Premier tour… de passe-passe
La philosophie de Bison Futé magistralement démontrée à l'occasion du premier tour de cette élection présidentielle. C'est le sujet de notre chronique philo de la semaine. Ou comment l'art - très créatif - des prévisions prend tout son sens dans le démenti desdites prévisions.
L’imagination grossit les petits objets jusqu’à en remplir notre âme, elle amoindrit les grands jusqu’à sa mesure. – Blaise Pascal
Soir de premier tour. Les résultats sont issus d’un enchevêtrement de facteurs complexes. Certains de ces facteurs relèvent d’une logique de relative rationalité : le bilan du Président sortant, le vécu de chacun, les engagements des divers candidats, les opinions de chacun, ses traditions familiales et pratiques sociales sur les lieux du travail, la capacité de chaque candidat de trouver les mots et les gestes auxquels on peut identifier ses aspirations… Pour une bonne part, l’avenir d’un scrutin se joue dans le présent, au jour le jour. Mais il se joue aussi dans une mécanique complexe qui combine la logique des institutions, la perception de ce qui peut être « utile », et l’image produite de ce que l’avenir du scrutin doit être.
Ainsi, la semaine qui a précédé le premier tour a-t-elle tenu compte des tendances qui se dessinaient pour les infléchir délibérément. Ainsi un quotidien a-t-il fait sa Une sur la possibilité d’un score sans précédent du Front national, alors que le candidat socialiste martelait qu’il était plus prudent de voter pour lui au premier tour, même si l’on avait une autre préférence. Un certain traumatisme de 2002 était ainsi réactivé. En même temps, Nicolas Sarkozy et une bonne partie des médias répétaient que son score serait beaucoup plus haut qu’annoncé.
Si de tels procédés ne peuvent en rien inverser les tendances fondamentales d’un scrutin, il est évident qu’il y avait là de quoi provoquer un transfert mécanique d’un grand nombre de voix du Front de gauche vers François Hollande. Ce qui s’est vérifié. Dans le même temps, Nicolas Sarkozy banalisait les thèmes les plus xénophobes du Front national, dont l’électorat se sentait donc le droit de valider les droits d’auteur en votant pour Marine Le Pen. Ce qui s’est vérifié aussi.
A ce que nous évoquions dans une des premières chroniques à propos des sondages il faut ajouter une variante nouvelle : à quelques jours du vote, la plupart des instituts de sondages ont préparé l’opinion à des surprises, l’électorat pouvant faire mentir les prévisions. Ce qui signifie qu’après avoir battu les records du nombre de sondages dans une élection, après avoir fait jouer un rôle sans précédent à ce procédé qui consiste à produire du futur en prétendant le prévoir, on a pris date :
si nos sondages sont démentis, ce ne peut être à cause des sondages eux-mêmes, mais en raison d’un brusque revirement imprévisible des citoyens.
C’est bien le modèle de « bison futé » qui opère depuis un an dans cette présidentielle : s’il n’y a pas eu d’embouteillage, c’est parce qu’on avait prévu qu’il y en aurait un et que les automobilistes, grâce à nous, ont modifié leurs horaires. C’est donc grâce à notre prévision que la prévision est démentie. Mais le système « bison futé », lui, admet vouloir changer les opinions ; pas les prévoir. Les sondages, eux, ne se trompent jamais mais trompent toujours.
On fabrique donc du vote comme on fabrique du désir avec les campagnes publicitaires. Jacques Attali écrivait en 1981 qu’il ne s’agissait plus de démontrer mais de séduire. C’est devenu la reprise cynique du diagnostique de Blaise Pascal, pour qui,
l’imagination grossit les petits objets jusqu’à en remplir notre âme, elle amoindrit les grands jusqu’à sa mesure.
Telle semble être devenue la façon de se déterminer des citoyens de notre temps : l’imagination fait tout ou presque. Mais il ne faut pas confondre l’imagination et le rêve. Il n’est pas de politique sans rêve, sans utopie motrice, sans dépassement de ce qui est. Il faut bien admettre qu’il n’est pas non plus de politique sans raison, toute l’histoire du XXème siècle en atteste l’importance, qui donne raison à Spinoza, à Rousseau, à Kant. Même si Hegel nous rappelle que rien de grand ne se fait sans passion, d’une passion nourrie d’imagination, justement. Pascal avait donc raison de dénoncer deux fautes : l’une, de ne compter que sur la raison, l’autre, d’exclure la raison.
Entre ces deux travers, Schiller le poète avait donc raison de rappeler qu’il est deux façons de n’être pas pleinement humain :
laisser la raison l’emporter sur le sentiment, laisser le sentiment abolir la raison.
Le résultat du premier tour de cette présidentielle malheureusement ne satisfait aucune de ces exigences. Ce premier tour est passé. Deux semaines nous séparent du tour décisif. Mais que vaut cette décision ?
La Constitution de la Vème République oblige à choisir désormais entre deux candidats, et à effacer par cette voie toute la diversité qui a pu s’exprimer au premier tour. Désormais, une majorité est attendue pour conférer d’invraisemblables pouvoirs à un homme (jamais une femme en France, jamais une personne de couleur, jamais un ouvrier, un employé, un salarié). Il lui faudra recueillir 50% des exprimés plus une voix. Tant pis si ce n’est pas par adhésion mais par rejet de l’adversaire, et tant pis si l’élu est celui qui aura le moins d’abstentions.
En l’occurrence, comme on pouvait le prévoir, le Président sortant suscite un rejet si fort, de par sa politique et ses comportements personnels, qu’il n’a que peu de chances de l’emporter. Alors que lui reste-t-il ? Un panaché peut-être des procédés évoqués dans plusieurs des chroniques précédentes. Pourquoi pas un fait divers, un drame de plus, pour créer un climat d’insécurité dont la droite a coutume de se régaler ? Pourquoi pas une brusque chute du CAC 40 ou d’une baisse de « notation » dénoncée aussitôt comme le prélude à une politique plus sociale, avec le spectre du désastre grec en perspective ? Il va falloir faire peur, laisser entrevoir l’enfer à défaut de promettre le paradis. Mais laissons ces stratagèmes aux commentateurs de la vie politique.
Ce qui en revanche interpelle la réflexion philosophique, c’est cette élection en son principe même:
comment peut-on banaliser dans les consciences ce formidable transfert de liberté, qui conduit un peuple à décider de déléguer à une personne, quelles qu’en soient les qualités et les défauts, le droit de décider ensuite à sa place de l’essentiel de sa vie ? Sans le consulter, et même, comme on a pu le voir à propos du Traité de Lisbonne, en le consultant puis en décidant le contraire de la volonté pour une fois exprimée.
Au soir du second tour, il y aura un Président. Probablement nouveau. Probablement autre que celui qui mit sa présidence sous le signe de la xénophobie la plus honteuse. Mais, comme le soulignait Rousseau en son temps, il est bien sûr préférable qu’un chef vertueux l’emporte sur un chef immoral. Cependant, si le sort d’un peuple dépend de la vertu d’un chef, cela signifie qu’il n’y a pas de véritable constitution, et que tout dépend d’un chef. Cela n’a donc rien à voir avec la démocratie. Alors, chacun fera son devoir de citoyen et la France aura un Président, nouveau on l’espère. Mais la France aura encore besoin d’une véritable constitution.
A suivre donc…
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Illustration par Tamari09 [cc-by-nc] via Flickr remixée par Ophelia Noor ; Portrait de Schiller par Anton Graff [Public domain], via Wikimedia Commons
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