Pirat@ge: du hacktivisme au hacking de masse
De détournement satirique à piratage, il n’y a qu’un pas. Pourtant, sans ces bidouilleurs de l'informatique, Internet serait resté au niveau du Minitel. Capucine Cousin nous explique en quoi les hackers influencent le web.
Ils sont quatre, dont trois frères, jeunes et (à première vue ;) innocents, et leur clip, “Double Rainbow song“, bidouillé non pas au fond d’un garage mais dans le salon familial, avec un piano, a attiré plus de 20 millions de visiteurs. Un clip parodique qui a généré un buzz énorme, à partir d’une simple vidéo amateur d’un homme à la limite de la jouissance devant un phénomène rare : deux arcs en ciel… Au point – le comble – que Microsoft a recruté le “Double Rainbow guy” pour sa nouvelle pub pour Windows Live Photo Gallery. Ou quand l’industrie pirate les pirates…
Les Gregory Brothers ont réalisé sans le faire exprès quelques tubes par la seule voie numérique grâce à un petit outil, Auto-Tune the News (Remixe les infos en français dans le texte), qui permet à tout un chacun de détourner des reportages TV en y superposant des montages de sons, avec le logiciel de correction musicale Auto-Tune. Comme “Bed intruder song”, un remix de reportage qui montre Antoine Dodson interviewé par une chaîne TV suite à un fait divers (l’intrusion d’un inconnu dans la chambre de sa sÅ“ur). Un témoignage qui va le propulser en superstar du web lorsque les Gregory Brothers transforment ses paroles en une mélodie hip-hop vraiment efficace. Plein d’internautes ont été prêts à la voir – et la payer en ligne – une fois qu’elle était disponible sur iTunes – CQFD. Je vous laisse le plaisir de déguster cette mise en bouche…
“La propriété c’est le vol”
De détournement satirique à piratage, il n’y a qu’un pas. J’ai eu la chance, cette semaine, de voir en avant-première le documentaire “Pirat@ge”, réalisé par les journalistes Étienne Rouillon (magazine “Trois couleurs”) et Sylvain Bergère, diffusé le 15 avril sur France 41 Pour la première fois, un docu retrace l’histoire du piratage, avec un parti-pris du côté des hackers, parfaitement assumé.
A quoi ressemblerait Internet sans les pirates ? Au Minitel ! Depuis cinquante ans, des petits génies ont façonné le web, souvent en s’affranchissant des lois. Des pirates ? Ils sont à la fois grains de sable et gouttes d’huile dans les rouages de la grosse machine Internet
Voilà le postulat des auteurs de ce docu.
Un docu malin, forcément un peu brouillon à force de vouloir englober tout ou presque de la culture du hacking (en effleurant l’hacktivisme et les engagements citoyens qu’il implique) en 1 heure 30, parfois en surface. Mais il offre une plongée assez passionnante dans cette culture des flibustiers des temps modernes, apparus dans les années 80 – bien avant l’Internet. Dès 1983, lorsque lorsque les premiers ordinateurs font leur apparition dans les foyers (remember l’Apple I de Steve Wozniak et Steve Jobs en 1976…), les hackers font leurs débuts en essayant de casser les protections anti-copie ou en détournant les règles des jeux informatiques. Ils font leur le dicton de Pierre-Joseph Proudhon, “La propriété c’est le vol”.
Dans un esprit très post-70s, l’éthique du hack, élaborée au MIT (mais que l’on peut retrouver dans le Hacker Manifesto du 8 janvier 1986), prône alors six principes:
- L’accès aux ordinateurs – et à tout ce qui peut nous apprendre comment le monde marche vraiment – devrait être illimité et total.
- L’information devrait être libre et gratuite.
- Méfiez-vous de l’autorité. Encouragez la décentralisation.
- Les hackers devraient être jugés selon leurs Å“uvres, et non selon des critères qu’ils jugent factices comme la position, l’âge, la nationalité ou les diplômes.
- On peut créer l’art et la beauté sur un ordinateur.
- Les ordinateurs sont faits pour changer la vie.
Eh oui! Car dès ses débuts, le hacking a été théorisé au mythique MIT:
Au MIT, le besoin de libérer l’information répondait à un besoin pratique de partager le savoir pour améliorer les capacités de l’ordinateur. Aujourd’hui, dans un monde où la plupart des informations sont traitées par ordinateur, ce besoin est resté le même
résume ce billet chez Samizdat. Dans l’émission, Benjamin Mako Hill, chercheur au MIT Media Lab, ne dit pas autre chose: développeur, membre des bureaux de la FSF et Wikimedia, pour lui,“l’essence du logiciel libre est selon moi de permettre aux utilisateurs de micro-informatique d’être maître de leur machine et de leurs données”.
Pour ce docu, Étienne Rouillon et Sylvain Bergère sont allés voir plusieurs apôtres du hacking, tel John Draper, hacker, alias “Captain Crunch”, un des pionniers hackers en télécoms. Un détournement qui tient du simple bidouillage, mais qui a contribué à créer la légende, la blue box. Il s’agissait d’un piratage téléphonique qui consistait à reproduire la tonalité à 2600 Hz utilisée par la compagnie téléphonique Bell pour ses lignes longue distance, à partir d’un simple sifflet ! Une propriété exploitée par les phreakers pour passer gratuitement des appels longue distance, souvent via un dispositif électronique – la blue box – servant entre autres à générer la fameuse tonalité de 2600 hertz.
“Napster a ouvert la voie à l’iPod”
Leur théorie ? Internet a été construit par des hackers pour faire circuler l’information. Mais peut-être Internet a-t-il marqué la fin du hacking et son éthique d’origine. Car avec Internet, après l’ère idéaliste d’un Internet libertaire, l’industrialisation des réseaux prend vite le dessus. Les pirates du net, cybercriminels et contrefacteurs en ligne prennent le pas sur les hackers, la confusion est largement entretenue…
1999: Napster, cette immense plateforme d’échange de fichiers musicaux en ligne à tête de chat, débarque sur la Toile. Elle est fermée deux ans après mais a ouvert une brèche: le partage de fichiers musicaux entre internautes.
“Napster a ouvert la voie à l’iPod”, ose le documentaire.
Vincent Valade bidouillera eMule Paradise – presque par hasard, comme il le raconte aux auteurs du docu, encore étonné. Sa fermeture avait fait grand bruit – initialement simple site de liens Emule, Vincent Valade est poursuivi pour la mise à disposition illégale de 7 113 films, son procès doit avoir lieu cette année. D’autres s’engouffrent dans la brèche, comme The Pirate Bay, entre autres sites d’échanges de fichiers torrents.
Les industriels de l’entertainment s’emparent aussi de ce modèle naissant. TF1 – face au piratage massif de ses séries TV ? – lance sa plateforme de vidéo à la demande – payante bien sûr, à 2,99 euros puis 1,99 euro l’épisode. “C’était un projet de marketing. C’est mon job”, lance face à la caméra Pierre Olivier, directeur marketing de TFI Vidéo et Vision. Rires dans la salle.
Hacktivisme journalistique…
Et aujourd’hui? Le culture hacktiviste a imprégné plusieurs pratiques: dans le domaine du logiciel libre bien sûr, même si le docu aborde à peine ce sujet. Mais elle rayonne aussi sur de nouvelles pratiques journalistiques.Indymedia, né en 1999 pour couvrir les contre-manifestations de Seattle, lors de la réunion de l’OMC et du FMI, fut un des précurseurs: ce réseau de collectifs, basé sur le principe de la publication ouverte et du “journalisme citoyen” en vogue au début des années 2000 (“Don’t hate the media, become the media”), permet à tout un chacun de publier sur son réseau.2
Un vent nouveau dû à l’éclosion ces derniers mois de Wikileaks – là encore, son impact est effleuré dans “Pirat@ges” – dont l’ADN réside dans l’ouverture des frontières numériques – rendre accessibles à tous des données publiques, et son double, OpenLeaks. Car Wikileaks a instauré la “fuite d’informations” en protégeant ses sources, et a remis au goût du jour la transparence et le partage de données si chères aux premiers hackers. Au point que, courant 2010, les révélations de WikiLeaks ont été relayées par une poignée de grands quotidiens nationaux (dont Le Monde), qui en ont eu l’exclusivité, au prix de conditions fixées en bonne partie par Julian Assange, comme j’en parlais dans cette enquête pour Stratégies.
Parmi les dignes successeurs des premiers hacktivistes, citons bien sûr les Anonymous, des communautés d’internautes anonymes qui prônent le droit à la liberté d’expression sur internet (j’y reviendrai dans un billet ultérieur…). Une de leurs dernières formes d’actions (évoquées sur la page Wikipediadédiée) rappelle bien celles des premiers hackers: les attaques par déni de service (DDOS) “contre des sites de sociétés ciblées comme ennemis des valeurs défendues par le mouvement”. Ce fut le cas avec le site web de Mastercard en décembre 2010, qui avait décidé d’interrompre ses services destinés à WikiLeaks.
… et le hacking, culture de masse
La donne a changé: le hacking n’est plus l’affaire de seuls bidouilleurs de génie. L’arrivée de plusieurs industries de l’entertainment sur le numérique, et de nouvelles barrières sur les contenus mis en ligne, implique que tout le monde est aujourd’hui concerné par le piratage numérique. Comme des Mr Jourdain qui s’ignorent, nombre d’internautes ont déjà été confrontés, de près ou de loin, au piratage numérique, en le pratiquant (qui n’a jamais téléchargé illégalement de films, de musique ou de logiciels ?), ou y étant confrontés (fishing).
De culture underground, le hacking frôle la culture de masse, avec une certaine représentation cinématographique, entre Matrix, Tron, Millenium et Lisbeth Salander, geekette neo-punk qui parvient à rassembler des données personnelles en ligne en un tournemain..
Et bien sûr The social network, qui a fait de la vie du fondateur de Facebook un bioptic. Qui a même sa version parodique, consacrée à … Twitter. En bonus, un petit aperçu du trailer de “The twitt network” ;).
Car Facebook, après tout, est un lointain dérivé de la culture du hacking, né d’une association de piraterie + industrie numérique: son fondateur l’avait créé en bidouillant un réseau local affichant les plus jolies filles de son campus… Mais pas sûr que Mark Zuckerberg ait retenu ces deux principes de la culture des hackers :
- Ne jouez pas avec les données des autres.
- Favorisez l’accès à l’information publique, protégez le droit à l’information privée.
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Article intitalement publié par le blog miscellanees.net
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Crédit Photo FlickR CC : Cenz / Telomi / Bixentro
- produit par MK2 TV avec la participation de France Télévisions, “Pirat@ge” sera diffusé sur France 4 le 15 avril prochain à 22h30. [↩]
- NDRL, le paragraphe suivant concernant OWNI, retrouvez-le ici ou sur le blog de Capucine Cousin : De jeunes médias expérimentent des méthodes d’investigation en ligne, comme le site d’information OWNI dont j’ai déjà parlé ici et là notamment. Qui a pour particularité de compter dans ses équipes autant de développeurs que de journalistes – voire des jeunes geeks qui ont le double profil. Son dernier fait d’armes: cette enquête, et sa révélation selon laquelle Orange aurait “monnayé” son implantation en Tunisie en surévaluant sa participation dans une société détenue par un gendre de Ben Ali. Ici, plus d’enquête sur le terrain ou de rendez-vous avec des informateurs: le jeune journaliste Olivier Tesquet et Guillaume Dasquié, journaliste précurseur de l’investigation en ligne, qui s’est fait connaître au début des années 2000 avec Intelligence Online, une lettre professionnelle consacrée à l’intelligence économique, s’appuient sur des documents officiels, comme le rapport d”activité 2009 d’Orange, et d’autres plus confidentiels, et est illustré a renfort de copies de ces documents et de visualisations, datajournalism oblige. [↩]
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