Le foot, miroir des mutations de la mobilité urbaine
Alors que la finale de la Ligue des Champions a lieu ce samedi soir, Philippe Gargov fait le parallèle sur 40 ans entre les déplacements des joueurs sur un terrain de foot et ceux du citadin lambda.
Vous avez bien lu : le foot est un formidable témoin de notre rapport à la mobilité. Qui l’eût cru ? Ce faisant, le ballon rond devient un excellent outil pour comprendre (et surtout faire comprendre) le nouveau paradigme de « l’homo mobilis » dans lequel s’inscrivent aujourd’hui nos déplacements plurimodaux. Vous êtes sceptique ? Démonstration dans ce billet à vocation pédagogique qui s’adresse autant aux experts de la mobilité qu’à ceux du ballon rond ;-)
1970-2000 : l’essor de la valeur « mouvement »
La première similitude tient dans l’évolution remarquable des valeurs « positives » attachées tant au football qu’à la mobilité. Ainsi, si la valeur « vitesse » a longtemps tenu le haut du pavé, elle s’est vue progressivement supplantée par la valeur « mouvement » au cours des dernières décennies. Comme je l’écrivais dans une chronique OWNI,
Nos sociétés sont fondées sur l’idée que le mouvement – qu’il soit rapide ou non, soutenable ou non, vivable ou non – est nécessairement positif.
Cette valorisation du mouvement – dont je critique l’hégémonie, cf. paragraphe suivant – se vérifie dans nos mobilités (cf. la « saine mobilité » et « l’injonction au mouvement » de Scriptopolis), et plus généralement dans l’ensemble de notre société occidentale, de la flexibilité du travail au butinage amoureux. S’il est difficile de dater l’essor de la valeur « mouvement », on remarquera que celui-ci a accompagné l’essor du libéralisme dans la vieille Europe. Autrement dit, le « mouvement » règne depuis la fin des Trente Glorieuses suite à la crise de 1973, culminant dans les années 1990-2000 (pensez aux goldenboys toujours « dans le move »…)
Le football n’en est évidemment pas exclu. Comme l’écrivait le site de référence tactique Zonal Marking à propos du mouvement « sans ballon » [en], considéré comme une tendance majeure du football des années 2000 :
Le mouvement n’est pas une nouveauté dans le football ; comme l’a souligné Jonathan Wilson dans « Inverting The Pyramid » [sur l'évolution des tactiques footballistiques], la principale qualité de la légendaire équipe hongroise qui battit l’Angleterre 6-3 en 1953 reposait sur la tendance des joueurs hongrois à quitter leurs positions naturelles [dézoner] et à permuter avec leurs partenaires, de manière à embrouiller l’adversaire qui ne savait alors plus qui ils étaient supposés marquer.
Mais il semble y avoir une résurgence de la popularité et de l’importance du « bon mouvement » dans les années récentes [années 2000].
Ce rôle du « bon mouvement » est d’ailleurs l’héritier direct du « football total » flamand des années 1970, qui « proposait un jeu offensif basé sur le mouvement et la permutation des postes durant les matchs ». Et ce n’est pas un hasard si l’on retrouve, quelques années plus tard, cette même valeur « mouvement »au coeur du jeu barcelonais, grâce à l’influence des entraîneurs Rinus Michels puis Johan Cruijff, respectivement « inventeur » et « inventé » du football total tout en mouvement… (voire notamment le point 4. Être en mouvement, et en particulier à partir de 5’48)
2000 – 2010 : « le dogme du mouvement » et ses dérèglements
En mettant en action les joueurs « sans ballon » sur un terrain, l’essor de la valeur « mouvement » aura grandement contribué à accélérer le jeu balle au pied. Comme l’explique Une balle dans le pied :
Inversement, le football d’antan est dénigré sous l’angle de sa lenteur et de sa faible intensité : “Ça manque de rythme”, entend-on. En réalité, le rythme était autre : moins enlevé, certes, mais pas dépourvu de groove. La liberté de mouvement dont dispose alors le porteur du ballon est effectivement frappante : il a le temps et l’espace pour évoluer, et l’on s’étonne que les adversaires restent si passifs, au point de paraître rétrospectivement irresponsables dans leur absence de pressing et leur replacement aléatoire.
[...] Un style de jeu de passes a quasiment disparu : les milieux de terrain avaient jadis le loisir de lever la tête pour évaluer les différentes options, pour choisir entre différentes transmissions. [...] Avec le quadrillage du terrain désormais en vigueur, les joueurs sont plus enclins à chercher des solutions immédiates ou à courir avec le ballon : dans les quelques dixièmes de seconde impartis, il est difficile de concevoir une meilleure passe que la passe la plus évidente. Et la vision du jeu se rétrécit considérablement pour le porteur du ballon.
Conclusion : si le foot actuel est plus rythmé qu’auparavant, c’est au détriment des « numéros 10 » [en] à la Zidane et des passeurs à la Guardiola, comme il l’explique lui-même [en]. Que faut-il en conclure ? Que l’excès de mouvements (défensifs)1 aura paradoxalement contribué à tuer ce fameux « beau jeu »2, basé sur le mouvement général (offensif) et qui faisait le bonheur de nos papas (ou de vous, chers lecteurs plus âgés que moi ^^). Et l’évolution est encore une fois similaire dans l’univers des mobilités.
En football comme dans la vie, nos sociétés se caractérisent ainsi par cette « injonction mobile » : « se tenir immobile dans notre société est considéré comme une remise en cause de la “norme sociale puissante” à l’heure de la mobilité permanente », témoigne le géographe Michel Lussaut (via). C’est ce que j’ai baptisé le « dogme du mouvement », afin de souligner les excès que provoquent cette culture de valorisation hégémonique de la mobilité.
N’est-il pourtant pas nécessaire de remettre en cause cette “mobilité” trop souvent incontestée, ou du moins d’en questionner la légitimité ? Car les maux décrits par Rosa ou Virilio [à propos de l'accélération de la société] ne sont pas tant ceux de la vitesse que ceux du mouvement en général [...]. En termes de déplacement physique, c’est bien les trajets subis qui sont en ligne de mire ; et peu importe qu’ils soient lents, rêveurs ou ludiques s’ils sont vecteurs de stress et de pression.
Et en football comme dans la vie, ce dogme du mouvement est au cœur de tous les problèmes. Face à ce constat, la question se pose : à quoi ressembleront le foot et la mobilité de demain ?
2010 : Le mythe de la lenteur à l’épreuve des réalités ?
À cette question, je répondrai par deux autres questions : d’abord que veut-on faire de nos mobilités, ; mais surtout, que peut-on en faire ? Encore une fois, les deux thématiques du jour se rejoignent dans leurs réponses. Ainsi, en foot comme en mobilités, certaines voix s’élèvent pour proposer comme alternative la réintroduction de la valeur « lenteur » pour résoudre les vices modernes de leurs domaines respectifs. En foot, ceux-là repensent voire militent avec nostalgie à ce foot à papa, « plus imaginatif et cérébral ». En termes de mobilités urbaines, il s’agira de promouvoir des modes plus doux et plus lents : tramway, marche, vélo… Mais il s’agit là d’un mythe qu’il me semble nécessaire de déconstruire, comme je l’avais expliqué :
À trop axer son discours sur la lenteur comme “remède miracle”, il me semble que l’on ne se pose pas les vrais questions. La lenteur, d’abord, souffre de la largesse de ses définitions. Certains évoquent ainsi, pêle-mêle, le tramway, le bus, le vélo ou la marche. Autant de modes aux vitesses sensiblement différentes. La vitesse urbaine moyenne étant aujourd’hui plafonnée à 25 km/h, peut-on vraiment parler de lenteur lorsque l’on est en bus ou en tramway, voire en vélo (les habitués dépassent les 20 km/h moyens) ?
Reste la marche, seule véritable “mode lent” ; [...] Jusqu’à ce qu’on se rappelle que la marche n’est pas forcément le mode poétique et contemplatif se dessinant entre les lignes de cette “lenteur salvatrice”. Car la marche peut aussi se faire dynamique et tonique lorsqu’elle est subie (ou simplement lorsque l’on n’envisage pas la marche comme un mode au ralenti : cf. la marche sous endorphines de Matthias Jambon-Puillet).
J’en appelle donc à votre fond réaliste : certes, la lenteur est séduisante ; mais est-ce une solution viable ? Je n’y crois malheureusement, de même que je ne crois pas véritablement au retour d’un football plus « apaisé ». Alors que faire ?
Demain, le mouvement perpétuel. L’anticipation comme valeur-pivot de la mobilité
Puisque l’on ne peut pas « lutter » contre la vague du mouvement (sauf à en sortir pleinement, comme je l’appelle de mes vœux, mais cela n’est pas l’heure qu’une utopie de plus), il faut apprendre à faire avec. C’est encore une fois le foot qui nous donne les pistes créatives pour ouvrir la réflexion, à travers les mots de l’excellent tactiblogueur « e-foot » dans une réflexion au titre évocateur : Le football devient-il plus rapide ?
La réponse [au constat évoqué plus haut de pressing permanent] ? Messi le dit au tout début de la vidéo d’Adidas : « prendre des décisions plus rapidement ». J’irai même plus loin en parlant d’anticipation.
Ça y est, le mot est lâché : « anticipation», qui vient parachever mon argumentaire. Concrètement, cela se traduit footballistiquement ainsi :
Le jeu en mouvement, « l’appel qui déclenche la passe » pour citer Denoueix, l’anticipation des mouvements des adversaires mais aussi de ses coéquipiers pour réagir en conséquence, voilà quelques clés pour accélérer le jeu de son équipe, le fluidifier. [...] Le joueur qui subit le pressing doit « prendre une décision plus rapidement » ; le joueur qui récupère le ballon doit « prendre une décision plus rapidement » pour lancer une action avant que l’adversaire n’ait le temps de se replacer (ou de le presser pour récupérer le ballon).
Vous remarquerez la proximité du champ lexical du tacticien avec celui qui nous concerne ici. Plutôt logique : la situation est exactement identique dans le domaine des mobilités urbaines.
Ainsi, la valeur-clé permettant aux individus de « se dépêtrer » du dogme du mouvement permanent sans le quitter pour autant, consiste justement à « prendre des décisions plus rapidement », voire à « anticiper » : anticiper la congestion d’un réseau de métro grâce aux informations accessibles en mobilité via son smartphone, et décider de prendre un Vélib’ ou de marcher jusqu’au bus, par exemple. C’est à ça que ressemblent les hypermobilités d’aujourd’hui, et les mobilités de demain : opportunistes, fluides voire liquides grâce à une information ubiquitaire sur les modes qui nous entourent, de plus en plus nombreux et variés sur un même territoire dense…
Bienvenus dans le règne de l’instantanéité que je décrivais dans mon mémoire, et que j’explicitais il y a pile-poil un an et dix jours dans un commentaire sur e-foot. Comme quoi, je reste fidèle à mes analyses, la preuve ! :-)
Comme expliqué plus haut, la réponse [au pressing] tient en partie voire essentiellement dans la capacité du porteur du ballon à prendre plus vite des décisions. Cette faculté oblige le joueur à ralentir à l’extrême la perception qu’il a du mouvement qu’il entoure, afin d’anticiper les déplacements des joueurs (une sorte de Bullet-Time). Cette capacité « à lire le jeu » est évidemment à la base de tout sport, et ce depuis la nuit des temps. Mais c’est à mon avis son développement hors du sport, dans les mobilités quotidiennes urbaines, qui permet d’en assimiler l’essence dynamique :
[comme je l'écrivais dans la conclusion de mon mémoire] « L’instantanéité » exprime cette aptitude à rebondir sur l’instant [de décision] pour maîtriser un temps inédit et malléable. L’instantanéité est appelée à devenir la norme de nos déplacements et plus généralement de nos rapports au temps. Elle exprime une aptitude à s’adapter aux fluctuations, accélérations et ralentissements du cours temporel ; un propulseur de mobilités intuitives et adaptatives. »
Voilà donc le paradigme des mobilités à venir, tant sur les terrains de foot que dans les rues des mégalopoles. Il s’agit donc d’être en permanence informé des mouvements qui nous entourent (grâce aux technologies ou à une vision de jeu restreinte), puis d’être en permanence en capacité de rebondir (vers un autre mode ou un autre joueur). Conclusion paradoxale mais hautement jouissive : en foot comme en mobilités urbaines, pour vivre dans le mouvement sans le subir, il est donc nécessaire de vivre en mouvement perpétuel. À l’image de Barcelone cette saison, et son jeu de passes instantanées leur permettant de conserver le ballon pour multiplier les choix, grâce aux mouvements de ses joueurs. Xavi serait donc le modèle de l’homo mobilis de demain ? :-)
Ce billet est dédicacé à mon ex-collègue Caroline, qui avait parié que je ne pourrais pas relier mes deux amours, tactique footballistique et prospective urbaine ! Je l’avais promis ici, et j’ai tenu parole… en espérant que l’exercice vous aura plu, que vous soyez urbanologue, footeux ou un peu des deux !
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Billet initialement publié sur [pop-up] urbain
Image CC Flickr toksuede
- Introduction du pressing par le Milan de Sacchi dans les années 90. [↩]
- Aparté : C’est précisément ce qui m’énerve au plus haut point dans le jeu actuel du Barça, n’en déplaise aux fanatiques du tiki-taka catalan voire espagnol. J’avais pour la première fois remarqué cet caractère nuisible du tout-pressing lors du France-Espagne de 2010 (cf. la meute de quatre joueurs espagnols sur le pauvre français dans ses 40 mètres, qui amène le second but). En vérité, le « football total » est aujourd’hui supplanté par un « pressing total » ; et surtout très haut, auquel il ne semble possible de répondre que par un jeu moins spectaculaire consistant à se projeter rapidement vers l’avant (Manchester United cette saison), à miser sur le génie de quelques individualités (Messi, Ronaldo, Nani, etc.), voire tout simplement à refuser de jouer balle au pied en se débarrassant du ballon (comme l’Inter de Mourinho l’an passé, mais ils n’avaient pas le choix, c’est Barcelone les fautifs avec leur jeu de mufles ! ^^) Certes, il reste heureusement quelques génies de la passe (Xaviniesta, Özil ou Sneijder pour les plus connus). Mais force est de constater que ce sont surtout les Messi & cie qui font office d’artificier, quand les passeurs ne sont « que » les préparateurs. J’en prends pour témoin le second but de Messi lors du Classico #3, ou simplement ses 31 buts et 18 passes décisives cette saison contre « seulement » 3/7 pour Xavi et 8/3 pour Iniesta. La donne est la même à Madrid : 38/8 pour Ronaldo mais 6/16 pour Özil ; vous avez compris l’idée. PS : soyons clairs : je déteste Barcelone 2010-2011 et son jeu de passes vaines à la con. Voilà, c’est dit, hihi le troll. Maintenant, retour aux choses sérieuses ! [↩]
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