Le faux débat
Une mauvaise connaissance de l'islam et une mauvaise connaissance de la laïcité ne pouvaient aboutir qu'à un mauvais débat, estime Jean-François Bayart, directeur de recherche au CNRS et à Sciences Po.
L’islam n’existe pas. Politiquement ou socialement, s’entend. Il n’existe que comme foi et relève alors de la transcendance, qui concerne le rapport du croyant à son Créateur, et non les autorités de l’État. Politiquement, l’on peut faire dire à l’islam, comme à chaque religion, tout et le contraire de tout. Même une notion aussi connotée que celle de djihad revêt des significations différentes, voire antagoniques : elle désigne le combat que le croyant mène en lui-même pour mieux vivre sa foi, aussi bien que la guerre d’Al-Qaida contre l’impérialisme occidental.
Néanmoins, l’extrême droite et la droite françaises banalisent jour après jour cette idée fausse selon laquelle l’islam serait incompatible avec la République, ou lui poserait problème. Contre toute évidence : de par le monde, l’immense majorité des musulmans vivent en République, et l’islam n’a rien à faire avec ce fait puisque ces Républiques sont toutes différentes les unes des autres, comme je l’ai montré dans mon Islam Républicain (Albin Michel, 2010) en comparant la Turquie, l’Iran et le Sénégal.
Aucune prédisposition démocratique ou républicaine
République ne signifie pas forcément démocratie. Mais il n’est point besoin d’être musulman pour le savoir. Les pays chrétiens n’ont-ils pas connu, eux aussi, des régimes républicains autoritaires, par exemple en Europe du Sud ou en Amérique latine ? La République française a-t-elle été toujours démocratique, et pour tout le monde, elle qui a réprimé dans le sang le mouvement ouvrier, n’a reconnu le droit de vote aux femmes qu’après la Turquie, et a colonisé à tour de bras ? Rien ne prédispose l’islam à la démocratie ou à la République. Rien, non plus, n’y préparait le catholicisme, dont l’Église n’est au demeurant pas une institution démocratique.
Dans leur rapport à Dieu, les religions composent avec le monde, et leurs fidèles avec leur temps. Coran ou pas Coran, les musulmans peuvent être sécularisés dans leur comportement personnel et adhérer à la laïcité sur le plan politique, tout comme les jeunes catholiques qui adulaient Jean-Paul II pratiquaient allègrement la contraception. Ils peuvent évidemment aspirer à la démocratie, ainsi que le prouve l’actualité. En leur âme et conscience, les croyants bricolent avec leur dogme, et ne sont pas moins sincères.
À force de compter les burqa, les Français ont laissé passer une statistique intéressante : pendant que leur consommation moyenne d’alcool a diminué de 2005 à 2010, celle du Moyen-Orient a augmenté de 25%, et la région est devenue un marché porteur pour les fabricants1.
Un débat inepte et pervers
Sous la conduite de son Président au petit pied, toute à sa trivial pursuit avec le Front national – trivial pursuit dont le nom originel québécois était « Quelques arpents de piège » ! – l’UMP s’entête donc à enfermer la France dans un débat inepte et pervers sur la place de l’islam dans la République, quitte à le rechaper précipitamment en réflexion sur la laïcité, ce qui ne trompe personne. Et cela à un moment où l’islam a été le grand absent des bouleversements que traverse le monde arabe, et Al-Qaida leur grand perdant ! On ne peut être plus anachronique.
Ceux qui veulent parler d’islam n’en savent rien : à tout seigneur tout honneur, le président de la République vient d’en apporter une illustration grotesque en parlant d’écritures en « langue soufique » sur la basilique du Puy-en-Velay (le soufisme n’est pas une langue, mais la voie mystique de l’islam). Et les musulmans ne veulent pas en débattre car ils savent qu’il s’agit de les rendre moins français aux yeux de leurs compatriotes. Déjà Paris avait renoncé à étendre aux trois départements d’Algérie la loi de séparation des Églises et de l’État… dont l’association des ulémas demandait l’application ! Aujourd’hui comme hier, la très universaliste République française assigne des identités particularistes – maintenant musulmane, jadis juive – à ceux de ses citoyens qu’elle veut subordonner ou exclure du corps national.
Piètres fondamentalistes de la laïcité
Comble de la crapulerie politique, les initiateurs de ce psychodrame se réclament de la laïcité. C’est méconnaître l’extraordinaire pragmatisme des auteurs de la loi de 1905, loi évolutive qui a subi de multiples révisions pour rendre possible l’accommodement entre l’Église et l’État, tout en promouvant les principes constitutifs de la République, laquelle, constitutionnellement, n’est devenue « laïque » qu’en 1946. Il ne suffit pas de citer Jaurès pour être aussi intelligent visionnaire que lui. Et les salafistes de la laïcité, qui ont transformé sa « maïeutique »2 en religion, sont de piètres fondamentalistes.
S’ils daignaient (re)lire le texte dont ils se revendiquent, ils constateraient que son article 27 confère aux autorités municipales, ou préfectorales en cas de désaccord entre ces dernières et les autorités religieuses, le règlement des « cérémonies, processions et autres manifestations extérieures d’un culte ».
La France connaît chaque vendredi, pendant deux heures, une dizaine de « prières de rue », compte quelques centaines voire quelques petits milliers de femmes voilées, enregistre un nombre d’incidents dans les services publics très inférieurs à ce que le gouvernement, le FN et certains médias assènent, mais préfère consacrer son débat public à ces questions picrocholines3 relevant de réglementations municipales ou préfectorales, plutôt qu’à la montée du chômage et de la précarité, à l’aggravation de la pauvreté, à la dislocation des services publics, à la déshérence des banlieues et des campagnes. Cherchez l’erreur. Et cherchez à qui elle profite.
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Article initialement publié sur le blog de Médiapart de Jean-François Bayart sous le titre : La chimère de l’islam
Crédits Photo FlickR CC : khowaga1 / sierragoddess
- Le Monde, 24 février 2011. [↩]
- L’expression est de Émile Poulat, dans son remarquable Scruter le loi de 1905. La République française et la Religion, Paris, Fayard, 2010, p. 173 : « Les parlementaires n’Å“uvraient pas dans l’absolu, mais dans un débat permanent qui était une véritable maïeutique, à la manière d’un ingénieur plus que d’un idéologue (…) ». [↩]
- ndrl : qualifie un conflit entre des institutions ou des individus, aux péripéties souvent burlesques et dont le motif apparaît obscur ou insignifiant. [↩]
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