Le numérique bouleverse l’acquisition des livres au sein des bibliothèques
Internet et le livre numérique changent la manière de gérer l'acquisition de livres dans les bibliothèques. Des bouquets aux acquisitions faites par les usagers, l'équilibre reste à trouver.
[Ce billet fait partie d'une série sur le livre numérique et les bibliothèques, retrouvez les épisodes précédents dans l'ordre sur le blog Bibliobsession sous le tag : Livre numérique et bibliothèques]
Le flux, l’abondance, l’accès libre financé en amont. Ebrary (l’un des principaux fournisseurs de contenu numérique récemment racheté par Proquest), tente de concilier ces modalités. J’en avais parlé dans ce billet en présentant le modèle : les usagers peuvent rechercher et consulter l’un des ebooks au sein d’une offre de dizaine de milliers de titres pendant cinq minutes sans faire encourir de frais à la bibliothèque. Après cinq minutes, une fenêtre apparaît, demandant à l’usager s’il souhaite continuer à accéder au livre numérique. Si l’usager le souhaite, la bibliothèque est créditée d’une utilisation de livre numérique, mais c’est transparent pour l’usager. Il peut continuer à utiliser le livre pendant 10 jours sans frais supplémentaire pour la bibliothèque. A la quatrième utilisation d’un titre, un “achat” automatique est fait, et livre numérique est ajouté à la collection permanente de la bibliothèque, il devient alors accessible à tous les usagers. Ce modèle se nomme Patron-Driven Acquisition que l’on pourrait traduire par “acquisition conduite par les usagers”.
Les résultats sont spectaculaires. Selon cette étude (pdf) menée sur 11 bibliothèques utilisant ce service entre 2006 et 2009 sur une offre d’environ 30 000 livres numériques et plus de 200 000 accès il est démontré que l’offre constituée par les usagers
- est 2 à 5 fois plus utilisée que l’offre pré-sélectionnée par les bibliothécaires
- génère une audience 2 à 3 fois plus large que celle constituée par les bibliothécaires (en visiteur unique par titre)
- propose une répartition des sujets similaire à celle constituée par les bibliothécaires
Impressionnant non ? Il faudrait nuancer le dernier point en précisant qu’il s’agit d’un contexte universitaire où les enseignants sont fortement prescripteurs et dans ce cas sûrement acheteurs également, ce qui peut expliquer la proximité de la répartition des sujets avec une offre présélectionnée.
Une complémentarité entre l’usager et le bibliothécaire
Avantage : les coûts d’acquisition sont bien moindres pour les bibliothèques et le modèle est de nature à rendre lisible l’usage collectif en utilisant les usagers comme co-créateurs d’une sélection au sein d’une abondance présentée comme illimitée. Cette “illusion d’illimité” est fondamentale puisqu’elle permet de reconnecter une offre légale à des pratiques d’accès ancrées dans l’univers numérique. L’avantage principal en terme budgétaire peut néanmoins nous poser un sérieux problème : dans ce modèle tous les contenus de la collection ont été demandé et donc on donne la priorité absolue à ce qui est utilisé par les usagers, exit tout le reste. Voilà qui heurte le modèle républicain de la bibliothèque comme outil d’émancipation proposant des contenus dont le besoin est reconnu d’utilité publique qu’ils soient utilisés, ou pas (je force le trait).
Ce modèle fera bondir certains bibliothécaires de leur chaise parce qu’il auront l’impression d’être dépossédés de leur traditionnelle prérogative : la sélection dans l’abondance pour constituer une offre. En rendant transparent et immédiat l’acte d’acquisition, son sens est en effet profondément questionné. Pour les objets tangibles il symbolisait l’entrée progressive dans l’espace commun socialisé de la bibliothèque par le truchement d’un professionnel apte à “valider” la légitimité de tel ou tel contenu pour l’intérêt général… On mesure le bouleversement avec le fait que dans un tel système, une acquisition c’est “juste” le changement automatique de droits d’accès autour d’un fichier ou d’un ensemble de flux que n’importe quel usager peut effectuer en échange de son attention. Qui ne voit que cet aspect ne peut qu’être effaré du mécanisme, de sa froideur versus l’humanité du bibliothécaire dont la qualité de l’attention est pourtant validée par des compétences, oui monsieur ! En réalité, les usagers sont tout aussi humains, la sagesse de la foule leur confère une variété et une diversité de compétences que n’auront jamais les bibliothécaires…
Quelle est alors la légitimité de l’institution à donner accès à tel ou tel contenu ? Que devient la sacro-sainte “politique d’acquisition” si les usagers deviennent acquéreurs et peuvent prendre le contrôle de la collection ? Qu’est-ce qu’une collection dans ces conditions ? (Grandes et belles questions !)
Au fond, les deux étapes de la politique documentaire traditionnelle : construction d’une offre par anticipation de besoin collectifs puis ajustement de cette offre à des demandes grâce aux statistiques de prêt ou à des demandes ponctuelles d’usagers sont ici fusionnées. Ici l’ajustement se fait en temps réel entre une offre et une demande de contenu, la bibliothèque n’est plus un espace d’accès à des contenus exclusifs mais joue le rôle d’un “tiers de confiance” à distance dont le rôle est a minima de rendre pérenne en sortant du flux un certains nombre de contenus jugés importants parce qu’un nombre d’usager fixé à l’avance y aura consacré suffisamment de temps d’attention… La collection ici devient une enveloppe virtuelle extraite du flux.
On le voit, les frontières se brouillent entre l’offre publique et l’offre privée. Si le rôle de la bibliothèque se borne à la pérennité des contenus qu’elle propose, alors elle ne tardera pas à être un intermédiaire inutile dans un monde ou la mémoire publique sera (en dehors du dépôt légal et des Centres d’acquisition et de diffusion de l’information scientifique et technique CADIST) de plus en plus dure à justifier et dans lequel le critère de valeur c’est l’attention.
Si l’on imagine la combinaison des deux systèmes : associer une pré-sélection de contenus exclusifs choisis par des bibliothécaires avec une partie de l’offre constituée par les usagers, on voit que ce qui reste important n’est plus tant de répondre à une demande puisque celle-ci s’exprime et trouve naturellement satisfaction, mais de propulser telle offre, telle pépite auprès de tel type d’usager pour permettre une rencontre. Demeure ainsi le besoin de sélection dans une offre par le bibliothécaire mais pas dans la même perspective… Je m’explique : en se déchargeant de la velléité de pleinement satisfaire une demande mainstream le bibliothécaire peut libérer son énergie à sélectionner et à propulser tel ou tel contenu de niche associé à telle demande exprimée tout en continuant à anticiper des besoins collectifs. Un tel bouleversement amène à modifier notre pratique des politiques documentaires.
En somme il s’agit d’inverser la perspective des deux plans : construire une offre autour d’une demande exprimée en la tirant vers des besoins collectifs au lieu d’anticiper des besoins collectifs puis de les ajuster à une demande exprimée.
Pour rendre “acceptable” un tel modèle sans heurter un “fondamental du métier” un fournisseur habile devrait donc le présenter non pas comme la bibliothèque crée par les usagers, mais comme un équilibre à trouver entre une pré-sélection par des bibliothécaires enrichie par une post-sélection par des usagers… Voilà un modèle qui me semble tout à fait prometteur : co-acquisition avec les usagers et illusion d’abondance sur fond de promesse de maîtrise des coûts… Intéressant non ? A bon entendeur !
>> Article initialement publié sur Bibliobsession
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