L’Internet illimité au purgatoire
L'idée de brider Internet était promise aux enfers. À en croire les opérateurs, en particulier Orange, le projet aurait été examiné le temps d'un été - le dernier. Puis plus rien. Pas si sûr, comme le montre notre enquête.
Les discussions des fournisseurs d’accès à Internet au sein de l’Autorité de régulation des communications électroniques et des postes (Arcep) ouvrent la voie à la fin de l’Internet illimité. La réalité de ce projet avait été révélée en août dernier par OWNI. Malgré les démentis entendus alors, il semblerait que l’idée ne soit pas complétement enterrée.
Il y a déjà tout ce qu’il faut dans une box
L’installation d’une sonde dans les boîtiers ADSL aux millions d’abonnés, actuellement envisagée, pourrait s’apparenter à la mise en Å“uvre d’un plafonnement des forfaits. Permettant, au-delà d’un certain volume de données consommées sur Internet, de couper l’accès. La sonde agirait comme un compteur déguisé.
Les différents acteurs engagés dans la réflexion rejettent l’hypothèse d’une telle évolution. Sans rassurer pour autant : tous s’accordent à dire que les boîtiers des fournisseurs d’accès à Internet (FAI) contiennent d’ores et déjà les technologies nécessaires pour réaliser des contrôles. Pas besoin d’une sonde en plus: un des opérateurs nous confie que la simple activation d’un programme rendrait tout de suite la box plus active… et plus intrusive.
Si le régulateur décide de mesurer la qualité du réseau français via une “sonde matérielle” placée dans le modem, il ne ferait d’ailleurs que confirmer la confession de l’opérateur. Les FAI ne vont pas changer leur matériel pour satisfaire les besoins de l’Arcep: les coûts seraient monstrueux. Si on leur confie cette tâche, c’est qu’ils ont les capacités de les endosser.
“On est certain qu’elles [les boxes des FAI] envoient des messages à l’opérateur, confirme Stéphane Bortzmeyer, qui représente l’Afnic auprès du régulateur. La question étant : quel est le niveau de détails des messages ?
La fin du best effort, la mise à mort du net
Un autre levier, plus insidieux, permettrait aux FAI de mettre fin aux forfaits illimités et non conditionnés aux habitudes de navigation des internautes.
Les données relevées sur le réseau par les opérateurs vont servir de matière primaire à l’Arcep pour définir un “niveau de qualité d’accès à Internet suffisant”. Après le paramétrage de l’outil de mesure, c’est le second pendant de la mission du régulateur.
En-deçà de ce niveau : les opérateurs pourront être accusés de ne pas remplir leurs obligations contractuelles. Au-delà , leur prestation sera supérieure à la norme: rien ne les empêche alors de demander une contribution financière à la hauteur de cet effort. C’est peu dire que la fixation de ce curseur sera au cÅ“ur d’une âpre bataille. En gardant la main sur l’outil de mesure, les opérateurs bénéficient d’une longueur d’avance dans les négociations.
D’un point de vue commercial, les FAI ont donc tout intérêt à faire en sorte que le seuil acceptable soit le plus bas possible. Le panel d’abonnements “premium” qui s’ensuivrait serait logiquement plus large, et permettrait enfin de remédier aux lourds investissements dans les infrastructures, l’argument préféré des opérateurs dès qu’il s’agit d’élever les coûts – tel Stéphane Richard, le patron d’Orange, il y a quelques jours.
Le scénario n’est pas improbable : il suffit de jeter un Å“il outre-Manche pour s’en persuader. Là -bas, sans complexe, un FAI appelé “Plus Net” explique qu’il différencie la qualité de ses prestations en fonction des services (voix sur IP, jeu en ligne, peer-to-peer, mail..), de l’heure et de la somme que l’abonné est prêt à engager.
Pédagogie et tableaux à l’appui, il détaille ses offres : pour l’abonnement minimal (£6.49 à £12.99 mensuels, en fonction des zones, pour un simple accès à Internet), tous les services, VoIP, moteur de recherche et mail exclus, sont systématiquement “ralentis” à “certains moments de la journée”. Le volume de données consultables, limité à 10 giga octets (Go) par mois. En payant un peu plus cher (£11.49 à £17.99 par mois), ces mêmes services (téléchargements, jeu en ligne, etc.) sont “managés”. La qualité est sensiblement meilleure mais peut être “limitée aux périodes les plus encombrées”. Le volume de données lui, grimpe à 60 Go.
A chaque usage du net, sa qualité. Et surtout son prix. Quiconque ici ne peut pas s’offrir le luxe d’être un joueur assidu. Ou un fan de série.
Cette situation, qui différencie l’accès à Internet en fonction des services est une atteinte claire à la neutralité des réseaux. Principe qui sous-tend Internet, tel qu’il s’est développé, et qui affirme que quiconque peut accéder ou développer tout type de contenu sur le réseau, sans qu’aucun ne soit discriminé.
Mais au-delà , c’est l’idéologie même du réseau qui se voit sérieusement bousculée. C’est le “best-effort”, idée selon laquelle les opérateurs font de leur mieux pour fournir à leurs abonnés le meilleur accès à Internet possible, qui est menacé. De meilleur possible, l’accès devient le plus faible possible.
Jean-Michel Planche, dont la société Witbe figure parmi les prestataires de l’Arcep pour mesurer la qualité de service, résume en ces termes:
La mesure de la qualité d’accès à Internet a tout d’une question technique. Sauf que c’est tout sauf technique. C’est stratégique, philosophique. Ce n’est pas qu’un truc d’ingénieurs et de telco, c’est aussi un enjeu de penseur, de visionnaires, de chercheurs, qui doivent se réunir et dire ce qu’ils veulent comme Internet.
Enserré dans l’enceinte de l’Arcep et visiblement abandonné aux mains des principaux opérateurs, c’est l’avenir du réseau français qui aujourd’hui débattu. En toute discrétion.
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