre par sa naïveté.


Quand Michèle Alliot-Marie, ministre des affaires étrangères, propose le « savoir-faire » des forces de sécurité françaises aux autorités tunisiennes, quand Frédéric Mitterrand, ministre de la culture, refuse de reconnaître que le régime de Ben Ali est une dictature, ils s’inscrivent parfaitement dans le long terme de la politique extérieure nationale : depuis 1956, la France ne cherche pas à être l’amie du peuple, mais de l’Etat tunisien, à n’importe quel prix.

Voilà pourquoi la Révolution de 2011 s’apparente à une seconde décolonisation. Vécue comme une guerre de libération, une guerre d’indépendance du peuple tunisien, la Révolution tunisienne est à la fois et inévitablement dirigée contre son propre Etat et contre la France, dont l’ombre a continué de planer au-dessus des évènements: une rumeur selon laquelle les troupes françaises étaient sur le point de débarquer à Bizerte n’a-t-elle pas couru pendant quelques jours? (Le Monde, 25 janvier 2011).

Voilà pourquoi en refusant de reconnaître le gouvernement issu du benalisme, le peuple tunisien peut, à condition de ne pas tomber dans l’embuscade américaine, définitivement sortir de la période postcoloniale.


Billet publié initialement sur
le blog Lumières du Siècle
Crédits images:
Guebara Graphics [CC-by-nc-sa] via Flickr ; La fête de la Fédération, 14 juillet 1790 au Champ de Mars, Paris par Charles Thévenin, Musée Carnavalet [Domaine public] via Wikimedia Commons ; Graff par the Abode of Chaos [Certains droits réservés]

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