Les Kiosques numériques sont-ils le problème ou la solution de la presse en ligne?

Après l'annonce de Google et Apple de vouloir créer des kiosques numérique, de nombreux éditeurs se posent la question de leur liberté face à ces deux entreprises. Décryptage d'une presse en crise.

L’annonce n’est guère une surprise : que Google projette d’être présent sur le segment de la vente des journaux est parfaitement cohérent avec sa stratégie. Quand Eric Schmidt (CEO de Google) explique tout le bien que Google peut faire à la presse, évidemment, on se pose des questions. De son coté, Apple fait aussi fureur dans les médias de presse écrite en exigeant des éditeurs une exclusivité de la commercialisation de leur application, seul le couplage d’une édition papier et d’une édition iPad serait autorisé par l’entreprise à la Pomme. …

Avec le numérique, la presse vit un premier traumatisme qui résulte de l’ouverture de nouveaux canaux de distribution, et de la monétisation problématique des contenus éditoriaux sur ces nouveaux canaux. Les métiers d’éditeur de presse restent fondamentalement inchangés : élaborer du contenu, et si possible « de qualité », « enrichi », « augmenté » : les possibilités offertes de diversification et d’enrichissement des contenus sont démultipliées.

C’est ainsi du côté marketing que les bouleversements sont les plus radicaux. La France est un exemple en la matière :  fini le bon temps des NMPP/MLP qui assuraient la vente au numéro, et celui des mailings qui bon an mal an ont permis la croissance des abonnements. Les NMPP/MLP,  à l’image des éditeurs de presse dont elles sont l’émanation,  ont le « papier » comme culture, et n’ont  pris le virage du numérique que tardivement et timidement. Presstallis (ex-NMPP) a certes créé un kiosque numérique, « madeinpresse » : mais qui le fréquente ?

Des éditeurs ont pris des initiatives en dehors du système coopératif. Lagardère a créé Relay, quelques éditeurs de la PQN mettent en place une offre numérique. Des non-éditeurs aussi créent des kiosques numériques – lekiosque.fr, en est un, et certains courtiers aussi (Viapresse par exemple). On trouve de tout, dans ces initiatives, du papier, du numérique, de la vente au numéro, de la vente à l’abonnement, de la vente d’articles, des offres mulitplateformes…

Mais la France n’est qu’une province, et Apple s’est mis en premier sur le marché mondial de la distribution des produits de presse numériques. Dans sa suite, tous les fournisseurs de smartphone et de tablettes.  Avec ces nouveaux acteurs, se pose un problème de taille – un marché mondial qui échappe aujourd’hui aux acteurs nationaux, et la force commerciale des nouveaux entrants est hors de portée pour des opérateurs purement nationaux, qu’ils soient éditeurs ou non.

Les kiosques numériques se multiplient. Quelles conséquences pour les éditeurs ?

Le risque principal est que les éditeurs laissent se recréer un environnement connu : celui des « collecteurs » et autres « courtiers », que ces derniers imposent leurs conditions commerciales et qu’ils captent tout ou partie des informations permettant de qualifier le lectorat d’un titre de presse. L’existence de ces nouveaux courtiers n’est pas un mal en soi. Elle est bénéfique si l’on parle de volume, voire de la marge, car les conditions tarifaires des boutiques en ligne (iTunes, Blackberry etc) sont plus favorables que celles de la plupart des distributeurs physiques.

Ce qui paraît plus dommageable pour la presse, c’est que les conditions commerciales soient définies par le réseau, et surtout, que le réseau rompe dans la plupart des cas le lien entre éditeurs et lecteurs. Comment mettre en place des offres spéciales ? Avoir une stratégie marketing efficace en matière de positionnement, de fidélisation de ses lecteurs? Comment développer une stratégie de vente adaptée à son produit quand le réseau isole le lecteur de l’éditeur, voire est en mesure d’adopter une stratégie commerciale contraire aux intérêts des éditeurs ?

La presse est ainsi confrontée à l’émergence d’une économie de réseau qu’elle ne maîtrise pas, ou qu’en partie, alors même que la gestion d’une telle économie est traditionnellement, en France tout au moins, un des points faibles du secteur.

Quels atouts pour les éditeurs ?

1. L’innovation éditoriale

Alors qu’un nouveau média – Internet et plus généralement les supports numériques – voyait le jour, les éditeurs n’avaient aucune visibilité sur les bouleversements d’usages qu’allait apporter une telle révolution. Ceci pendant des années. Et même aujourd’hui, aux États-Unis, seulement quelques éditeurs ne sont que récemment sortis du lot grâce à leurs expérimentations. C’est le cas de Wired, qui très vite à compris les nouveaux usages de consommation qu’apportaient les tablette tactiles.

“L’arrivée de la tablette offre un grand champ d’expérimentation pour le futur des médias. Dans les prochains mois, nous intégrerons un média social, et nous offrirons une variété de versions et de modalités d’abonnement numérique. Nous apprendrons à travers l’expérimentation, et nous allons observer dans le détail ce que nos lecteurs nous apprendrons sur comment il veulent utiliser leur tablette.”

Chris Anderson Rédacteur en chef de Wired, 26 Mai 2010

Lors de la sortie de l’iPad, Chris Anderson avait en effet toutes les bonnes raisons de croire que l’avenir se trouvait sur les tablettes. Au cours de la première année de commercialisation, le marché des tablettes a véritablement stoppé net la progression des netbook. Avec près de 15 millions d’iPad vendus, Apple a réussi à conquérir un marché qui n’existait pas il y a encore un an. Apple a réussi à positionner sa tablette comme un outil de consultation de média, ce qui a déclenché l’engouement de bon nombre d’éditeurs.

Le premier exemplaire du journal Wired s’est vendu à plus de 100.000 exemplaires – soit 25.000 de plus que la version papier. Créant ainsi un buzz incroyable sur internet. Pourtant dès le second numéro, les espoirs s’évanouissent avec des ventes divisées par 3, pour atteindre péniblement les 33.000 ventes. La chute des ventes ne s’arrêtera pas là, puisque le troisième numéro se vendra à 28.000 exemplaires, malgré une baisse du prix.

Que s’est-il passé durant ces quelques mois pour la demande retombe aussi vite ?

Michael Philippe, co-fondateur de “Lekiosque.fr” propose une réponse. Selon lui, 67% des lecteurs souhaitent retrouver sur leur tablette leur journal papier. Adieu l’innovation et l’enrichissement de l’information : les usages ne sont pas encore installés. Surtout que du coté des éditeurs, le développement d’un journal enrichi tel que Wired ou Paris Match coûte extrêmement cher, et ne peut être créé pour tous les titres de presse.

La problématique qui se cache derrière cette incroyable déception, est celle de la fidélisation des lecteurs. En l’absence de contenu innovant, et d’évolution dans la gestion du lien entre le titre de presse et les lecteurs, les pratiques semblent aujourd’hui se cantonner à des usages “classiques” ou tout au moins déjà connus. D’où un effet déceptif : les attentes aujourd’hui portent sur l’innovation éditoriale. Seuls 9 % des utilisateurs d’iPad  disent ne pas être intéressés par la lecture de leur magazine sur la tablette. Les fonctionnalités plébiscitées pour la lecture interactive sont la vidéo (75 %), de nouveaux contenus (73 %) et des galeries de photos (71 %) (Source : Etude d’Um et de Time Inc., citée par les Clés de la Presse, n°21 janvier 2011).

La tablette numérique n’est pas le remède miracle aux maux de la presse, de même que le numérique, tablettes ou autres, n’est pas la cause de tous ces maux. Ce ne sont pas les “contenants” qui sont en cause, mais les “contenus”. La cannibalisation du papier par le numérique apparaît de plus en plus clairement comme un mythe, qui masque l’incapacité à gérer diversement les contenus en fonction des supports à la disposition des éditeurs. En l’absence d’innovation éditoriale, on offre partout le même produit, parfois payant, parfois gratuit, en ignorant les diversités d’usage et d’attente tout en initiant un cycle de destruction de valeur.

Le challenge éditorial des éditeurs se dessine peu à peu : des contenus adaptés aux contenants, donc de l’enrichissement, et une réactivité éditoriale accrue en raison de modes de consommation eux-mêmes beaucoup plus versatiles que dans le passé. En ce sens, le confort de l’abonnement (et plus encore celui de l’abonnement par prélèvement bancaire) va rapidement se transformer en souvenir, tandis que les incertitudes et fluctuations de la vente au numéro sont appelées à rythmer la vie de l’éditeur…comme il y a 50 ans.

2. L’innovation publicitaire

Cette même étude nous apprend que :

“Les annonces sur la tablette d’Apple retiennent l’attention à 86 % et sont même appréciées pour leurs fonctions interactives pour 82 % des répondants”

Source : Les Clés de la presse du 21 janvier 2011

Ce n’est bien sûr pas le réseau, mais l’éditeur qui est à même d’inventer de nouveaux formats publicitaires, plus événementiels, plus informatifs, plus  interactifs, sur la marque annonceuse. Passer de la vente au poids à une approche qualitative en matière publicitaire, à condition bien sûr d’être en mesure de connaître ses lecteurs et de pouvoir les qualifier.

3. L’innovation commerciale

En matière de marketing, tout est à inventer. Lekiosque.fr souhaite par exemple développer une nouvelle offre, permettant la consultation de 5 magazines par mois pour moins de 5 euros. Cette offre commerciale s’adapte à notre nouvelle consommation de l’information. Nous ne sommes plus fidèle à un seul journal, ni magazine. Nous nous laissons guider par une première de couverture, un dessin, une info, une exclu, puis dans second temps, par le nom du journal. Cette offre permettra ainsi d’apporter un souffle d’air frais sur les offres d’abonnement aujourd’hui en place.

Cette prise de position a pour elle le mérite de la rationalité économique. Elle répond à une problématique de réseau de distribution, de son animation, de ses performances. Elle ne se substitue pas à la politique commerciale de l’éditeur. Encore qu’on ne sache pas quel type de remontée qualitative vers l’éditeur va être acceptée par ce nouveau kiosque numérique. Nul doute que la qualité de ces remontées constituera un avantage concurrentiel déterminant pour le réseau qui jouera pour, et non contre, les éditeurs.

Dans ce jeu commercial, les éditeurs ont donc des atouts fondamentaux : eux seuls ont la maîtrise de l’innovation éditoriale et publicitaire; eux seuls ont la maîtrise d’une politique marketing sophistiquée de couplage et d’offre éditoriale composites ( les produits de base et des produits dérivés); eux seuls ont la maîtrise leur marque hors réseaux de distribution, via les réseaux sociaux (à titre d’exemple : la part des lecteurs qui “fréquentent” une marque non par accès direct au site mais par recommandations d’article via Facebook, twitter etc… est grandissante : près de 50% pour des sites comme OWNI ou Rue 89)

Tous ces atouts sont mis en danger en l’absence d’un maîtrise des réseaux de distribution : c’est ce qui prend forme si la logique Apple s’impose.

Le nœud gordien : comment gérer les réseaux de distribution ?

Pour les éditeurs, cette interface commerciale peut vite devenir un réel handicap pour le développement de leur stratégie commerciale. Les Google et autres Apple font peur aux éditeurs, car économiquement, aucun éditeur ne peut rivaliser avec la taille de ces poids lourds. Le choix cornélien est alors de faire le choix le moins pire : accepter les conditions commerciales imposées (sur sa boutique d’applications, Apple ponctionne 30% du prix final, lequel n’est même pas libre), et ne plus avoir de contacts avec ses lecteurs, ou alors ne pas y apparaître, mais ne pas profiter de cette formidable vitrine.

En quelques mois, Apple s’est imposé comme une alternative obligée à la diffusion des titres de presse. Aujourd’hui, Apple, Google et autres opérateurs de smartphone prennent les moyens de  s’imposer sur la commercialisation du produit de presse. Pourtant, les relations commerciales de proximité avec son réseau sont une des bases fondamentales du bon fonctionnement d’un média, réactif qui évolue en fonction de son auditoire.

Apple commet une erreur stratégique en imposant aux éditeurs de renoncer à leur propre système de commercialisation de leurs versions tablette ou smartphone pour que leur présence dans Applestore soit maintenue. En effet, de deux choses l’une :

  • soit  Apple est en position dominante sur ce marché de la distribution de la presse. Il serait étonnant qu’une autorité de la concurrence ne sanctionne pas un tel comportement constitutif d’abus de position dominante.
  • soit Apple n’est pas en position dominante, et d’autres offres lui sont substituables. Alors Apple perdra des clients, et favorisera l’achalandage de ses concurrents.

Nous penchons pour la deuxième solution. Des I-stores se développent et vont se développer encore en concurrence frontale avec Apple (merci Google, merci Blackberry et autres vendeurs de smartphones ;) , établissant ainsi, du point de vue du droit de la concurrence, des offres de substitution pour le consommateur. L’initiative, en France, de la PQN de saisir la DGCCRF est fondamentale. Nous aurons enfin une analyse des marchés par les autorités françaises de la concurrence, et une mise sous surveillance de ce marché. Car d’autres risques existent : que les principaux acteurs coordonnent leurs actions, créant ainsi des oligopoles défavorables à l’intérêt du consommateur final, par exemple.

Les kiosques numériques sont en plein essor et promettent un réel développement des usages de lectures des journaux et magazines papiers. Ces kiosques sont un maillon d’un réseau émergeant et complexe de distribution de la presse, constitué de kiosques d’éditeurs, de kiosques de non éditeurs,  et bientôt de points de vente sur les réseaux sociaux, tandis que tout indique que la vente en kiosque va reprendre une part prédominante dans la diffusion des titres de presse par rapport à l’abonnement.

Plutôt que d’engager l’avenir de la distribution de la presse dans des conditions dictées par le réseau “non-éditeurs” il est crucial que les éditeurs maîtrisent l’organisation et le fonctionnement de ce réseau dans ses différentes composantes. Pour cela, ils disposent d’atouts, dans le domaine éditorial, dans celui de la publicité, et dans l’évolution de leurs méthodes de marketing et de promotion de leur marque. Et ils bénéficient d’une protection : le droit de la concurrence. Mais ils souffrent d’handicaps certains : l’inaptitude à l’innovation dans un environnement en forte évolution, et  l’absence de solidarité professionnelle.

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Crédit Photo Flickr CC : ஃ முதல் அ வரை / BenMarvin / angelicchiatrullall (yeppa!) / JmGall54 / K-Ideas

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