Margaret Mead, l’oubliée des débats féministes
Margaret Mead, anthropologue grande ignorée du discours féministe, a su utiliser son expérience de terrain et sa réflexion personnelle pour aboutir au concept de construction sociale des sexes qu’on connaît aujourd’hui. Petit hommage à rendre.
Rendons à Cléopatre ce qui lui appartient :
“Qu’il s’agisse de petites ou grandes questions, de parures ou de cosmétiques ou de la place que l’homme occupe dans l’univers, on retrouve toujours la distinction [...] des rôles attribués respectivement aux hommes et aux femmes.
Margaret Mead dans L’un et l’autre sexe, 1949
En 2011, cette réflexion de Margaret Mead n’est absolument pas novatrice. Mais dans les années 1930, les théories ethno-centristes dominent l’Amérique puritaine, bien loin de celles de Margaret Mead. Male and female sort aux USA en 1949 – la même année que Le deuxième sexe de Simone de Beauvoir – puis en 1966 en France sous le titre L’un et l’autre sexe. L’ouvrage remue les moeurs et est largement contestée par Derek Freeman, anthropologue dont la plupart des travaux ont eu trait à la contestation des travaux de sa consœur. Cette fois le questionnement va plus loin que sa première étude sur la simple question de l’existence d’une adolescence typiquement américaine.
Parmi toutes les femmes qui ont pu apporter leur grain de sel à la société, elle est à présent loin des projecteurs. Pourtant l’anthropologue, poussée par sa grand-mère à observer les comportement des autres depuis son enfance, a oeuvré de façon remarquable pour la “cause féminine”.
Margaret Mead détruisait dans son premier ouvrage, Moeurs et sexualité en Océanie (compilation parue en 1955 de deux de ses premières enquêtes entre 1928 et 1935) l’idée même d’une adolescence spécifique à l’occident. En publiant ses conclusions, elle est mise à l’épreuve de diverses contestations méthodologiques. Mais le plus important reste sans nul doute ce qui motivera le reste de sa carrière : tout est forgé par la société, y compris la différenciation sexuée.
Pour Numa Murard, sociologue et professeur à l’EHESS :
Si la validité de ses observations de terrain et son contenu purement ethnographique peuvent être contestables, le plus important est qu’elle a montré que les femmes et les hommes sont des constructions culturelles [...] et ce n’est pas seulement Margaret Mead qui est contestable. Dans l’âge d’or de l’anthropologie, même Malinowski 1 pourrait l’être : les observateurs venaient des pays industrialisés pour observer des pays non industrialisés. Pourtant ils ont permis une compréhension des sociétés.
Chacun est donc potentiellement contestable à ce moment là de l’histoire des sciences sociales. Ces années charnières sont marquées surtout par l’assertion que l’occident représente l’évolution. Et les autres sociétés siègent au bas de l’échelle. L’évolutionnisme quasi hégémonique en anthropologie (et Darwin) n’est guère loin et influence chaque recherche scientifique de l’époque.
Le féminin n’est pas une essence
Mead estime que les femmes possèdent des talents qu’elles n’utilisent pas et que “la société doit innover pour qu’elles puissent exprimer tout leur potentiel, qu’elles contribuent à la civilisation comme elles participent par ailleurs à la perpétuation du genre humain.» (ibidum).
Mettre les femmes, conditionnées par la société, au même niveau que les hommes, voilà un refrain encore d’actualité dans les propos féministes.
“La variabilité des caractères [des sociétés étudiées par Margaret Mead] permet de voir que le féminin n’est pas une essence” explique Numa Murard. En ça, elle marquera les prémices du féminisme actuel.
Elle puise dans ses recherches d’anthropologue des exemples. Ainsi, elle démontre donc que chaque culture définit les rôles masculins et féminins. Chez certains peuples, les hommes et les femmes ont une personnalité propre à leur civilisation dans laquelle ils ont été élevés. Chez les Mundugumor, les hommes et les femmes ont un tempérament brutal et agressif. Et ce sont ces dernières qui assurent presque entièrement la subsistance du peuple, détestent être enceintes et élever leurs enfants.
Les Arapesh, eux, sont attentifs aux besoins des autres. Et chez les Tchambuli [en], la femme a une place dominante et l’homme se présente comme un être émotif. À chaque société correspond ses caractères sexués dont les fondements se trouvent dans l’éducation.
Si le biologique n’a plus lieu d’être cité dans la construction des sexes, c’est parce que la nature est malléable et “qu’elle obéit aux impulsions que lui communique le corps social” . L’hypothèse de Margaret Mead permet de dégager les principes selon lesquels des types de personnalités différentes ont pu être assignés à des hommes et à des femmes dans l’histoire occidentale : les garçons devront dominer leurs émotions et aux femmes de manifester les leurs. Du pain béni pour justifier les comportements différenciés.
Son terrain ethnologique en Océanie démontre également que dans certaines ethnies, des traits de caractères comme la passivité ou la sensibilité sont typiquement masculins. Concluant que la culture façonne les identités sexuelles, elle constitue pour son époque une figure du culturalisme encore en application dans certains courants féministes et combattra toujours l’éternel “idéal féminin”.
Délaissée par les féministes d’aujourd’hui ?
Pas vraiment reprise par les contemporains, chercheurs ou philosophes, différentes raisons peuvent être avancées. Numa Murard explique que “la première à avoir posé la question du genre reste Margaret Mead, alors qu’on cite la plupart du temps Simone de Beauvoir comme grande initiatrice des questionnements sur le genre”.
Une première explication de son absence des mouvements féministes pour Jules Falquet, maître de conférence en sociologie à l’université Paris Diderot et co-responsable du CEDREF (Centre d’enseignement, de documentation et de recherches pour les études féministes), “si elle a été très lue à l’époque, les recherches sur la différentiation sexuée et le féminisme se sont développées dans d’autres directions.”
Et une deuxième proposition de la chercheuse, l’imbrication des questions de genres et de classes sociales:
Le féminisme en lui-même n’a guère repris Margaret Mead, et aux Etats-Unis les féministes, notamment les femmes noires, ont montré avec force que le sexe n’était pas la seule caractéristique importante des femmes. Il fallait absolument prendre en compte le racisme et ses effets, et la position de classe de chacune.
Il a fallu mêler les différentes inégalités et ne pas regarder le genre comme seul critère inégalitaire dans la situation féminine. Aller plus loin que ce que Mead avait déjà fait en somme.
Christine Delphy, auteure et chercheuse au CNRS, avance notamment l’absence de prise de position politique de la chercheuse. Malgré tout “elle a été une inspiration pour les féministes [...] et a sans doute joué le rôle d’un déclencheur de l’idée “le sexe est social”. Si Margaret Mead n’a pas pris position et n’a apporté que l’interprétation de ce qu’elle a observé, Simone De Beauvoir s’en est occupée”.
Toutes sortes de raisons ont fait que la chercheuse a été évincée des débats. Aujourd’hui pourtant rien n’est plus actuel que la base des inégalités entre hommes et femmes et le côté culturel des sexes. Elle aurait eu 110 ans cette année, peut-être serait-il temps de relire quelques pages et gagner en modestie pour avancer.
Photo CC Flickr He-Boden, Sean Dreillinger
Image de Une par Marion Kotlarski pour Owni
Retrouvez l’intégralité de notre dossier sur la Journée de la Femme.
Téléchargez l’infographie des Positions féministes. (cc) Mariel Bluteau pour Owni /-)
- anthropologue, ethnologue et sociologue polonais [↩]
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