Rationnel, le cerveau?

Le 30 mars 2011

Que se passe-t-il quand les avancées des neurosciences sont récupérées en marketing, en économie, et même en politique ? Rémi Sussan décrypte les nouveaux usages, et les risques, de ces approches cérébrales...

L’homme est-il un animal rationnel ? Grave question qui, il y a encore peu de temps semblait destinée à remplir les copies du Bac de philo, appelant idéalement à l’élaboration d’une thèse-antithèse-synthèse : oui, non, p’têt ben que oui, p’têt ben que non.

Les récentes recherches sur notre fonctionnement cérébral pourraient bien changer tout cela en profondeur. La question philosophique devient aujourd’hui un sujet de recherche. Et que découvre-t-on ?

Animal émotionnel

Avant tout, que l’homme est un animal émotionnel, un rescapé des courses poursuites avec les prédateurs dans la savane, qui va raisonner bien plus souvent en fonction de ses « feelings » que de ses calculs. Proposez à quelqu’un le jeu suivant : à chaque coup, il a une chance sur deux de gagner 150 euros, ou d’en perdre 100 ; il peut parier autant de fois qu’il le désire. Dans la majorité des cas, les gens refuseront le deal. Pourtant, mathématiquement, les gains et les pertes s’annulent, et l’on a même 25% de chances de se retrouver gagnant au final. Plus bizarre, certains sujets atteints de lésions cérébrales se montrent plus doués [en] pour évaluer correctement de tels équilibres bénéfices-risques que les personnes saines. L’homo economicus aurait-il reçu un coup sur le crâne ?

De même, notre environnement détermine directement certaines de nos décisions. Vous désirez réchauffer l’atmosphère et mettre en confiance un client potentiel ? Eh bien réchauffez-la, littéralement ! Offrez-lui une tasse de café ou de thé plutôt qu’une boisson glacée : les chances de conclure l’affaire s’en trouveront augmentées, c’est du moins ce qu’affirme une recherche menée par des psychologues à Yale [en].

Plus étrange encore, l’homme est un très mauvais calculateur, renchérit Dan Aryeli, professeur d’économie comportementale et auteur de C’est (vraiment?) moi qui décide. Interrogez des sujets sur une date historique obscure (par exemple le mariage d’Attila). Naturellement ils proposeront un nombre au hasard, à la louche. Demandez leur juste après d’évaluer le prix d’un meuble. Ceux qui auront choisi les dates les plus basses seront également ceux qui donneront les prix les moins importants ! Ariely explique que les sujets ont “ancré” le premier chiffre dans leur mémoire et vont ensuite continuer leurs estimations en partant de cette “ancre”.

Il s’agit d’un exemple parmi des centaines. Les chercheurs continuent chaque jour de trouver des preuves du caractère foncièrement non rationnel de notre fonctionnement cérébral, à coup de tests statistiques, voire d’examens neurologiques directs, comme l’IRM. Même si, en réalité, il est difficile de tirer des conclusions précises de toutes ces expériences.

Refonder l’économie et la politique

On ne sait pas encore très bien ce qui se passe à l’intérieur du cerveau ; la méthodologie des tests peut toujours être remise en question. Quant à l’IRM, c’est loin d’être le lecteur de pensée miracle comme on veut parfois nous le faire croire. Toujours est-il que malgré ces incertitudes, il se passe quelque chose qui change définitivement les termes du débat. Certains pensent à refonder l’économie, voire la politique.

Daniel Kahneman, prix Nobel d’économie en 2002, est considéré comme le père de ce qu’on appelle l’économie comportementale et parfois même la neuroéconomie. Il a été le premier à tenter de bâtir une théorie économique sur le fonctionnement réel du cerveau, au lieu d’envisager un acteur idéal parfaitement raisonnable. Kahneman oppose le « système 1 » de pensée au « système  2 ». Ce dernier est notre mode de réflexion « classique », celui des intellectuels et des philosophes. Problème, il est lent à se mettre en place, et demande parfois plusieurs secondes pour nous faire parvenir à un choix. Le « système 1 » est celui qui a été mis en place dès les débuts de l’hominisation. Lui fonctionne bien plus vite.

Lorsque vous êtes poursuivi par un tigre à dents de sabre vous n’avez pas le temps de vous asseoir pour peser vos futures décisions ! L’ennui, c’est que le « système 1 » n’est pas adapté à des environnements peuplés de prédateurs autrement plus dangereux que les grands fauves, comme ceux de la salle des marchés de Wall Street ou du rez-de-chaussée des Galeries Lafayette. Toute la difficulté consiste à savoir utiliser le meilleur système selon les situations !

D’autres ont essayé d’adapter l’économie comportementale à la politique. C’est le cas de Richard Thaler et Cass Sunstein, qui, dans leur livre Nudge, essaient de redéfinir les politiques publiques du futur. Ils promeuvent une étrange idéologie, celle du libertarianisme paternaliste qui consiste, en lieu et place de lois et contraintes légales, à « pousser le citoyen » à choisir « spontanément » ce qui est le mieux pour lui et/ou pour la société.

Par exemple, dans le contexte des États-Unis, où les retraites sont proposées par l’entreprise, on n’offrirait plus au salarié de souscrire à une telle assurance, on l’inscrirait directement, à lui de faire l’effort de la refuser si tel est son désir. Un peu comme lorsqu’on vous offre un mois gratuit d’abonnement à un service, mais que vous devez spécifier votre souhait d’arrêter son usage avant la fin du mois, sinon vous passez automatiquement en mode payant… Une méthode de plus en plus utilisée et des plus irritante d’ailleurs !

Neuromarketing : la grande opération marketing ?

Cass Sunstein ayant pris en 2008 la tête de l’autorité des régulations au sein du gouvernement de Barak Obama, cela laisse présager que ce genre de pratique est appelée à devenir assez populaire. Naturellement, les commerciaux de tout poil se sont rués sur les conclusions de économie comportementale pour essayer de tirer des enseignements sur le consommateur à l’aide de tests ou d’examens cérébraux. Et d’essayer de voir à coup d’imagerie cérébrale si le consommateur préfère Pepsi ou Coca, ou même pour qui il va voter !

En novembre 2007, lors des primaires américaines, un article du New York Times [en], qui affirmait voir dans le cerveau des électeurs leurs préférences pour Hillary Clinton ou Barak Obama, avait déclenché une polémique dans la blogosphère scientifique. Force est de reconnaître que les appréciations des chercheurs n’allaient guère plus loin que les conclusions de l’horoscope hebdomadaire… Et plus grave, les auteurs de l’article étaient les chercheurs eux-mêmes [en] ce qui donnait à ce papier une allure de publi-reportage. De là à dire que le neuromarketing est avant tout… une opération marketing, il n’y a qu’un pas. Mais jusqu’à quand ? Les recherches progressent et rien ne dit que les spéculations pseudo-scientifiques d’aujourd’hui n’annoncent pas des méthodes qui pourraient s’avérer, demain, tout à fait efficaces.



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