Hongrie: les Roms, une “bombe à retardement”

Le 13 mai 2011

Dans les campagnes hongroises, l’atmosphère n’a jamais été aussi tendue. Les milices d’extrême droite multiplient les provocations envers les Roms. Le gouvernement hongrois a fini par intervenir, mais cela suffira-t-il ? Dernier épisode.

Retrouvez les précédents articles du reportage en Hongrie : Tiszavasri, laboratoire de l’extrême droiteLa Garda meurt mais ne se rend pasAu coeur du quartier rom à Gyöngyöspata et Patrouille avec la milice de Hajduhadhaza.

Quand j’ai quitté Gyöngyöspata, fin mars, tout était censé être terminé. Les centaines de miliciens d’extrême droite qui s’étaient invités deux semaines durant dans le village avaient déguerpi, la vie de la communauté Rom avait repris son cours normal, les enfants allaient de nouveau à l’école… Le gouvernement avait tapé du poing sur la table et promis qu’il ne laisserait plus les milices nationalistes provoquer les Tsiganes en patrouillant dans leurs quartiers. La fête était finie. Eh bien, elle a continué de plus belle.

A la limite de l’affrontement

L’atmosphère, déjà délétère lors de ma venue, n’a cessé de se dégrader depuis. Le 6 avril, le parti d’extrême droite Jobbik a fait défiler militants et miliciens à Hejöszalonta, au Nord-Est de la Hongrie, à la suite du meurtre d’une femme par un Rom. Ce dernier ne venait d’ailleurs pas du village en question et n’avait rien à voir avec la communauté tsigane locale. Mais le Jobbik ne s’embarrasse pas de ce genre de subtilités. La police a fait évacuer le quartier rom et formé un cordon de sécurité entre manifestants d’extrême droite et Tsiganes, soutenus par des associations de défense des droits de l’homme. Par chance, aucun heurt ne s’est produit.

Six jours plus tard, le 12 avril, rebelote, cette fois-ci à Hajdúhadháza, où je m’étais rendu peu avant. Deux cent miliciens de la Szebb Jövőért Polgárőr Egyesület se sont mis à patrouiller en rangs d’oignons dans les rues de la ville. Leur venue était annoncée de longue date et j’avais pu assister à ses préparatifs. Elle a largement été soutenue par la population locale : 5000 habitants (sur 13.000 à Hajdúhadháza, 6000 à Téglás et 2500 à Bocskaikert, les deux localités voisines) ont signé une pétition pour se féliciter de cette « opération de pacification ». Ce nouveau coup d’éclat de l’extrême droite a provoqué la colère de la commissaire européenne à la justice et aux droits fondamentaux, Viviane Reding, qui a jugé l’existence de ces milices inacceptable. Mis sous pression par Bruxelles et par un nombre croissant d’articles dans la presse internationale, le Premier Ministre hongrois et actuel président de l’Union, Viktor Orbán, n’avait plus d’autre choix que de réagir… Son ministre de l’intérieur, Sándor Pintér, a donc envoyé la police mettre fin aux festivités dès le lendemain.

Ce n’était que partie remise. Le dimanche suivant, des membres de trois milices (Szebb Jövőért Polgárőr Egyesület, Véderő et Betyársereg) sont retournés dans le village de Gyöngyöspata, où certains avait déjà séjourné début mars. Dirigée par Tamás Eszes, un ancien de la Magyar Gárda, la milice Véderő, qui n’avait pas fait parler d’elle jusque-là, a tout simplement installé à une centaine de mètres du quartier rom… un camp d’entraînement ! Elle comptait y faire venir tous les mois « les jeunes et adultes qui aiment leur pays et souhaitent apprendre les bases de l’armée et de l’autodéfense. » Une initiative si peu inquiétante que la Croix Rouge hongroise a fait évacuer immédiatement 277 femmes et enfants de la communauté tsigane.

Tous sont revenus quelques jours plus tard, une fois le camp démantelé par la police. Mais une partie des miliciens de Véderö se sont fondus dans la population locale et ont continué leurs provocations, qui ont logiquement fini par porter leurs fruits. Selon le site d’actualité francophone de référence sur la Hongrie, hu-lala.org, un adolescent rom aurait été agressé physiquement, une femme hongroise frappée alors qu’elle insultait une autre femme rom, et une bagarre violente aurait éclaté, faisant quatre blessés dont un grave. Des centaines de policiers ont dû être dépêchés sur place pour séparer les deux groupes.

Le gouvernement hongrois réagit dans l’urgence

En ouvrant un camp d’entraînement, Véderö a fait fort… Même certains députés Jobbik ont condamné cette initiative. Comme avec la Magyar Gárda avant sa dissolution, le Jobbik semble avoir du mal à contrôler les agissements de ces nouvelles milices, dont il s’empresse toujours de souligner, avec une mauvaise foi confondante, qu’elles n’ont aucun rapport avec lui.

Quant au gouvernement, après avoir longtemps tardé, il est désormais décidé à agir. Les autorités se sont jusqu’ici heurtées à un problème juridique : tant que les milices n’étaient pas armées et ne commettaient pas d’actes violents, elles restaient dans le cadre de la légalité. Elles pouvaient donc librement venir provoquer les Roms dans leurs quartiers.

Mais en multipliant ces patrouilles, les Véderö et autres Szebb Jövőért Polgárőr Egyesület ont rendu la situation explosive. Le ministre de l’Intérieur Sándor Pintér a donc préparé un amendement dans l’urgence pour mettre fin à cette dangereuse escalade, qui fait passer la Hongrie pour un pays d’extrémistes où l’Etat est incapable d’assurer seul la sécurité de ses citoyens.

Début mai, le Parlement a ainsi ajouté un article au code pénal, réprimant les « provocations antisociales » susceptibles d’intimider les individus appartenant à des minorités. Elles sont désormais passibles de trois années d’emprisonnement. Reste à voir si cette nouvelle disposition sera appliquée avec la fermeté nécessaire… Le ministre de l’Intérieur a également condamné la récente création d’une « gendarmerie » à Tiszavasvári, qui était au stade de projet lors de ma venue. Cette milice citoyenne subventionnée par l’unique mairie Jobbik du pays pourrait faire les frais des nouvelles armes légales dont dispose le gouvernement.

Ces mesures répressives permettront peut-être de stopper l’engrenage inquiétant dans lequel les habitants des campagnes de Hongrie orientale sont plongés. Mais elles ne règlent rien au problème de fond : l’intégration d’une communauté rom plus marginalisée que jamais.

La question de fond : l’intégration des Roms

Les statistiques ethniques étant illégales en Hongrie, il est difficile de connaître l’ampleur exacte du chômage au sein de la communauté rom. Selon une évaluation du chercheur Gábor Kézdi, reprise par l’ONG de défense des Tsiganes ERRC, à peine 29% des Roms âgés de 15 à 49 ans auraient un emploi. Dans certains villages comme celui de Gyöngyöspata, il semble tout simplement qu’aucun Rom ou presque n’ait de travail.

Le problème est loin d’être facile à résoudre, car l’absence de gisements d’emploi dans les campagnes hongroises, désindustrialisées depuis la fin du communisme, se combine au manque de qualification des jeunes Tsiganes. Pour le député Jobbik Gyöngyösi Márton, tout un programme de ré-accompagnement sur le marché du travail serait nécessaire :

Il ne suffit pas qu’une nouvelle usine Audi s’installe pour que des gens qui n’ont absolument rien fait pendant 5 générations soient capables d’y travailler.

Un cercle vicieux s’est en effet installé: à quoi bon faire des études s’il n’y a pas de travail ? Comment trouver un emploi sans formation ?

Depuis 20 ans, les gouvernements de droite et de gauche qui se sont succédés en Hongrie ont tourné le dos à ce problème délicat et laissé pourrir la situation, ce dont le Jobbik a su habilement profiter. La paupérisation des campagnes a évidemment accentué les problèmes de délinquance et de racisme, à tel point que l’extrême droite n’hésite plus à parler de risque de guerre civile… Le politologue Krisztián Szabados ne va pas jusque là, mais presque :

La misère de la communauté Rom constitue une bombe à retardement pour la Hongrie. C’est de loin le problème le plus important auquel le pays fait face.

D’autant qu’avec les mesures d’austérité prises par le gouvernement Orbán, les maigres ressources des Roms pourraient encore diminuer : le plan d’économies annoncé en mars dernier prévoit ainsi le gel pendant deux ans des allocations familiales et fait passer de 9 à 3 mois la durée des allocations chômage… Si l’on ajoute à cela la hausse du prix des denrées alimentaires, l’éventualité d’émeutes de la faim n’est plus tout à fait à exclure. C’est l’avis de Corentin Léotard, rédacteur en chef d’hu-lala.org:

On l’oublie souvent, c’est déjà arrivé dans la région en 2004, près de Košice en Slovaquie, à quelques dizaines de kilomètres de la frontière hongroise.

Un défi européen

En Europe de l’Ouest, ils ont beau jeu de nous faire la leçon. Mais quand les Roms viennent chez eux, en France par exemple, eh bien la France les renvoie.

Sur ce point, le député Jobbik Szávay István n’a pas tort. Selon ERRC, l’Hexagone a expulsé 10 000 Roms en 2009 et plus de 8 000 de janvier à septembre 2010. La question rom ne figure pas parmi les priorités des gouvernements d’Europe occidentale, qui contentent de se débarrasser du problème à coup de reconduites à la frontière sporadiques.

Mais en Europe centrale et orientale, où les communautés tsiganes les plus nombreuses sont installées (à l’exception de l’Espagne), leur intégration est un enjeu de premier plan. Selon le Conseil de l’Europe, 6 millions de Roms vivent dans l’Union:

  • 1,8 million en Roumanie
  • 750.000 en Bulgarie
  • 700.000 en Hongrie
  • 500.000 en Slovaquie
  • 200.000 en République Tchèque

Ils y connaissent les mêmes problèmes qu’en Hongrie : chômage de masse, discrimination et tensions ethniques. Depuis 2008, ERRC a dénombré 19 attaques anti-Roms en République Tchèque et 10 en Slovaquie, dont certaines au cocktail molotov et à la grenade. Des «gardes nationales» similaires à la Magyar Gárda existent par ailleurs en Bulgarie et en République Tchèque depuis quelques années.

Confrontés aux mêmes problèmes, ces pays veulent trouver des solutions communes. L’actuel Premier Ministre hongrois a ainsi fait figurer l’intégration des Roms parmi ses priorités en tant que président de l’Union. « En unissant nos forces, nous pouvons nous rapprocher d’une solution », a affirmé Viktor Orbán le 8 avril dernier, lors d’un sommet européen sur la question organisé à Budapest. Selon lui:

L’intégration des Roms n’est pas le problème d’un ou de quelques états membres. C’est devenu un problème commun à tous et notre première tâche est de faire en sorte que tous les pays au sein de l’Union s’en rendent compte…

Quelques jours plus tôt, la Commission venait de présenter sa feuille de route faisant de l’intégration des Roms un des objectifs assignés aux Etats dans le cadre de la stratégie de croissance de l’UE pour 2020. Chaque pays membre devra lui soumettre un plan d’action national visant à garantir l’accès des Roms à l’éducation, à l’emploi, aux soins de santé et au logement, d’ici décembre 2011. Aucune sanction n’est prévue pour les pays qui ne joueraient pas le jeu. Mais en laissant la situation se dégrader encore, ils risquent bien de se punir eux-mêmes…


Photo Flickr CC BY-NC-SA par Alain Bachellier.

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