Le droit à l’épreuve du Mashup Festival Film
Le Forum des images a organisé la semaine dernière un événement dédié à une pratique artistique décuplée grâce à Internet, qui souligne le décalage entre les pratiques et le droit.
Le Forum des Images organisait les 24 et 25 juin un très bel évènement – le Mashup Festival Film – pour explorer les différentes facettes de ce phénomène, et notamment les nombreuses questions juridiques posées par cet art de la manipulation des images et des sons, qui bouscule les fondements du droit d’auteur.
Une telle initiative est à saluer, car en ces temps de crispations maximales autour de la propriété intellectuelle, il me paraît important de pouvoir porter ces questions sur la place publique, d’une manière constructive et créative, plutôt que dans la vocifération.
J’avais déjà écrit dans S.I.Lex sur le mashup et j’ai eu le grand plaisir de pouvoir participer à la table ronde juridique du samedi : « Mashup, remix, détournements : les nouvelles pratiques de l’image mettent-elles à l’épreuve le droit d’auteur ? ».
Jouer avec la contrainte législative
À l’occasion de cet évènement, le Forum des images a organisé un Marathon de Mashup, au cours duquel 5 équipes se sont affrontées durant 24 heures pour produire une création autour du thème « Demain sera (presque) parfait », à partir d’images d’archives fournies par le Forum et ses partenaires. Je vous laisse découvrir ci-dessous la vidéo Le film des Autres, qui a remporté le prix :
Il est intéressant de noter que proposer un tel concours dans le respect des règles de droit était une véritable gageure, que le Forum a pu relever en mettant à  disposition des équipes un corpus d’images pour lesquelles les questions de droits avaient été réglées en amont. Le règlement stipulait ensuite que les participants n’avaient pas le droit d’incorporer à leurs créations des images ou des sons protégés. Le dispositif était habile, car il revenait à retourner l’interdiction posée par le droit en une sorte de contrainte oulipienne.
Néanmoins, ce cadre juridique balisé s’est révélé un peu trop contraignant pour la compétition online qui accompagnait cet évènement. La vidéo Essay : Imagine Life in 2050, tout en s’appuyant bien sur le corpus d’images proposé, est en dehors des clous en ce qui concerne la bande son. Elle n’en a pas moins remporté le Prix Arte Creative et je l’ai trouvée particulièrement réussie (et la bande son illégale y est pour beaucoup…) :
Beautés illicites et artivisme
Le Forum proposait également une remarquable exposition, « Le Mashup dans tous ses états », pour découvrir l’histoire, les différents courants et les problématiques soulevées par la pratique du mashup. Vous pouvez en avoir un aperçu ici et je vous encourage également à aller visiter le compte Dailymotion du Forum des images.
Cela m’a permis de découvrir de petits bijoux et notamment ce Fast Film, véritable origami audiovisuel – fascinant, mais… complètement illégal, quand bien même il constitue un vibrant hommages aux oeuvres utilisées !
On apprend d’ailleurs dans l’expo’ que c’est en visionnant cette vidéo que Lawrence Lessig, le père des Creative Commons, eu cette pensée, que je trouve magnifique et qui m’a beaucoup marqué :
Nous ne pouvons pas rendre nos enfants passifs, seulement en faire des « pirates ». Est-ce le bon choix ? Nous vivons à cette époque étrange, une prohibition où des pans de nos vies sont en désaccord avec la loi. Des gens normaux le vivent. Nous l’infligeons à nos enfants. Ils vivent en sachant que c’est à l’encontre de la loi. C’est extraordinairement corrosif et cela corrompt l’esprit des lois.
L’exposition consacrait de larges développements à la dimension subversive du mashup. J’ai relevé en particulier cette action du collectif Negativeland [en], qui en 2003, avait projeté sur l’immeuble de l’OMPI (Organisation Mondiale de la Propriété Intellectuelle) à Genève la vidéo Gimme The Mermaid, détournement de La petite sirène de Disney, conçue sciemment en violation du droit d’auteur. Superbe symbole.
Injectons une dose de droit civil !
La table ronde juridique était intéressante, néanmoins, j’ai trouvé que nous avons eu vraiment beaucoup de mal – moi le premier – à faire sauter nos « DRM mentaux », comme des insectes dans un bocal se cognant vainement aux parois de verre pour trouver la sortie.
Néanmoins, il y a eu un moment où les verrous mentaux du droit d’auteur se sont relâchés et où une idée intéressante a émergé. Nous sommes tombés d’accord pour dire que si les pratiques comme le mashup soulevaient des difficultés juridiques, c’était en raison du caractère absolu des interdictions posées par le droit d’auteur. Le monopole exclusif des auteurs leur permet en effet d’empêcher a priori toute reproduction et toute représentation, de même que le droit moral condamne toutes les atteintes à l’intégrité de l’œuvre.
Une des pistes pour assouplir le système serait de s’inspirer des règles de la responsabilité civile pour réintroduire l’idée de faute et de préjudice dans le fonctionnement du droit d’auteur. Ainsi les titulaires de droit devraient prouver aux juges l’existence d’une faute commise par le contrefacteur, ainsi que d’un dommage leur ayant été infligé, avec un lien de causalité entre les deux. Le fair use (usage équitable) américain fonctionne déjà un peu de cette manière dans la mesure où les juges prennent en compte pour l’appliquer l’ampleur de l’atteinte à l’exploitation commerciale de l’œuvre. Mais il me semble que les règles françaises de la responsabilité civile pourraient s’avérer moins aléatoires dans leur mise en œuvre que le fair use, souvent décrié pour générer de l’insécurité juridique et du contentieux [en].
Un autre avantage de cette proposition serait de rééquilibrer la charge de la preuve, car à l’heure actuelle, dans les procès en contrefaçon, la mauvaise foi est présumée et c’est à la personne qui est accusée d’avoir violé le droit d’auteur d’apporter la preuve qu’il n’en est rien !
L’un des travers du droit d’auteur est donc d’être exorbitant1 des règles du droit civil et le faire rentrer dans ce lit aurait sans doute des vertus pour rééquilibrer le système. J’y vois également une piste pour repenser le droit moral et l’adapter à l’environnement numérique. Ici aussi, il apparaîtrait logique que l’auteur doive apporter la preuve d’un préjudice subi. Par exemple, il semble abusif que toute modification d’une œuvre soit considérée comme une altération. Toute atteinte au droit à la paternité cause sans doute un préjudice à l’auteur, mais ce n’est pas le cas de la modification.
Pour reprendre le cas de la vidéo problématique ci-dessus (Essay : Imagine Life in 2050), en quoi cause-t-elle un préjudice aux titulaires des droits sur la bande son ? Il serait à mon avis difficile de le prouver à un juge.
Il faudrait donc faire… un mashup entre le droit d’auteur et le droit civil, pour libérer sans doute très largement les pratiques, notamment pour les usages non-commerciaux. L’auteur cesserait d’être un petit tyran souverain, surprotégé par les lois, mais redeviendrait un citoyen dans la Cité, dont la liberté s’arrête là où commence celle des autres.
Je propose donc de remplacer le Code de Propriété Intellectuelle… par l’article 1382 du Code civil !
Tout fait quelconque de l’homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer.
Et par l’article IV de la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 :
La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui : ainsi l’exercice des droits naturels de chaque homme n’a de bornes que celles qui assurent aux autres Membres de la Société, la jouissance de ces mêmes droits. Ces bornes ne peuvent être déterminées que par la Loi.
What else !
Pour terminer, je colle ci-dessous les réponses que j’ai faites à quelques questions qui m’ont été posées par l’équipe du Mashup Festival Film.
Bravo encore au Forum des Images pour cette initiative et un dernier petit mashup pour la route (par Kutiman) !
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Ce qui m’intéresse surtout avec le mashup, c’est le décalage de plus en plus fort entre le caractère massif des usages et la fragilité de leur statut juridique. Parce qu’il implique des actes de reproduction, de représentation, ainsi que la modification des œuvres réutilisées, le mashup heurte les principes de base du droit d’auteur. C’est particulièrement vrai en France où le droit moral des auteurs empêche théoriquement toute atteinte à l’intégrité d’une œuvre.
On dit souvent que le droit d’auteur est inadapté aux nouvelles pratiques sur Internet, mais en un sens, c’est faux. Le droit d’auteur possède tous les concepts pour appréhender une pratique comme le mashup. Au regard de la loi, il s’agit en fait d’œuvres dérivées ou d’œuvres composites, dont la production et la diffusion nécessitent l’accord préalable des titulaires de droits. Comme l’immense majorité des mashups ne respectent pas cette condition, la loi les assimile mécaniquement à des contrefaçons, et c’est là qu’un problème se pose.
Des mécanismes d’équilibre ont néanmoins été prévus – les exceptions au droit d’auteur-, qui autorisent certains usages sans avoir à demander d’autorisation. C’est le cas par exemple en France de la courte citation, mais celle-ci a été conçue à l’origine pour la reprise de portions de texte et elle est mal adaptée aux autres médias tels que les images, la musique ou la vidéo. Aux États-Unis, il existe une notion plus large – le fair use (usage équitable) – qui permet dans certaines conditions l’usage transformatif des œuvres. Mais il n’est pas aisé de savoir quand le fair use est applicable ou non et les procès sont nombreux.
Malgré l’absence de dispositions légales susceptibles de servir de fondement à ces pratiques, les mashups ou les remix arrivent tout de même pourtant à exister et à circuler sur les plateformes de partage des contenus comme YouTube ou DailyMotion, mais c’est uniquement grâce aux règles particulières de responsabilité auxquelles sont soumis les hébergeurs. Une plateforme comme YouTube en effet n’est pas directement responsable des contenus chargés par ses utilisateurs ; elle ne le devient que lorsque un contenu illégal lui est signalé et qu’elle n’agit pas rapidement pour le retirer. C’est ce qui permet à de nombreux mashups vidéos de subsister en ligne tant que les titulaires n’agissent pas pour demander leur retrait. Mais il y a quelque chose de désagréable à l’idée de savoir que des pans entiers de la création en ligne sont suspendus à un mécanisme aussi fragile et pourraient disparaître à tout moment.
Sauf à imaginer une refonte en profondeur de la loi sur le droit d’auteur, l’une des pistes juridiques les plus prometteuse pour conférer un statut juridique satisfaisant aux mashups réside dans les licences libres, comme les Creative Commons. Leur usage favorise l’émergence de contenus réutilisables et il est intéressant de voir qu’une plateforme comme YouTube vient justement d’autoriser leur emploi.
Sans aucun doute. La réutilisation d’œuvres préexistantes a toujours été un des moteurs de la création artistique. Dans un certain sens, un tableau comme L’Olympia de Manet n’est pas si éloigné d’un mashup, tant les correspondances avec des tableaux antérieurs (de Titien, Giorgione, Goya) sont fortes. La pratique du collage, de Picasso à Richard Prince, a constitué une phase importante dans la création artistique, sans parler des ready made. Il n’est donc pas étonnant que cette manière de faire dialoguer les œuvres entre elles et de les mélanger se prolonge dans l’environnement numérique, où la technique facilite de surcroît la manipulation des images et des sons. J’avais été frappé à cet égard qu’en 2009, le très sérieux journal anglais The Guardian ait choisi un remix (A Stroke of Genie-us) comme « chanson définissant la décennie » [en] .
Ce qui tend à nuire à la reconnaissance du mashup comme forme de création artistique est sans doute qu’elle est majoritairement le fait d’amateurs et non d’artistes professionnels. Mais c’est aussi un des effets de l’évolution du web et des médias sociaux d’avoir considérablement brouillé la distinction entre les amateurs et les professionnels, en donnant des outils au plus grand nombre pour créer.
Je ne saurais pas citer d’artistes en particulier, car je m’intéresse plutôt aux pratiques amateurs ou à des projets collectifs. En 2009, j’avais par exemple été fasciné par Star Wars Uncut, un projet dans lequel des centaines d’internautes avaient collaboré pour produire un remake du film, en le découpant en 473 séquences de 15 secondes, réinterprétées par chacun des participants. Je m’intéresse aussi aux machinimas, ces vidéos produites en utilisant les moteurs 3D des jeux vidéos, pour créer de nouvelles histoires à partir d’un univers ou de mélanger des univers entre eux.
Au-delà de créations individuelles, Il me semble que le mashup donne à voir le caractère collectif de la production artistique, qui prend une nouvelle dimension avec l’évolution d’internet, au point que l’intelligence collective devient elle aussi créatrice d’œuvres. Avec cette question difficile à résoudre : quel statut juridique pour l’intelligence collective à l’oeuvre ?
La question est complexe et le mieux est sans doute de prendre un exemple. L’année dernière, la société de production du film La Chute a demandé le retrait des plateformes de partage des centaines de parodies qui avaient été créées par les internautes à partir de la fameuse scène de colère du Führer dans son bunker. Cette attitude avait été considérée comme choquante, car on voit mal quel dommage ces vidéos pouvait occasionner sur l’exploitation commerciale du film original. Dans ce cas, on voit qu’un nouvel équilibre doit être trouvé entre d’une part la protection du droit d’auteur et d’autre part, d’autres libertés fondamentales comme la liberté d’expression ou le droit de participer à la vie culturelle.
Mais d’un autre côté, il faut avoir conscience que la gratuité est bien souvent illusoire sur internet. Les contenus produits par les internautes (les User Generated Content) ont une valeur économique forte, même quand ils circulent gratuitement, car ils permettent aux grandes plateformes de médias sociaux (de YouTube à Facebook) de générer des revenus publicitaires importants. Il y a donc des réflexions à conduire pour que cette forme seconde d’exploitation commerciale puisse également profiter aux auteurs des œuvres originales. Mais transformer tous les mashupers en pirates n’est certainement pas une solution constructive à ce problème de financement de la création.
Je pense que de tels évènements apportent une contribution essentielle au débat, en permettant de mieux faire connaître ces nouvelles formes de création numérique, mais aussi en permettant aux différents acteurs impliqués de se rencontrer et d’échanger. Il me paraît en effet crucial d’ouvrir un dialogue direct avec les titulaires de droits pour arriver à leur faire comprendre qu’on ne peut assimiler mashup, remix et piratage, bien que la loi ne fasse pas de distinguo et ramène tout à la catégorie réductrice de la contrefaçon.
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Billet initialement publié sur :: S.I.Lex ::
Image CC Flickr joshbousel
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