Regards sur une décennie de mal-logement
Au début des années 2000, des photojournalistes du Collectif Argos réalisaient plusieurs reportages sur le mal logement en Île-de-France. D'hôtels meublés en squats, du périphérique aux caravanes d'un bois en Seine et Marne, la précarité est toujours d'actualité.
Au début des années 2000, plusieurs photographes du collectif Argos ont réalisé des reportages sur la question du mal-logement et des personnes sans-abri. Ils ont suivi, pendant plusieurs mois, le quotidien de familles vivant dans un bois à côté d’une cité HLM en Seine-et-Marne, fait le tour des hôtels meublés du 20ème arrondissement de Paris, rencontré des hommes vivant sur une bretelle d’accès du périphérique à Porte Maillot ou suivi le parcours d’un homme, de la rue à la réinsertion.
Dix ans après, les sans-abris étaient dans l’agenda de l’Union européenne qui faisait de l’année 2010, celle de la lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale. L’objectif : trouver des positions communes et développer des politiques globales et efficaces dans les pays de l’Union.
La fin du sans-abrisme1, une utopie ? Le jury de la conférence de consensus sur le sans-abrisme organisée à Bruxelles en décembre dernier répondait, avec optimisme et détermination :
L’absence de chez-soi constitue une injustice grave et une violation des droits fondamentaux de l’homme à laquelle on peut et on doit mettre fin. Le jury considère ainsi que l’absence de chez-soi peut être progressivement réduite et que l’on peut, en fin de compte, y mettre un terme.
Le Parlement lui emboîtait le pas avec cette déclaration du 16 décembre 2010 sur la stratégie de l’UE pour les personnes sans-abri, qui demande :
- au Conseil de s’engager avant la fin de l’année 2010 à régler la question des personnes sans-abri d’ici 2015,
- invite la Commission (…) à aider les États membres à élaborer des stratégies nationales efficaces
- demande à EUROSTAT de recueillir des données sur les personnes sans-abri.
Pour le moment, c’est la France qui serait championne européenne du mal logement, avec 52 personnes sans domicile fixe pour 100.000 habitants.
Nous avons laissé la parole aux photographes du collectif Argos qui nous racontent, chacun, l’histoire de leur reportage et de leurs rencontres.
Ces familles qui n’ont plus droit de cité
Par Eléonore Henry de Frahan
C’est en 2000 que je découvre à la lisière des villes, des familles françaises qui survivent dans des habitats de fortune sans électricité ni eau courante. Pour assurer une vie décente à leurs enfants, les parents cumulent les petits boulots. Je m’y rendais en RER et à vélo et je développais mes films moi-même.
J’ai rencontré les familles petit à petit avec l’aide du Dr Moriau de Médecins du monde qui m’a introduit. Madeleine est salariée comme femme de ménage. Pourtant, elle vit en caravane, avec son mari Gérard et ses deux filles, de 8 et 10 ans, juste en face de la barre HLM de Seine-et-Marne d’où ils ont été expulsés.
Ils n’ont ni eau ni électricité. Ils se servent d’un poêle à bois pour se chauffer et d’un groupe électrogène pour la télé. Tentant comme les autres parents du campement d’assurer une vie décente à leurs enfants. Notre société moderne lancée dans une course effrénée au profit laisse derrière elle une part de plus en plus importante de la population.
J’ai réalisé ce reportage sans commande. Je voulais tout simplement sensibiliser les gens à ce problème de société. Des familles n’ont plus accès aux biens de consommation qu’on leur propose au quotidien, à un minimum de confort, ou tout simplement à un logement et à une vie décente. Cette précarité gagne du terrain et déferle aujourd’hui sur le monde du travail (missions d’intérims, travail à temps partiel). Avoir un emploi ne garantit plus l’intégration ni la protection sociale.
Je suis retournée les voir régulièrement et le travail s’est échelonné sur un an et demi. J’ai continué a leur rendre visite ponctuellement pendant un temps, quand je le pouvais. Dernièrement je voulais justement avoir de leurs nouvelles mais ils ne sont plus sur le terrain et je ne sais plus comment les joindre.
Le reportage a été publié sur 8 pages dans VSD, il a été expose à différents endroits comme le centre culturel de Rezé, de Woluwe St. Lambert a Bruxelles, le festival de Biarritz sur la violence moderne, et il a accompagné les journées du livre avec l’association ATD quart monde.
Matériel : un Nikon f3 et des films Tri X n/b
Hôtels meublés
Par Guillaume Collanges
Le reportage sur les hôtels meublés s’est étalé sur six mois, en 2000. J’habitais le 20ème et c’est un arrondissement ou il y en a pas mal. Plusieurs fois je suis passé devant sans y prêter attention. Un jour j’ai lu une plaque “Hotel meublé – chambre au mois” et je me suis demandé qui vivait ici. J’ai fait du porte à porte, essayant de rentrer dans les établissements mais beaucoup d’entre eux n’aiment pas les curieux. Les marchands de sommeil préfèrent la discrétion.
A l’époque la moyenne était de 3500 francs (env 500€) pour une chambre avec lavabo. C’était le prix d’un studio sur le marché privé. Quand je trouvais un endroit accessible je faisais tous les étages en expliquant bien aux gens que je faisais un reportage. Peu voulaient répondre, surtout les femmes qui sont donc sous représentées dans le reportage. Elles se méfiaient d’un homme inconnu, même s’il se présentait comme un journaliste, d’autant qu’à l’époque je n’avais pas la carte de presse.
L’ambiance dans ces hôtels est souvent triste, voir violente quand il y a trop d’alcool. Des situations de misère et de précarité qui s’installent dans la durée. Un seul avait une ambiance quasi “familiale”, je n’avais d’ailleurs pas eu le droit d’aller voir les deux premiers étages réservés aux habitués de longue date. Du 3ème au 5ème c’était autorisé, et pourtant une dame était là depuis dix ans !
Toutes ces rencontres m’ont beaucoup marqué , certaines n’ont jamais été diffusées car les personnes n’ont pas voulu signer l’autorisation de diffusion. Mais je retiendrai toujours cette conclusion qu’avait eu une des rares femmes rencontrées, ancienne institutrice : “les problèmes, ça rend médiocre.”
Matériel : appareil Nikon fm, 35mm f2 et film Kodak Supra 400
Vie périphérique
Par Cédric Faimali
C’était en 2003, j’avais repéré les tentes de Thierry et Diego sur mon chemin en passant par la Porte Maillot. Quand je suis arrivé sur leur campement la première fois, Diego est sorti avec une barre de fer et m’a dit :
“Qu’est-ce que tu viens chercher ici ? Il n’y a rien à voler !”
J’ai répondu : “Je viens en ami”
Et il m’a dit : “Il n’y a pas d’amis ici !”
J’ai quand même réussi à amorcer la discussion et à lui expliquer ce que je faisais là . Je me rappellerai toujours de cette phrase : “Il n’y a pas d’amis ici”. La peur de se faire attaquer et dépouiller est constante. Diego, ancien légionnaire de 48 ans était installé là depuis 1999 avec son chat Gavroche, et venait de se faire agresser par des jeunes quand je l’ai rencontré. Il était tailladé au couteau.
Diego et Thierry étaient un peu comme des Robinson Crusoë, ils disaient : “la société veut pas de nous, et nous, on veut pas d’elle. On n’étale pas notre misère en pleine rue, la mendicité fait chier tout le monde.” Ils se débrouillaient pour trouver de la nourriture, subvenir à leurs besoins. Ils en étaient fiers. Ils avaient la télé avec une batterie, ils coupaient du bois pour se chauffer. Ça ne les intéressait pas de toucher le RMI ou la CMU quand je les ai rencontré.
Le reportage a duré tout un hiver et j’ai continué au printemps et à l’été suivant. Parfois je ne faisais pas de photos, j’allais discuter, j’amenais des batteries chargées, des cigarettes, des vêtements ou des couvertures. C’est très long comme reportage, c’est lourd psychologiquement, les gens sont parfois sur la défensive, ils ne comprennent pas toujours notre démarche, refusent de se faire prendre en photos et c’est normal. C’est leur vie. Il faut s’apprivoiser et aussi que la confiance s’installe.
Thierry, je l’ai croisé par hasard, en 2006, au bureau de Poste près de chez moi. Il avait eu des problèmes de dents, il s’était fait soigner et m’avait dit qu’il était hébergé. Puis leur campement a brûlé en 2007, j’étais allé voir les pompiers qui en étaient au début de l’enquête. Il privilégiaient l’accident.
Je vais reprendre ce sujet avec des personnes qui vivent dans les tunnels de La Défense, un autre endroit où on est pas censé vivre, dans les sous-sols du pôle financier. Aujourd’hui, leur campement a disparu.
Matériel : appareil panoramique hasselblad Xpan, film Porta 400 NC
Gilles, de la rue à la réinsertion
Par Jéromine Derigny
J’ai réalisé ce sujet en commande pour le Pèlerin, en janvier 2007 où j’ai suivi pendant plusieurs jours le quotidien de Gilles, rencontré au Samu social.
Après la publication, Gilles, ayant déjà passé plusieurs années à la rue, a semblé retrouver un regain d’énergie pour continuer à se battre, et trouver un centre d’hébergement. Puis du travail en réinsertion. J’ai décidé de garder le contact avec lui puisqu’il avait un portable, ça n’était pas trop compliqué. C’est ainsi que pendant un an, j’ai continué à le retrouver de temps à autres, dans son parcours de réinsertion à l’association Neptune, basée à Montreuil.
Une deuxième publication dans le Pèlerin a eu lieu un an après la première. On ne se refait pas si vite d’années de rue, et tout n’a pas été simple pour Gilles, une année ne suffit bien sûr pas pour se réinsérer. J’ai continué à garder contact avec lui, mais il est parti en province, chez Emmaüs. Puis petit à petit j’ai perdu sa trace, les coups de fil s’espaçant… de mon fait plutôt.
Je serais curieuse de savoir où il en est actuellement, je lui souhaite bien entendu d’avoir encore progressé dans son parcours…
Peut-être que lui ou une de ses connaissances sera lecteur d’OWNI !?
Matériel : Nikon D200 24mm (35mm) f2.8
48 rue du faubourg Poissonnière
Par Guillaume Collanges
Au cours du reportage sur les meublés en 2000, je suis rentré en contact avec le DAL. Je voulais suivre également les mal logés qui squattent ces immeubles innocupés de Paris. Celui ci appartenait à une compagnie d’assurance italienne et était vide depuis plusieurs années quand les familles sont rentrées dedans.
C’était insalubre, les rats envahissaient la cour la nuit mais certains logements étaient assez grands. Les gens étaient plutôt “bien ici” pour la plupart. Mais un immeuble pas entretenu se délabre et deux plafonds s’étaient affaissés provoquant l’expulsion manu militari de deux familles….. vers des hôtels meublés comme solution provisoire. Bien sûr.
La plupart des adultes travaillaient et avaient leurs papiers, et étaient en attente de logement social depuis des années…. comme beaucoup trop.
J’ai passé quinze jours avec eux sous la tente, les gens y dormaient à tour de rôle. C’est fatiguant, la rue est bruyante et le réveil est à 5h avec le premier camion poubelle de la ville. Les gens ont tous été relogés grâce à l’action du DAL.
Matériel : Nikon F90, 35mm f2, et film Supra 400
Crédits photos : © Collectif Argos/Picture Tank Tous droits réservés
Retrouvez les cinq reportages dans notre visionneuse /-)
Le collectif Argos fête ses 10 ans. Les rédacteurs et photographes vous invitent au vernissage de leur exposition le 11 mai à 18h00 à l’Espace Confluences à Paris.
L’intégralité des reportages est sur le site du collectif Argos :
Jérômine Derigny : Gilles de la rue à la réinsertion (2007 et 2009)
Guillaume Collanges : 48 bd poissonnière (2000) et Hôtels meublés (2000)
Cédric Faimali : Vie périphérique (2003)
Éléonore de Frahan : Ces familles qui n’ont plus droit de cité (2000)
- Ndlr : Terme utilisé par la Commission européenne et la FEANTSA, Fédération européenne des associations nationales travaillant avec les Sans-abri. Traduction acceptée de l’anglais homelessness, le dictionnaire des termes européens vaut le coup d’oeil. Chaque traduction vous amène à un texte officiel, une déclaration ou un projet des instances de l’Union européenne. [↩]
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