Recherche sérendipité désespérement [2/3]
Ethan Zuckerman continue son analyse de la sérendipité en s'intéressant à notre manière de s'informer en ligne avant de revenir aux origines du concept.
Suite de l’article d’Ethan Zuckerman autour du concept de sérendipité, qui peut être définie comme la capacité à découvrir des choses par hasard. Après s’être attardé dans la première partie sur les liens entre urbanité et sérendipité, l’auteur analyse ici la manière dont nous cherchons l’information en ligne et revient sur les origines du terme “sérendipité”.
Les liens de cet article sont en anglais.
Information en ligne: une chambre d’échos?
En 1993, Pascal Chesnais, chercheur au laboratoire Médias du MIT, a conçu un logiciel appelé “Freshman Fishwrap”. Utilisant un ensemble de sources en ligne disponibles à l’époque, Fishwrap permettait aux individus de produire un journal numérique personnalisé, comprenant la mention de leur ville d’origine ou leur sport préféré et filtrant les nouvelles moins intéressantes. Nicholas Negroponte encensa le projet dans son livre Being Digital, le considérant comme partie intégrante du futur personnalisé envisageable dans l’ère du numérique.
L’universitaire Cass Sunstein considérait le “Daily Me” comme une menace plutôt qu’une promesse [PDF]. Dans son livre, Republic.com, il redoute qu’Internet fonctionne comme une chambre d’échos où les individus ne rencontreraient que des vues en accord avec les leurs. Sunstein s’inquiète que dans un tel environnement nous puissions assister à une polarisation politique accrue et à un déplacement des opinions modérées vers les extrêmes.
Beaucoup des réponses académiques à la critique de Sunstein ne se sont pas efforcées de contredire l’argument selon lequel l’isolation mène à la polarisation, mais ont plutôt essayé de démontrer qu’Internet n’est pas aussi polarisant qu’il ne le croit. Matthew Gentzkow et Jesse Shapiro ont étudié les lectures en ligne de milliers d’internautes américains et ont conclu que même si certains sites sont très partisans, les sites d’information les plus visités par les internautes (Yahoo ! News, CNN, AOL News, MSNBC) le sont à la fois par des utilisateurs de droite et de gauche. Leur conclusion tend à démontrer qu’Internet est peut être plus polarisé que la plupart des médias mais suggère que cette polarisation est moins importante que ce que l’on pourrait craindre, et moins importante que ce que l’on rencontre dans nos communautés physiques.
Je m’intéresse moins à la polarisation droite/gauche américaine qu’à la polarisation nous/eux au niveau mondial. À partir des données collectées par Gentzkow et Shapiro, l’équipe de Slate a développé une infographie qui montre la polarisation partisane des petits sites, alors que les plus grands ciblent un public plus large. Je l’ai complétée avec quelques légendes et des cadres jaunes qui montrent quelles sources d’information proviennent d’autres pays que les États-Unis. Vous noterez qu’il n’y a pas beaucoup de jaune sur cette image – la plus grande source d’information internationale, en nombre de pages vues, est la BBC, qui est probablement le site d’information le plus visité sur tout le Web. (Vous noterez aussi que la BBC attire surtout des lecteurs de gauche – avec 22% de lecteurs conservateurs pour 78% de libéraux.)
Les Américains ne privilégient pas particulièrement les sources d’informations locales aux sources internationales. J’ai analysé les préférences médiatiques de 33 pays en utilisant les données de Doubleclick Ad Planner et j’ai découvert que la préférence américaine pour les sources d’informations domestiques (93% contre 7% lorsque en mai 2010) est en réalité assez basse comparée aux 9 autres pays avec le plus grand nombre d’internautes. Les pays avec plus de 40 millions d’internautes ont généralement un biais très important pour les sources d’informations locales – en moyenne 95% des gens les préfèrent. En comparaison, les Américains ont presque l’air cosmopolites.
Ces données ne disent rien de notre appétit pour les informations traitant de l’international mais montrent plutôt notre préférence pour des contenus pensés pour nous et nos compatriotes. Il est possible que nous recevions énormément d’informations sur l’international par Yahoo ou CNN, même si nous avons de bonnes raisons de penser le contraire. (Ces 30 dernières années, l’organisation anglaise Media Standards Trust a observé une forte baisse dans le pourcentage de journaux anglais spécialisés sur des sujets internationaux, et une recherche menée par Alisa Miller de Public Radio International suggère que les médias américains se concentrent bien plus sur les sujets de divertissement que sur l’actualité internationale.)
Ce qui me frappe dans ces données c’est que des sites d’informations internationaux comme la BBC, le Times of India ou le Mail and Guardian sont faciles d’accès (il suffit de cliquer) et ne posent pas le problème de la barrière de la langue. Le biais “local” pour des supports d’informations nationaux semble donc très fort.
Les réseaux sociaux comme mécanismes de sérendipité?
Le risque de ce genre d’isolation est de passer à côté d’informations importantes. J’ai la chance, grâce à mon travail sur Global Voices, d’avoir des amis tout autour du globe, et j’entends souvent parler d’actualités importantes, soit grâce à notre travail sur le site, soit au travers des préoccupations de mes amis sur les réseaux sociaux. Fin décembre 2010, il devint clair que quelque chose de très inhabituel se produisait en Tunisie – des amis comme Sami Ben Gharbia couvraient les manifestations qui se déroulaient à Sidi Bouzid et se propageaient dans le reste du pays. Ces amis s’interrogeaient sur les raisons pour lesquelles aucun média extérieur à la région ne couvrait la révolution en cours. Je suis entré en action avec l’un de mes article de blog publié au moment le plus opportun – le 12 janvier, j’ai écrit “Et si la Tunisie vivait une révolution, alors que personne n’y prête attention ?” (“What if Tunisia had a revolution, but nobody watched ?“)… beaucoup de personnes m’ont appelé après que Ben Ali a fui le pays deux jours plus tard.
La révolution tunisienne a pris par surprise les services secrets et diplomatiques autour de la planète. Ça n’aurait pas du être le cas – une multitude d’informations avait été publiée sur les pages Facebook tunisiennes, et rassemblées par des groupes comme Nawaat.org et diffusée sur Al Jazeera (d’abord sur ses services en arabe). Mais ce passage d’un monde où l’information est dominée par des super-puissances à un monde multi-polaire est difficile à assimiler pour les diplomates, les militaires, la presse et les individus. Et si je suis honnête quant à ma vision du monde, je doit reconnaître que je n’aurais jamais entendu parler de cette révolution naissante si je n’avais pas eu des amis tunisiens.
Comme tout le monde, je vis un changement dans ma façon de m’informer sur le reste de la planète. Avant Internet et pendant ses premières heures, les nouvelles internationales provenaient surtout des médias traditionnels – télévision, presse quotidienne et magazines. Il y avait – et il y a toujours – des raisons de se méfier des “curateurs”1 , mais il y a un aspect fondamental de leur travail qui, à mon sens, doit être préserver alors que nous inventons de nouveaux modèles d’organisation de l’information. Implicitement, les “curateurs” décident de ce que nous devons savoir sur le monde. Les très bons “curateurs” ont souvent une vision du monde plus ouverte que la plupart des individus, et les médias dirigés par de bons “curateurs” nous forcent souvent à nous intéresser à certaines personnes, certains lieux et problèmes que nous aurions autrement ignorés.
D’un autre côté, les “curateurs” sont forcément biaisés, et la possibilité de trouver des informations qui correspondent à nos centres d’intérêts et à nos préférences est l’une des choses que le Web moderne a rendu possible. Les moteurs de recherche me permettent d’apprendre beaucoup de choses sur des sujets qui m’intéressent – le sumo, la politique africaine, la cuisine vietnamienne – mais il est fort possible que je ne prenne pas connaissance de sujets importants parce que je prête plus attention à mes intérêts qu’aux informations sélectionnées par des professionnels. Il nous faut des mécanismes qui permettent d’ajouter de la sérendipité à nos recherches.
Une nouvelle tendance est apparue. Celle de créer des outils qui nous guident vers des nouveaux contenus selon les intérêts de nos amis. Des outils tels que Reddit, Digg et Slashdot forment des communautés autour d’intérêts communs et nous dirigent vers des sujets considérés comme intéressants et valant le coup d’être partagés par la communauté. Twitter, et surtout Facebook, fonctionnent à un niveau bien plus personnel. Ils nous montrent ce que nos amis savent et ce qu’ils considèrent important. Comme l’explique Brad DeLong, Facebook offre une nouvelle réponse à la question “Que dois-je savoir ?”; à savoir : “Tu dois connaître ce que tes amis et tes amis d’amis savent déjà et que tu ignores.”
Le problème, bien entendu, est que si vos amis ne savent pas qu’une révolution a lieu en Tunisie ou ne connaissent pas de super nouveau restaurant vietnamien, vous n’en entendrez probablement pas parler non plus. Connaître ce que vos amis connaissent est important. Mais à moins que vous ayez un réseau d’amis remarquablement divers et bien informé, il y a des chances pour que leur intelligence collective ait des failles. L’éditorialiste du Guardian Paul Carr a raconté une anecdote intéressante qui s’est produite lors d’un séjour à San Francisco. Alors qu’il rentrait à son hôtel il fut stupéfait de voir que sa chambre, comme le reste de l’immeuble, n’avait pas été
nettoyée. Les employés de l’hôtel protestaient contre la loi sur l’immigration SB1070 en Arizona. Alors que le sujet était largement couvert sur Twitter, Carr n’en avait pas eu vent par son flux. Cela lui fit réaliser qu’il vivait dans “[sa] propre petite bulle Twitter composée de personnes comme [lui] : ethniquement, politiquement, linguistiquement et socialement.” On peut se demander si cette bulle est capable de nous apporter la sérendipité que nous espérons rencontrer sur le Web.
Aux origines de la sérendipité
D’où vient le terme de “serendipité”? Robert K. Merton lui a dédié un livre, écrit avec sa collaboratrice Elinor Barber et publié après sa mort. Cela peut sembler étrange pour un sociologue de renom de s’y intéresser, mais il faut se souvenir que l’une de ses contributions à la sociologie a justement été l’examen des “conséquences inattendues”. Au premier abord, la sérendipité semble être le côté positif de ces conséquences : l’heureux accident. Mais ça n’est pas ce que ce terme voulait dire à l’origine. Le mot a été forger par Horace Walpole, un aristocrate britannique du 18e siècle, 4e comte d’Oxford, romancier, architecte et célèbre commère. On se souvient surtout de lui pour ses lettres, rassemblées en 48 volumes, qui donnent une idée de ce à quoi ressemblait le monde à travers les yeux d’un aristocrate.
Dans une lettre écrite en 1754, Walpole raconte à son correspondant, Horace Mann, comment il fit une découverte inattendue mais utile, grâce à sa grande connaissance de l’héraldique. Pour expliquer son expérience, il fait référence à un conte perse, Les Trois Princes de Serendip, dans lequel les trois principaux personnages “faisaient continuellement des découvertes par accident et grâce à la sagacité, de choses qu’ils ne cherchaient pas.” Le néologisme de Walpole est un compliment – il se congratule à la fois pour son ingénieuse découverte et pour la sagacité qui a permis cette trouvaille.
Bien que le concept soit utile, le terme “sérendipité” n’est devenu courant que ces dernières décennies. Jusqu’en 1958, d’après Merton, le mot n’est apparu que 135 fois sur papier. Durant les quatre décennies suivantes, il est apparu à 57 reprises dans des titres de livres et il a été utilisé 13 000 fois par des magazines rien que dans les années 1990. Une recherche Google fait apparaître 11 millions de pages avec ce terme. Des restaurants, des films et des boutiques de souvenirs arborent ce nom. Mais très peu de pages sur les découvertes inattendues faites grâce la sagacité.
Merton était l’un des plus grands promoteurs du mot, décrivant “le schéma de la sérendipité”2 en 1946 comme une façon de comprendre les découvertes scientifiques inattendues. La découverte de la pénicilline par Fleming en 1928 a été provoquée par une spore3 de champignons Penicilium qui avaient contaminé une boîte de Petri dans laquelle se développaient des bactéries de Staphylococcus. Si l’apparition de spores de moisissure dans la boîte était un accident, la découverte, elle, était le fait de la sérendipité – si Fleming n’avait pas cultivé les bactéries, il n’aurait pas remarqué les spores de moisissure isolées. Et si Fleming n’avait pas eu une connaissance approfondie du développement des bactéries – la sagacité – il est fort peu probable qu’il aurait relevé les propriétés antibiotiques des Penicilium et ainsi générée l’avancée la plus importante de la première moitié du 20e siècle dans le domaine de la santé.
Selon Louis Pasteur, “dans les champs de l’observation, le hasard ne favorise que les esprits préparés.” Pour Merton la sérendipité émerge à la fois d’un esprit préparé et de circonstances et structures qui mènent à la découverte. Dans le livre The Travels and Adventures of Serendipity4 , Merton et Barber explore les procédés de découverte dans un laboratoire de General Electric dirigé par Willis Whitney qui encourageait un environnement de travail fondé autant sur l’amusement que sur la découverte. Un mélange positif d’anarchie et de structure apparaît nécessaire à la découverte et une planification exagérée devient une abomination puisque “la règle de ne rien laisser au hasard est vouée à l’échec.” (L’analyse du livre de Merton et Barber par Riccardo Campa est conseillée à ceux intéressés par les questions de sérendipité et de structure.)
L’idée que la sérendipité est un produit à la fois d’un esprit ouvert et préparé et des circonstances qui mènent à la découverte se retrouve dans l’histoire racontée par Walpole en 1754. Les trois princes étaient très instruits sur les questions de “moralité, de politique et sur toutes les connaissances convenues en général”5 mais ils ne firent pas de découvertes inattendues avant que leur père, l’Empereur Jafar, ne les envoyât “parcourir le Monde entier pour qu’ils puissent apprendre les manières et les coutumes de chaque nation.” Une fois que ces princes bien préparés rencontrèrent les circonstances favorisant la découverte, ils firent des trouvailles sagaces et inattendues. (Pour plus d’informations sur la traduction de 1722 en anglais des Trois Princes de Serendip vous pouvez lire ce post de blog.)
Lorsque nous utilisons le terme “sérendipité” aujourd’hui c’est souvent pour parler d’un “heureux accident”. La partie de la définition qui se concentre sur la sagacité, la préparation et l’aspect structurel a sombré, du moins en partie, dans l’obscurité. Nous avons perdu l’idée que nous pouvons nous préparer à la sérendipité à la fois personnellement et structurellement.
J’ai peur que nous comprenions mal comment nous préparer. Et comme mon amie Wendy Seltzer me l’a fait remarquer, si nous ne comprenons pas les structures de la sérendipité, le phénomène devient aussi peu probable que le simple hasard.
Article initialement publié sur le blog d’Ethan Zuckerman
Traduction : Marie Telling
Illustrations CC FlickR par Truk, estherase, atoach
Image de Une Loguy
- dans ce texte ” curators” désigne les journalistes qui déterminent l’information qui se retrouvera à la une [↩]
- “the serendipity pattern” [↩]
- Selon Wikipédia, une spore est « une cellule ou un organe (pluricellulaire) de multiplication végétative ou de reproduction. » [↩]
- Les voyages et les aventures de la sérendipité [↩]
- « Morality, Politicks and all polite Learning in general » [↩]
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