Mostar: “guerre de territoire, pas de religion”
16 ans après les accords de Dayton, le modèle multiethnique de Mostar est en danger: des stades de foot aux programmes d'histoire, un sourde division idéologique et territoriale continue d'éloigner Bosniaques, Croates et Serbes de la paix des esprits.
« En face, je n’y vais jamais, il n’y a que des Musulmans. Moi, ma patrie, c’est la Croatie. »
En face, c’est Mostar-Est (Bosnie-Herzégovine). Une fois par an, Silvio Bubalo doit pourtant trahir ses principes et franchir le fleuve Neretva s’il veut assister au match du Zrinjski, le club de la communauté croate. Pour ce cadre administratif fondu de football, rallier l’enceinte du Velez – l’équipe des bosniaques – a tout de l’expédition. Et de la démonstration de force. A Mostar, au stade comme en ville, chaque communauté entend marquer son territoire comme sa (supposée) différence.
Fin février, 500 ultras croates font le court déplacement chez l’adversaire bosniaque. Déboulent en bus et vans après le coup d’envoi. Encadrés par la police anti-émeute. Parqués sur une estrade de bois construite à l’extérieur de l’enceinte, ils multiplient d’emblée les provocations : des drapeaux croates et des étendards du Vatican sont dépliés ; des saluts fascistes sont adressés aux supporters rivaux. En retour, le public local siffle un peu, pour la forme. La force de l’habitude.
A chaque match, la trève se brise
« La différence entre nous et ceux du Zrinjski, qui ne poussent jamais jusqu’au fleuve, c’est qu’on sait nager », plaisante Gaga, un accro du Velez. Avant de se faire plus sérieux. « Jamais je n’irai me balader de l’autre côté avec mon écharpe rouge et blanche du club, c’est trop dangereux. » Puis fataliste : « La plupart du temps, la vie à Mostar est tranquille et normale, mais chaque match de foot ruine tout. Le passé et le nationalisme refont surface. »
Cette année, aucun incident, aucun affrontement entre supporters n’est à déplorer. Peut-être en raison de l’imposant déploiement de forces de l’ordre, plus de 500 hommes occupant la ville dès la veille du match. Mais l’ambiance est tendue. Des croix gammées et des symboles oustachis [un mouvement nationaliste et fasciste croate] ont fait leur apparition sur certains monuments de Mostar. Et notamment sur les sépultures du premier cimetière hérité du conflit des années 1990, où se mêlent les tombes des soldats des deux camps. L’Å“uvre de quelques fanatiques, sans doute. Pour les habitants, ils font presque partie du décor. Mais il y a là plus que du folklore.
« Ça arrive souvent au moment des matches, des élections ou des négociations », explique Robert Jandric, qui s’occupe du Centre culturel Abrasevic, l’un des seuls lieux où se réunissent les jeunes des deux communautés. En février dernier, justement, les négociations patinent : la Bosnie est sans gouvernement depuis plus de cinq mois, les partis politiques ne parviennent pas à s’entendre – autrement dit à se répartir le pouvoir, chaque communauté essayant de s’adjuger les postes clef.
La partie n’est pas facile. Depuis les accords de Dayton, qui ont mis fin à la guerre en 1995, le pays est divisé en deux : la République serbe de Bosnie d’un côté, la Fédération croato-musulmane de l’autre. Et sans accord au niveau de ces entités, pas de gouvernement fédéral possible. A Mostar, la situation est encore plus complexe. « Mostar reste la dernière ville multiethnique d’Herzégovine (dans le sud du pays) justement parce qu’elle est divisée », assure l’écrivain Veselin Gattalo. « Et le Bulevar, avec ses habitations encore en ruines, est notre zone grise. »
Au milieu de la ville se déroule une frontière
Ancienne ligne de front de la guerre qui a déchiré la ville entre 1992 et 1994, la principale artère de la cité reste une frontière. Pas un magasin en vue, si ce n’est une station essence, les rares passants ne s’attardent pas. Ils n’ont rien à y faire et craignent les groupes de jeunes désÅ“uvrés, qui squattent les bâtiments jamais reconstruits. « La ville est physiquement coupée en deux, insiste Robert Jandric. Quand vous voyez ça, vous n’avez pas envie de vivre ici. »
Reconstruit à grands frais par la Banque mondiale, le Vieux Pont sur la Neretva, détruit pendant la guerre, n’a pas rapproché les communautés. « Au contraire, le Stari Most est devenu le symbole du quartier Est », se désole Gattalo. Il est loin d’être le seul monument à diviser depuis le retour de la paix. D’un côté, un campanile de trente mètres, accolé au couvent franciscain, domine le centre- ville. Et sur le mont Hum, où étaient positionnées les pièces d’artillerie de l’armée croate ayant pilonné le Vieux Pont, une gigantesque croix toise la vallée. De l’autre, les minarets se sont multipliés. Manière pour chaque communauté d’afficher sa domination sur une partie de la ville.
Cette partition est renforcée par le fonctionnement des institutions. Si la pression de la communauté internationale a abouti à l’instauration d’une seule police et d’une seule mairie, l’unité est souvent de façade. Faute d’accord entre ses communautés, la ville est restée quatorze mois sans maire, après les élections de 2008. Pour sortir de l’impasse, le conseil municipal a reconduit l’édile sortant. Surtout, nombre d’administrations continuent de mener une double vie. A l’Est, le courrier est acheminé par la poste de Bosnie- Herzégovine tandis qu’à l’Ouest, il transite par le voisin croate.
De même, la compagnie des eaux est gérée par deux services parallèles. Rien ne semble favoriser l’unité : « Si j’allais me faire soigner dans l’hôpital de l’Ouest, bien plus moderne, je ne serai pas remboursée, car nous n’avons pas le même carnet de santé avec les croates », déplore Améla((Le prénom a été modifié )), une Bosniaque de 28 ans.
« Ici tu es d’abord bosniaque, croate ou serbe avant d’être Bosnien1 », prévient la jeune femme. Mais elle veut croire que la situation s’améliore. « Quand je suis revenue à Mostar après la guerre, je devais passer deux check-points pour me recueillir sur la tombe de mon père. Aujourd’hui, rien de plus normal que faire du lèche-vitrine au centre commercial de l’Ouest et ses boutiques de chaussures ! »
« C’est une guerre de territoire, pas de religion »
Au cÅ“ur du quartier croate, moins ravagé par la guerre, le Rondo et ses dizaines de cafés branchés et d’échoppes de vêtements n’ont aucun secret pour nombre de Bosniaques. Pour Améla, née dans le Mostar multiethnique de Tito, la ligne de démarcation est ailleurs.
« Les vrais Mostariens, ceux qui vivaient ici avant le conflit, continuent de vivre dans une seule ville. Qu’ils soient catholiques, orthodoxes ou musulmans. Ceux qui veulent la partition, ce sont les Croates, venus du reste de la Bosnie et réfugiés ici après-guerre. Ils considèrent que Mostar-Ouest leur appartient ! » Les yeux rivés vers Zagreb, qui a financé en partie leur installation et leur a donné un passeport, ils rêvent encore d’une grande Croatie. Ou a minima de vivre dans la capitale d’une fédération autonome au sein de la Bosnie. « C’est une guerre de territoire, pas de religion », complète Améla.
La division de la ville est désormais plus subtile, ancrée dans la tête de nombreux Mostariens. Dans chaque camp, les préjugés ont la peau dure. Y compris chez les jeunes générations. « De l’autre côté, je me sens dévisagé », explique un lycéen croate, qui confie pourtant s’y rendre très rarement. « C’est comme si il y avait deux villes différentes », appuie l’un de ses camarades d’une vingtaine d’années. « Je suis trop jeune pour avoir connu la guerre, mais il faut respecter ça ». En clair, ne pas fraterniser avec l’ancien ennemi.
A 33 ans, Robert Jandric, du Centre culturel, n’est pas optimiste. « C’était mieux dans les années qui ont suivi la guerre. Au moins il y avait une espérance, les jeunes se rappelaient encore l’ancien système où tout le monde vivait ensemble. Aujourd’hui, ceux qui vivent dans des familles nationalistes se font monter la tête par leurs parents. »
Un constat partagé par Gordana((Le prénom a été modifié )), professeur de français au lycée général de la ville. Tout en présentant ses élèves, elle les invite à choisir la personnalité dont ils aimeraient voir la statue en ville. Prudente, une jeune fille cite une starlette ; un camarade surprend avec Léonard de Vinci – sans trop savoir pourquoi. Mais, la plupart des élèves se rabattent sur Tito ou Alija Izetbegovic, premier président de Bosnie-Herzégovine. « Vous voyez, ils parlent presque tous de personnalités politiques. Ce n’est pas normal, ils devraient avoir des préoccupations plus légères et d’autres modèles à leur âge », glisse-t-elle, un brin résignée. Elle hésite, choisit ses mots puis lâche : « Ils sont embrigadés ».
Partition dans les urnes et dans les cours d’histoire
Cette frontière invisible arrange bien les partis politiques des deux bords, qui jouent de la partition et l’attisent pour se maintenir au pouvoir. « Chaque camps a peur d’être mis en minorité, qu’une partie de la ville domine l’autre, explique Osvit, revenu au pays depuis quelques mois. Alors, ils votent systématiquement pour un représentant de leur communauté, pas pour quelqu’un qui défendrait l’intérêt général. »
Statu quo assuré : le SDA, côté bosniaque, et le HDZ dans la partie croate, deux partis nationalistes, sont au pouvoir depuis vingt ans. A chacun sa partie de la ville, à chacun sa chasse-gardée. « Le SDA et le HDZ se sont réparti Mostar, explique Veso Vegar, porte-parole d’un parti croate concurrent, tout aussi nationaliste. Leur but est d’avoir le monopole sur leur territoire. » Et puisque se compter pourrait remettre en cause le fragile équilibre des forces, aucun recensement n’a été effectué en Bosnie depuis 1991.
Même Radmila Komadina, porte-parole de la municipalité, et encartée au HDZ, confirme que nombre de politiciens s’affrontent devant les caméras pour mieux s’entendre, à l’abri des regards, sur le partage du gâteau. Et sur l’économie, avant tout. Avec 2 000 salariés, Aluminij est le principal employeur de la ville. Il est également le premier sponsor du Zrinjski et finance le centre culturel croate ainsi qu’une galerie d’art. « Mais pour y entrer, il faut être encarté au HDZ », affirme M. Vegar. « Un véritable chantage à l’emploi », selon Robert Jandric. Ce que confirment d’autres habitants, mais pas l’entreprise, fermée aux visiteurs curieux. Résultat : 90 % des employés sont croates. Une aubaine dans une ville qui compte 40 % de chômeurs, mais seulement 20 % à l’Ouest.
Le développement économique de la partie croate a aussi pour conséquence de diviser Mostar. « Pourquoi est-ce que nous irions de l’autre côté ?, demande Ivo, un étudiant croate. Nous avons tout ce qu’il faut ici ». Pas d’hostilité envers les Bosniaques, un simple constat d’évidence pour Ivo et ses camarades qui déambulent un dimanche soir sur une artère commerçante.
A l’exception des centres commerciaux, les lieux de rencontres entre Bosniaques et Croates sont rares. D’autant que, de la maternelle aux filières technologiques, la ségrégation règne. Seul le Gymnasium détonne. CÅ“ur du « Bulevar », le lycée général de cette ville de 100 000 habitants est l’unique à accueillir 650 adolescents de toutes communautés confondues. « Ici, tous peuvent se rencontrer, se lier d’amitié. Ce premier pas est la voie à suivre pour toute la Bosnie-Herzégovine », explique fièrement le directeur, Bakir Krpo.
Le modèle a pourtant ses limites. Sitôt la cloche retentie, Croates et Bosniaques regagnent des classes séparées. La faute notamment aux cours d’histoire, les premiers apprenant le programme établi à Zagreb [capitale de la Croatie], les seconds celui de Sarajevo [capitale de la Bosnie- Herzégovine]. Conséquence : « Seuls les Bosniaques considèrent ce pays comme le leur », reconnaît le proviseur. La réconciliation promet d’être longue. Le 14 février dernier, date anniversaire de la libération de Mostar, aucune commémoration n’a eu lieu. Ni d’un côté du « Bulevar », ni de l’autre.
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Photos Joseph Melin
- Distinction est faite entre les Bosniens, tout citoyen de BiH, et la communauté bosniaque. [↩]
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