Loisir: bricolage (numérique)
Dans une société numérique où les objets de consommation ne sont pas toujours conçus pour interagir entre eux, comment adaptons-nous nos usages? L'ethnographe Philip Ely a étudié ce do-it-yourself moderne.
La technologie est sensée nous rendre la vie plus facile, mais les pires frustrations de nos contemporains sont dues aux nouvelles technologies qui peuplent nos maisons, estime Philip Ely, doctorant au Centre de recherche sur le monde numérique de l’université du Surrey. Pour affirmer cela le chercheur a étudié, à la manière d’un ethnographe, comment les gens vivent leurs relations aux technologies domestiques qui nous entourent, comment ils configurent et reconfigurent leurs pratiques à l’aune du fonctionnement des objets sociotechniques qu’ils utilisent1.
Pour évoquer cette écologie technologico-domestique de nos pratiques, Philip Ely parle de “bricolage numérique” (Do It Yourself digital), explique le Guardian. Il a étudié (avec David Frohlich et Nicola Green) pendant 18 mois 19 habitations afin de regarder comment les utilisateurs gèrent leur matériel technologique domestique : par l’utilisation, la non-utilisation voir l’exclusion des technologies. Quelles innovations banales accomplissons-nous pour que nos outils technologiques se conforment à nos pratiques, à nos usages ? Comment passons-nous d’un usage de la vidéo grâce à un espace de stockage mobile, à un non-usage quand on perd le câble qui permet de relier son disque dur amovible à l’écran qui nous permettait de les regarder ? Comment nos pratiques d’écoutes de la chaîne-hifi diminue à mesure que nos musiques deviennent numériques ou comment les gens compensent-ils en continuant à graver des disques jusqu’à ce que le logiciel qu’ils utilisaient pour le faire évolue et rende un temps impossible ces gravures ?
Philip Ely s’est intéressé aux problèmes que rencontrent les Britanniques en déballant et installant leurs derniers gadgets technologiques. En ethnographe, il a notamment enregistré leurs expériences numériques lors de l’arrivée d’un nouveau matériel.
L’étude s’intéresse à trois points : comment les gens utilisent maintiennent et réparent leurs dispositifs de divertissement à domicile ? Quelle est l’écologie informationnelle de la maison ? Quelles valeurs individuelles et d’identité portent-elles ?
Philip Ely a pris des photos, fait dessiner des plans pour situer les technologies dans la maison, créer des cartes sociales pour identifier qui intervenait sur ces gadgets (techniciens extérieurs, amis…), puis a regardé comment ces appareils avaient bougé quelques mois plus tard, qui avait aidé à les maintenir et les mettre à jour…
Quand le bricolage numérique remplace le bricolage
Le bricolage numérique pour Philip Ely concerne la manière dont nous configurons ou reconfigurons notre environnement technologique domestique. Comment remplace-t-on, installe-t-on, déménage-t-on, câble-t-on, met-on à jour, interconnecte-t-on nos équipements technos dans la maison ? Comment relie-t-on nos enregistreurs DVD, nos ordinateurs portables, nos consoles de jeux, nos lecteurs de musique portables, nos téléphones et nos plateformes sans fil, nos chaînes hifi? Quels bricolages nous faut-il accomplir pour écouter notre musique sur plusieurs terminaux, pour voir un film sur le support de notre choix au moment où on le souhaite ? Ce petit quotidien qui nous fait transférer des fichiers, utiliser une succession de logiciels pour arriver à faire ce que l’on souhaite faire – ou qui nous fait abandonner face à la complexité – est pour lui révélateur de nos pratiques et des limites des outils que nous tentons d’utiliser.
Le bricolage, rappelle-t-il, a toujours été une activité pour ajouter de la signification personnelle à nos environnements domestiques liés bien souvent à des changements de vie, de revenus, de statuts. C’est une manière de “réévaluer nos environnements domestiques et les objets matériels qui le peuple”. Depuis quelques années, les nouvelles technologies viennent au premier plan de nos occupations domestiques. D’ailleurs, Les études du cabinet Mintel suggèrent que ces dernières années, en Angleterre, le bricolage traditionnel a reculé en faveur de loisirs “moins actifs” comme regarder la télévision ou accéder à l’internet. Ce qui est pour Philip Ely un facteur d’intérêt supplémentaire : observer comment le bricolage traditionnel est remplacé par d’autres formes de bricolages, liés à la connectivité domestique, à l’organisation des loisirs familiaux. Et bien sûr, comprendre comment les nouveaux objets s’intègrent aux plus anciens.
Cette étude du bricolage numérique suppose d’observer comment s’organisent les systèmes, les artefacts informationnels et l’organisation qui les entoure. Mais plus que les artefacts, ce qui a intéressé Philip Ely ce sont plutôt les utilisateurs et leurs rôles dans cet agencement de maîtrise autour de l’utilisation des technos domestiques.
Philip Ely a ainsi observé des gens qui avaient bricolé des installations numériques chez eux et a suivi l’évolution de ces bricolages, comme cette personne qui a bricolé une table basse équipée d’un projecteur, permettant de le masquer pour que sa table basse puisse être utilisée autrement… Que se passe-t-il quand il y a un changement dans la configuration de la maison, un déménagement ou autre ? Qu’advient-il des objets conçus ? Comment sont-ils réinventés ou réagencés dans un nouvel environnement – ou abandonnés ? Les changements de vie notamment (séparation, déménagement), aggravés par les bouleversements émotionnels qu’ils impliquent, représentent autant de défi pour les installations techniques, qu’il faut reconfigurer, reconnecter, recâbler… ou oublier.
A l’intérieur du foyer, constate Philip Ely, le bricolage numérique révèle un monde peu fluide, où anciens et nouveaux objets technologiques, valeurs personnelles, compétences individuelles, connaissances, ressources financières, réseaux sociaux, formes d’entraide (humaine et numérique) et circonstances de la vie jouent tous un rôle. Même les non-utilisateurs (voisins, famille, amis…) jouent bien souvent un rôle dans la configuration et la reconfiguration matérielle.
Philip Ely a bien sûr constaté que les ressources financières avaient un rôle évident dans l’appropriation et le choix des technologies. Quand les ressources financières sont limitées, les utilisateurs tendent à devenir innovants en réutilisant du matériel ancien par exemple. Mais le capital social joue également un rôle, notamment via le matériel qu’on récupère ou qu’on utilise.
L’une des personnes avait ainsi hérité d’un amplificateur qu’elle n’utilisait pas, mais dont elle n’arrivait pas pour autant à se séparer. La même personne avait également hérité du câblage de sa maison, avec des prises de télé qui n’étaient pas situées à des endroits adaptés par rapport à la configuration qu’elle avait donnée à son habitat. Ainsi qu’un d’un réseau audio domestique qu’elle hésitait à récupérer avant de déménager (parce que cela nécessitait de récupérer les câbles installés dans les murs ou sous le plancher sans qu’il soit certain qu’elle saurait les installer dans un autre environnement). Dans la maison, on hérite d’objets et d’infrastructures dont nous sommes dépendants. Mais le capital social correspond également aux réseaux sociaux et connaissances qui nous aident à la sélection, l’installation, la réparation et la reconfiguration des technologies domestiques.
Le petit détail frustrant
L’une des principales observations de Philip Ely a été de montrer que c’est souvent les gadgets électroniques les moins importants qui sont les plus frustrants.
J’ai montré que des objets comme les câbles USB, l’infrastructure internet et même les portes, les murs ou les divans étaient les objets qui, le plus souvent, empêchaient le plus le partage de musique ou d’images au sein du foyer et ce même pendant des mois.
Les dispositifs individuels deviennent redondants souvent pour des motifs très triviaux, comme de perdre un câble. Ce qui montre bien que les fabricants oublient souvent combien la maison peut-être un endroit désordonné et contingent. Et ce d’autant que l’utilisateur final ne travaille plus seulement avec un simple ordinateur, comme c’était le cas il y a 20 ans, mais avec toute un ensemble d’appareils informatiques.
Au palmarès des récriminations des utilisateurs, Philip Ely pointe ainsi iTunes, le logiciel musical d’Apple. “Il n’est pas centré sur les gens, mais sur les recettes qu’il génère”, explique-t-il. Les gens voudraient qu’il se connecte à tous les périphériques de la maison simplement, qu’il gère la musique, les vidéos, les images sans mise à jour constante ni authentifications permanentes. “S’il y avait un système de micropaiement chaque fois que les utilisateurs se plaignent d’iTunes parce qu’il ne fonctionne pas correctement ou parce qu’il est trop lent, je serais millionnaire”, plaisante-t-il.
Les recherches d’Ely contredisent également l’opinion commune qui pense que les technologies isolent. Beaucoup de ménages communiquent sur les forums en ligne à la recherche d’entraide pour faire fonctionner leur matériel.
Les utilisateurs s’appuient sur d’autres utilisateurs pour obtenir le soutien technique dont ils ont besoin. Et ce pas seulement en ligne, mais également via des relations en face à face. Aucun des ménages sur lesquels j’ai enquêté n’a résolu ses problèmes uniquement en ligne. Les maisons sont devenues plus ouvertes non pas à cause de l’intrusion des médias en ligne dans nos vies privées, mais parce que les gens ont besoin de travailler via des réseaux sociaux élargis pour les aider à résoudre des problèmes du quotidien liés aux technologies.
Tout comme dans le bricolage classique, les gens partagent des astuces, des solutions… Ils aiment s’entraider et s’entraider face aux technologies domestiques est à la fois enrichissant et socialisant.
Dans les ménages avec enfants, Ely a constaté beaucoup d’entraide intergénérationnelle : les parents enseignent aux enfants comment télécharger les photos de l’appareil photo, les enfants enseignent aux parents comment télécharger des applications ou de la musique… Dans tous les cas étudiés, Philip Ely a constaté une différence de genre : les hommes se voient plutôt confier les tâches de construction de matériel, alors que les femmes ont plutôt tendance à se concentrer sur le logiciel. Le bricolage numérique révèle la division entre les sexes, entre les parents et les enfants, les frères et les soeurs…
Quand je parle aux gens de mes recherches, ils commencent souvent par me raconter comment ils ont installé leur nouvelle télévision numérique ou la conversation qu’ils ont eue avec un service d’assistance téléphonique en Inde. Cela semble cathartique pour eux, et ils s’attendent à ce que j’ai des réponses à leurs problèmes. Mais cela révèle surtout combien ces questions de bricolage numérique nous concernent tous.
Article initialement publié sur InternetActu sous le titre “Comment bricolons-nous le numérique” ?
Crédits photo: Flickr CC Iain Browne, retro traveler, Barnaby_S, dnnya17
- voir notamment sa contribution dans le livre New Media Technologies and User Empowerment du programme européen Participation in Broadband Society qui se tenait en 2009 [↩]
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