La course en solitaire
Premier épisode sur Owni de la nouvelle chronique inédite de Laurent Chemla - fondateur de Gandi et auteur de Confessions d'un voleur-, à laquelle le lecteur est invité à participer. C'est expérimental. Et interroge le présent sur son avenir, ses enjeux, de notre place dans le monde. Rien que ça.
“Où cesse la solitude, commence la place publique ; et où commence la place publique, commence aussi le bruit des grands comédiens et le bourdonnement des mouches venimeuses.” – Friedrich Nietzsche, “Ainsi parlait Zarathoustra”.
Il a toujours été difficile de sortir la tête du quotidien pour essayer de retrouver une vue d’ensemble de l’évolution de nos vies. Et quand cette évolution devient une révolution en accélération permanente, comme dans nos sociétés numériques, ça devient une gageure.
Pourtant, quoi de plus nécessaire que de prendre du recul, au moins un peu ? Comment, sans ce recul, juger de notre trajectoire (de ses débuts à ses fins, à moyen terme), des obstacles qui sont devant nous, de ceux que nous avons su éviter sans vraiment nous en apercevoir tant notre vitesse est grande ?
Difficile de voir la totalité du chemin qu’on emprunte – sauf à s’en éloigner – mais c’est ce que je veux tenter ici de faire, avec votre aide si vous voulez bien participer à ces “tables rondes” virtuelles auxquelles je souhaite vous convier chaque semaine. Réagissez à cette chronique et discutons-en ensemble.
Une réflexion expérimentale
Pour inaugurer ce projet, en cette période de rentrée et de sortie d’un nouvel iPhone, je vous invite à revenir sur l’évolution de notre rapport au monde. Rien que ça, oui. Pas besoin pour ça de remonter très loin en arrière: 30 ans à peine, j’ose croire qu’une majorité d’entre nous s’en souvient. Sony a sorti son tout premier Walkman voilà peu, nos rendez-vous avec le monde (en dehors de notre petit cercle familial et de nos collègues de travail) se résument pour les plus curieux d’entre nous à un journal (en papier, jeune lecteur) le matin, les ragots autour de la machine à café au bureau, et le journal de 20h à la télé le soir. Un coup de téléphone (fixe) à sa mère, une fois par semaine au mieux.
Et c’est tout. Difficile de voir une évolution depuis l’époque lointaine où les seules interactions sociales se concentraient à la sortie de la messe du dimanche et à quelques fêtes de village. 30 ans. Un saut de puce, même à l’échelle d’une vie humaine, et pourtant… Tout était déjà là , pourtant. Le PC est né en 1981, ouvrant la voie pour le pire ou le meilleur à la standardisation logicielle. Le Minitel est arrivé en masse dans nos foyers en 1982, et nous avons entamé sans nous en apercevoir notre rapide mutation numérique à partir de ce boitier. Qui aurait pu prédire notre présent hyperconnecté à cette époque ?
Nous sommes passés, sans vraiment savoir comment, d’un rapport au reste du monde ponctuel, à heure fixe, fortement standardisé, à un rapport permanent, intime, spécifique de plus en plus souvent à chaque utilisateur. Un rapport à ce point devenu la norme que c’est désormais la déconnexion qui fait l’actualité, lorsque tel ou tel choisit à son tour de médiatiser son retour à la préhistoire.
La fin du temps lent
On peut voir les années 80 comme un tournant dans bien des domaines. Le PS au pouvoir. Les années-fric. Margaret Thatcher. La chute du mur. Le sida. D’un point de vue économique et social, certainement, ces années ont modelé notre époque actuelle. Mais technologiquement ? Le Macintosh d’Apple, le Windows de Microsoft, le CD, la NES : de grands progrès (quoique), mais toutes ces inventions manquaient singulièrement d’ouverture sur le reste du monde. Chacune semble même, avec le recul, destinée à une utilisation nombriliste, individualiste. L’utilisateur de Windows est réduit à l’utilisation de son compte personnel, nominatif, fermé. Le CD s’écoute à domicile. La NES est accusée de fabriquer une génération d’autistes.
Je ne sais pas ce que l’histoire en retiendra, mais pour moi les années 80 resteront surtout la dernière décennie de l’humanité déconnectée. Celle dont on dira un jour “voici comment vivaient nos ancêtres avant le monde moderne”. Les dernières années d’isolement, les dernières années de vie privée, l’époque du temps lent.
À partir des années 90 tout s’accélère brutalement, et avant même l’arrivée d’Internet dans le grand-public. Peut-être grâce à l’influence des jeux de rôle (de plateau, jeune lecteur) qui ont fait sortir de chez elle toute une génération dont les parents vivent encore en cellule familiale nucléaire, retranchée du monde, les interactions sociales prennent une ampleur nouvelle dans notre histoire.
Le plan informatique pour tous a aussi apporté son écot en faisant entrer l’informatique dans l’école, et les micro-informaticiens remplacent de plus en plus dans l’entreprise une génération d’informaticiens mainframe formée au COBOL et à la carte perforée. Forcément jeunes (le PC d’IBM n’a qu’une dizaine d’année), leur culture est différente, plus ouverte au monde, et ils amènent avec eux les premiers réseaux locaux et l’habitude de partager l’information – héritée sans doute de leur découverte en commun de la micro informatique. La publication de listings dans l’Ordinateur Individuel puis dans des magazines comme Hebdogiciel sont, en France, largement précurseurs, sinon du logiciel libre, au moins de l’Open Source.
Et puis, Internet, bien sûr. On n’envisage plus, aujourd’hui, un ordinateur non-connecté. Nos téléphones sont de plus en plus dépendants du réseau global. Nos télés -le symbole même du repli sur soi – seront bientôt elles aussi mises en réseau. Internet est dans nos foyers, nos écoles, nos boulots et même dans nos poches. D’ici très peu de temps nous seront connectés partout, et en permanence. Le déconnecté, ermite des temps modernes, deviendra lui-même (s’il ne l’est pas déjà ) le phénomène médiatique qu’il tentait de rejeter.
Tout est réseau et inversement
Alors quoi ? Je ne crois pas que les réseaux sociaux sont arrivés avec le Web 2.0. Dès qu’un outil met des humains en relation, dès qu’une liaison informatique (ou pas) est établie entre deux points distants, elle ne relie pas seulement des équipements mais aussi (et surtout) les humains qui les utilisent. Si les premiers réseaux informatiques étaient destinés à partager des ressources matérielles rares (imprimantes, puissance de calcul, stockage) ils ont dès le début été hackés pour servir aussi (surtout) de messagerie et de support de discussions publiques.
Tout réseau informatique est un réseau social. Et un réseau informatique mondial permet des interactions humaines à une échelle sans précédent dans l’histoire de l’espèce. C’est une évidence qu’il est toujours bon de rappeler. Alors imaginons, si nous le pouvons, ce que sera demain quand ce réseau global nous accompagnera partout. Un monde envahi par une publicité omniprésente, forcément : comment imaginer que nos “iPhone 9″ (ou nos Google Glass) se contenteront de nous informer gentiment de l’historique de tel ou tel bâtiment devant lequel on passe ?
Elle en profiteront pour nous proposer d’entrer dans la boutique d’à côté pour profiter des articles en solde, à grand renfort d’outils de marketing visuels. Et quoi de plus normal puisque nos appareils mobiles auront été, comme c’est déjà presque toujours le cas, en partie financés par des régies publicitaires ?
En dehors des plus riches d’entre nous, personne ne pourra se payer les dernières avancées technologiques sans accepter en même temps de subir une pollution publicitaire permanente. C’est un fait quasiment acquis. Et personne, personne, ne pourra échapper à l’enregistrement permanent de chacun de ses actes, de chacune de ses recherches, ses lectures, presque ses pensées. C’est déjà là .
Mais, au-delà de l’aspect économique, au-delà de la vie privée, que deviendra la condition humaine quand à tout instant, partout, nous aurons à notre disposition non seulement une information complète sur notre environnement mais aussi, et surtout, la possibilité de partager avec le reste de l’humanité nos émerveillements, nos découvertes, nos colères et nos passions ?
Et si nous en avions terminé pour toujours avec la solitude ?
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