Michel Riguidel, “Bogdanoff” des réseaux

Le 29 mars 2011

Réponse de Stéphane Bortzmeyer à Michel Riguidel, professeur à Télécom Paris Tech, notamment consulté par l'Hadopi, dont une tribune parue dans Le Monde prédit "un chaos numérique" pour 2015.

Je m’étais dit que je n’allais pas me livrer aux attaques personnelles contre Michel Riguidel, malgré les innombrables inepties dont il inonde régulièrement les médias à propos de l’Internet. Néanmoins, comme il continue, et semble disposer de bons relais médiatiques (il vient d’obtenir un article dans Le Monde et, apparemment, un certain nombre de personnes croient qu’il est expert en réseaux informatiques), j’ai décidé qu’il était temps de dire clairement que Riguidel est à l’Internet ce que les frères Bogdanoff sont à l’astrophysique.

Extraits de l'article de Michel Riguidel sur lemonde.fr

“Gloubli-boulga pseudo-philosophique”

Il y a longtemps que Michel Riguidel est… disons, “dans une autre sphère”. Rappelons-nous son immortel appel à la lutte contre les “photons malveillants” dans le journal du CNRS, sa mobilisation contre les “calculs illicites” et son show au forum Atena.

Sur les questions scientifico-techniques, les médias de référence ne remettent jamais en cause leur carnet d’adresses: il suffit d’avoir travaillé sur un domaine il y a de nombreuses années, et on est un expert à vie, même dans les domaines assez éloignés (cf. Claude Allègre parlant du réchauffement climatique); le tout pouvant être aidé par des titres ronflants comme “professeur émérite” (titre purement honorifique qui ne signifie rien et semble s’obtenir assez facilement). Riguidel a donc obtenu pas mal de place dans Le Monde, pour nous expliquer que les Mayas avaient mal déterminé la fin du monde, celle-ci surviendra, non pas en 2012 mais en 2015, suite à une “imprégnation de la réalité physique et humaine par l’informatique” (la fusion des robots et des humains, si j’ai bien compris son gloubli-boulga pseudo-philosophique).

Certaines personnes de bonne foi m’ont demandé si je pouvais répondre techniquement et concrètement à ses articles. Mais non, je ne peux pas ! On peut argumenter contre un point de vue opposé; on ne peut pas répondre à des textes qui ne sont “même pas faux”, dont il n’est tout simplement pas possible de voir quels sont les éléments concrets, susceptibles d’analyse scientifique.

Prenons l’exemple de son long texte contre la neutralité du réseau. (Malheureusement, il ne semble plus en ligne. Florian Lherbette a fouillé et a trouvé une copie dans le cache de Yahoo que je mets en ligne sans autorisation et sans authentification. Je demande donc à mes lecteurs de me faire confiance pour les citations ci-dessous. Remarquez, en les lisant, on comprend que Riguidel n’ait pas republié ce texte ailleurs.) On ne peut pas le corriger techniquement, il ne contient que des envolées et du charabia (qui peut passer pour de la technique auprès d’un journaliste de Sciences et Vie). Tout son article mérite un prix global, ainsi que des prix spécialisés.

- Prix des faits massacrés :

Internet a été inventé par quelques fondateurs, et rien n’a réellement changé techniquement depuis 1973.

En 1973, IPv4, TCP, le DNS et BGP n’existaient pas… (Et ils n’avaient aucun équivalent, la couche 3 et 4 n’étaient pas encore séparées, par exemple.)

- Prix de la frime :

En effet, sur un clavier, il est impossible d’obtenir des octaves, des tierces, des quintes pures dans chacune des tonalités et le demi-ton dièse et bémol ne produit qu’un son unique, contrairement aux instruments comme le violon où il est possible de diviser un ton en 9 commas et de distinguer un sol dièse d’un la bémol.

- Prix de la langue française : “Akamai“, que Riguidel écrit “Akamaï”.

- Prix d’Économie, option Capitalisme :

Mieux vaut faire du MPLS de transaction financière entre Boston et Los Angeles que de faire de la Voix sur IP entre Paris et Dakar !

- Prix du gloubi-boulga technologique :

Les success stories (comme Skype) récentes sont souvent des applications qui utilisent une liaison étroite entre l’application et le réseau, avec des protocoles (STUN : RFC 3489 de l’IETF [...]), ouverts mais agressifs dans le but de transpercer les architectures sécurisées.

Alors que Skype, service ultra-fermé, n’utilise pas le protocole standard STUN (qui est d’ailleurs dans le RFC 5389).

- Prix Robert Langdon :

Pour injecter de la sémantique dans les “tuyaux” et sur les flux d’information des réseaux filaires (IP, MPLS) et des réseaux sans fil de diverses technologies (environnement radio 3G, Wi-Fi, WiMAX), on exhibe le volet cognitif par une infrastructure de phares et de balises. On colle un système d’étiquettes sur les appareils de communication (point d’accès Wi-Fi, antennes WiMAX, boîtier ADSL , routeurs IP) et sur les trames Ethernet des flux d’information. Ces étiquettes constituent, par combinaison de symboles, un langage.

- Prix de l’envolée :

C’est cette “épaisseur des signes” de la boîte grise de la communication qui permettrait d’éclairer une nouvelle perspective de la neutralité informatique, en accord avec la science, la technologie et l’économie.

Riguidel ? “Pas un expert mais un souffleur de vent”

J’arrête là. L’article récent du Monde est de la même eau. Mais Riguidel n’est pas qu’un pittoresque illuminé. C’est aussi quelqu’un qui est cité comme expert dans des débats politiques, comme la neutralité du réseau, citée plus haut, ou aurpès de l’HADOPI, dont il est le collaborateur technique (tout en détenant des brevets sur les techniques que promeut la Haute Autorité. Celle-ci, dont l’éthique est limitée, n’y voit pas de conflit d’intérêts).

Si Michel Riguidel n’était qu’un amuseur public, plutôt inoffensif, je ne ferais pas un article sur lui. Mais c’est aussi un promoteur de la répression (“Il est urgent d’inventer des instruments de sécurité, opérés par des instances légales”, dans l’article du Monde, glaçant rappel de la LOPPSI; ou bien “ceux qui n’ont rien à se reprocher n’ont rien à craindre” dans l’article du journal du CNRS), un adversaire de la neutralité du réseau et un zélateur de l’organisation de défense de l’industrie du divertissement.

Pourquoi est-ce que des organisations, certes répressives et vouées à défendre les revenus de Johnny Hallyday et Justin Bieber, mais pas complètement idiotes, comme l’HADOPI, louent-elles les services de Riguidel ? Parce qu’elles sont bêtes et n’ont pas compris qu’il était un imposteur ? Certains geeks voudraient croire cela et pensent que l’HADOPI est tellement crétine qu’elle n’est pas réellement dangereuse. Mais ce serait une illusion. L’HADOPI sait parfaitement que Riguidel n’est pas sérieux. Mais son usage par cette organisation est un message fort : HADOPI a choisi Riguidel pour bien affirmer qu’elle se fiche de la technique, il s’agit juste de prouver qui est le plus fort, au point de n’avoir même pas besoin de faire semblant de s’y connaître. Avoir un imposteur comme consultant technique est une façon de dire clairement aux geeks : “on se fiche pas mal de vos critiques techniques, nous, on a le pouvoir”.

Et pourquoi des journaux “sérieux” comme Le Monde lui laissent-ils tant d’espace ? En partie parce que personne n’ose dire franchement que Riguidel n’est pas un expert mais un souffleur de vent. Et en partie parce qu’il faut bien remplir le journal, que le contenu de qualité est rare, et qu’un histrion toujours volontaire pour pondre de la copie est la providence des journalistes paresseux. (Heureusement, les commentaires des lecteurs, après l’article, sont presque tous de qualité et, correspondent eux à la réputation du journal.)

Sur le thème de l’article du Monde (la catastrophe planétaire par extinction d’Internet), on peut lire des articles plus informés comme le mien ou comme le dossier de l’AFNIC sur la résilience. Sur l’article du Monde, voir aussi l’analyse de PCINpact et celle de Numerama.


Article initialement publié sur le blog de Stéphane Bortzmeyer, sous le titre “Michel Riguidel est un imposteur”.

Illustrations CC Flickr: Jeremiah Ro, dlofink, dsasso

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