Jeu de piste pour tracer l’argent de Kadhafi
Où Mouammar Kadhafi a-t-il caché sa fortune? Pas à Singapour, où le « guide » libyen a pourtant essayé de placer ses avoirs personnels il y a quelques mois. Retour sur la traque compliquée de l’argent du dictateur.
Pour la première fois de son long règne, Mouammar Kadhafi s’est rendu à Singapour au cours du dernier trimestre 2010. Contrairement à ses habitudes, le chef d’État n’était pas entouré de l’opulente suite d’affidés qui accompagne chacune de ses visites officielles. Sans doute en raison du véritable objectif de ce déplacement, consacré à la gestion de ses avoirs personnels. Après 41 ans au pouvoir, sa fortune est estimée comme l’une des plus importantes jamais amassée par un dictateur. Elle se compte en dizaines de milliards d’euros, peut-être plus.
Le refus de deux banques de Singapour
Cette visite privée à Singapour, qui n’a pas excédé les 48 heures, n’avait rien de protocolaire, même si le colonel Kadhafi en a profité pour visiter la ville-État. A l’époque, les troubles qui secouent son pays n’ont pas encore débuté. Arrivé très discrètement, le dictateur a encore plus discrètement tenté d’ouvrir un compte bancaire pour y placer ses avoirs personnels. Pour cela, il a entrepris des démarches, notamment auprès de deux banques locales : la Citibank Singapour et DBS Singapour.
Mauvaise surprise : les deux établissements refusent d’accéder à la demande de ce client pourtant très intéressant. Pas de compte pour M. Kadhafi. Délit de faciès ? Ou alors problème pour justifier l’origine des fonds qu’il propose de confier à ces gestionnaires de fortune ? La seconde hypothèse est la plus plausible, car depuis 2004 Singapour a considérablement durci sa réglementation bancaire, de façon à retrouver un peu de crédit auprès des institutions internationales. Quelques généraux birmans ont d’ailleurs fait les frais de cette vague de moralisation financière. Pendant des décennies, ce confetti fut l’un des paradis fiscaux les plus opaques de la planète financière internationale.
D’une manière générale, les PEP (politically exposed person) n’ont plus forcément bonne presse dans les banques, en particulier dans les pays ayant basé la qualité de leurs services sur la discrétion réservée à leurs meilleurs clients. La possibilité d’un scandale suffit à se montrer prudent, comme l’ont démontré de nombreuses affaires ces dernières années.
La « Qadhafi Incorporated » régule tout, du pétrole aux télécoms
Pour être efficace, l’arme de l’asphyxie économique n’en est pas moins délicate à manier. Identifier les fonds illégalement détournés par la famille Kadhafi est une tâche complexe, pour aux moins deux raisons :
- Faire le distinguo entre les fonds gérés par le Libya Investment Authority (LIA), sorte de fonds souverains libyen, et les multiples sommes détournées par la famille du dictateur
- Dans la catégorie des « biens mal acquis », il est parfois compliqué de différencier les hommes de paille des réels propriétaires
La City de Londres semble être aujourd’hui encore la place financière préférée de la famille Kadhafi. Depuis plusieurs semaines, les informations les plus sérieuses ont d’ailleurs été révélées par le gouvernement de David Cameron. Le 28 février dernier, le Trésor britannique annonçait le gel d’un milliard de livres sterling (1,13 milliard €) appartenant au Guide et à cinq membres de sa famille : sa fille Aïcha, et ses quatre fils Hannibal, Khamis, Mutassim and Seif el-Islam.
Un milliard identifié… alors que les analystes cités par le Financial Times estiment à 10 milliards de livres la fortune des Kadhafi. Sans oublier un LIA évalué entre 60 et 80 milliards de livres, soit près de 90 milliards d’euros, ce qui place la Libye à la hauteur des fonds souverains du Golfe. Dans un télégramme particulièrement éclairant publié par Wikileaks, les diplomates américains basés à Tripoli décrivaient en 2006 un système rebaptisé « Qadhafi incorporated ».
L’architecture de cette entreprise nationale est ainsi décrite :
Ils ont de gros intérêts dans le secteur pétrolier et gazier, les télécommunications, le développement des infrastructures, les hôtels, les médias et la grande distribution. Les intérêts financiers de Kadhafi et de ses principaux alliés présentent à la fois des opportunités et un frein aux efforts de réforme en Libye.
La seule Tamoil, société exploitant le pétrole libyen, alimente les piliers du régime en détournant des millions de dollars chaque année à leur profit personnel. Tous les investissements stratégiques sont contrôlés par la famille. Le télégramme diplomatique américain s’attarde sur le cas de la licence d’exploitation d’une célèbre boisson gazeuse, qui a donné lieu à une bataille homérique au sein du clan :
Le fils Kadhafi, Mohammed, préside le Comité olympique libyen qui possède maintenant 40% de la Libyan Beverage Company, qui est en fait la joint-venture exploitant la franchise Coca-Cola.
Autre cas, plus intéressant, celui des télécommunications, où le business rejoint les intérêts stratégiques du clan :
Mohammed, qui a déjà fort à faire avec le contrôle du Comité général des postes et télécommunications, a de nombreux intérêts dans tous les services télécoms et internet. (…) L’expérience du coup d’État mené en 1969 par le colonel Kadhafi contre le roi Idris et l’importance décisive de contrôler alors la radio-diffusion, ainsi que le rôle joué par le réseau du téléphone mobile dans les émeutes de Benghazi en 2006, expliquent que la famille tienne à préserver un contrôle très strict sur le secteur des télécoms.
Le contrôle des réseaux et de l’information est évidemment un enjeu crucial par temps révolutionnaire.
L’impossible traque des “biens mal acquis”?
Jusqu’à récemment, traquer l’argent du colonel Kadhafi n’était pas la priorité des occidentaux. Son deuxième fils, Seif el-Islam, présenté comme l’héritier du régime, était d’ailleurs parfaitement introduit dans les arcanes du world business. Diplômé de la London School of Economics (LSE), il a orienté les investissements du LIA vers des secteurs symboliquement porteurs :
- La banque italienne UniCredit
- La banque belgo-néerlandaise Fortis
- 3% dans le groupe de presse britannique Pearson
- 7% du club de football italien, la Juventus
Sans oublier une magnifique propriété à Mayfair, le très chic quartier londonien, d’où Seif el-Islam conduisait ses affaires jusqu’à la révolte des insurgés. Ces investissements, parfaitement intégrés à la vie des affaires, ne sont que la partie émergée de l’iceberg. Pour connaître le reste, il faudra sans doute attendre encore quelques mois, voire quelques années…
Dans une enquête publiée début mars, la lettre professionnelle Intelligence Online (payante), relevait le manque de moyens criant débloqués par les États-Unis, l’ONU et la Banque mondiale pour recouvrer les « biens mal acquis ». La Kleptocracy Asset Recovery Initiative américaine, annoncée en juillet 2010, ne compte au sein du département US de la Justice que… sept fonctionnaires, dont deux détachés du FBI. Idem pour la Stolen Asset Recovery Initiative, intégrée aux Nations-Unies, mais qui ne jouit d’aucune autonomie.
Cette incapacité (organisée ?) des pouvoirs publics à récupérer l’argent détourné par les dictateurs profite à quelques cabinets spécialisés. Avocats ou professionnels de l’intelligence économique (où l’on retrouve nombre d’anciens des agences de renseignement) proposent leur service aux pays qui tentent de remettre la main sur ces magots.
Le précédent de Sani Abacha a fait des émules. Plusieurs années après la disparition du général nigérian en 1998, les autorités de Lagos ont pu récupérer 4 milliards de dollars, placés pour l’essentiel au Liechtenstein, en Suisse et à … Londres. Le Royaume-Uni reste, en Europe, un paradis pour les fortunes de dictateurs. Au début des années 90, les deux fils Abacha avait réussi à ouvrir des comptes dans les plus grandes banques de la City avec de vrai-faux passeports établis au nom de Kaiser Sauze, le « héros » du film Usual Suspects!
Indonésie, Malaisie… ou ailleurs ?
Signe des temps, à Singapour en 2010 le colonel Kadhafi n’a pas pu rééditer ce genre de royale supercherie. Selon des informations non confirmées, il pourrait quand même avoir placé de l’argent en Indonésie. Dans cette région d’Asie du sud-est, la Malaisie -autre pays musulman où les services financiers sont de haut niveau- est également une possibilité.
Officiellement, Singapour et la Libye ont noué des relations diplomatiques en 2006. Objectif de cette alliance : faire du business ! A plusieurs reprises, des officiels singapouriens se sont rendus à Tripoli pour rencontrer les dignitaires libyens dont Seif-al-Islam, le fils préféré du Guide. Ces liens n’ont manifestement pas suffi à convaincre les banquiers asiatiques d’assurer un havre discret à leur fortune.
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Illustrations CC FlickR United Nations Photo, Downing Street, c@rljones
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