La Russie, une ennemie d’Internet ?

Dans son “rapport sur les ennemis d'Internet”, Reporters Sans Frontières a mis la Russie dans les “pays sous surveillance.” Un classement qui a suscité la controverse là-bas. La situation est plus complexe qu'on pourrait le supposer.

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capture-de28099ecran-2010-03-27-a-225307Le degré de liberté de l’Internet russe est matière à débats. Les uns placent la Russie en compagnie de la Chine et de l’Iran sur la liste des “ennemis d’Internet”. Les autres contestent vigoureusement ce genre de généralisation et proclament que l’Internet russe est la sphère publique la plus libérale et la moins contrainte du pays.

Le récent “rapport sur les ennemis d’Internet” de l’ONG internationale Reporters Sans Frontières a tenté de mettre un peu d’ordre quant à la position de la Russie sur l’échelle de la liberté d’Internet. L’organisation a placé ce pays sur la liste des “pays sous surveillance.” Cette position et plus particulièrement la justification donnée par les auteurs du rapport ont suscité discussion et désaccord en Russie.

Le rapport originel affirme :

En Russie, suite au contrôle exercé par le Kremlin sur la majorité des médias, Internet est devenu l’espace d’échange d’informations le plus libre. Mais son indépendance est menacée par des arrestations et poursuites de blogueurs, ainsi que des blocages de sites “extrémistes” qui ne le sont pas toujours. La propagande du régime est de plus en plus présente sur la Toile. Il existe un vrai risque qu’Internet ne se transforme en outil de contrôle politique.

Et de citer une longue liste d’activités en rapport avec l’administration qui ne peuvent passer que pour une limitation de la liberté d’Internet. Parmi ces activités il y a le système de surveillance de la Toile “SORM-2″ qui rend possible la surveillance des contenus en ligne par les services de sécurité. Le rapport a aussi noté le fait que certaines des principales plates-formes de médias sociaux étaient rachetées par des oligarques très proches du pouvoir. “Reporters Sans Frontières” a en outre cité l’affaire du blocage de sites internet d’opposition par le fournisseur d’accès internet WIMAX Yota, les cyber-attaques contre les sites libéraux et les persécutions de blogueurs.

Mais il y a aussi des constatations plus optimistes. Le rapport laisse entendre que “l’Internet est devenu un espace dans lequel les gens peuvent dénoncer la corruption des fonctionnaires russes.” Néanmoins la conclusion est qu’en dépit de cela “l’impact de ces mobilisations en ligne, blogs et nouveaux médias sur la société russe reste relativement limité” et avertit que la censure sur RuNet (l’Internet russe) est susceptible de s’accroître.

Dès la publication du rapport, Radio Free Europe/Radio Liberty, une station financée par le Congrès des États-Unis, a demandé à quelques spécialistes de l’Internet russe de le commenter. Le célèbre blogueur et journaliste Oleg Kozyrev a déclaré [en russe] à RFE/RL:

Мы живем в ситуации, когда любой блогер может стать участником уголовного дела. Но тотального преследования блогеров, конечно, сейчас в России нет. Есть просто эпизодические удары по некоторым гражданским активистам. Я бы разделил ситуацию с блогерами на два типа: собственно преследование государства – силами правоохранительных структур, провластных политических организаций. И когда блоггер подпадает под административные или уголовные правонарушения из-за того, что законодательство его надежно не защитило.

Nous vivons une situation où n’importe quel blogueur peut devenir partie prenante d’un acte criminel. Mais il n’y a pas actuellement de persécution totale des blogueurs en Russie. Il y a simplement quelques coups assénés épisodiquement à des activistes citoyens. Je diviserais la situation des blogueurs en deux séries de cas : la persécution par le gouvernement avec l’aide des structures de maintien de l’ordre et la situation où un blogueur tombe sous le coup d’infractions administratives ou criminelles parce que la législation ne l’a pas protégé efficacement.

Le directeur exécutif de l’agence “Réseaux sociaux” Denis Terehov s’inscrit en faux [en russe] contre l’idée de censure sur RuNet :

О какой цензуре можно вести речь, если на сегодняшний день в Рунете есть 60 млн. аккаунтов сети в “Контакте”, 50 млн. аккаунтов в “Одноклассниках” и 2 млн. дневников в “Лайф Джорнале”. Кто кого контролирует? Кто кому не дает писать? Мы же не в Китае, где цензурируют “Гугл”. Мы же не в Казахстане, где отключили “Лайф Джорнал”. Никто никому не запрещает писать, объяснять свою позицию.

De quelle censure parle-t-on alors qu’il y a 60 millions de comptes sur Vkontakte.ru, 50 millions sur Odnoklassniki.ru et deux millions de journaux en ligne sur Livejournal ? Qui empêche qui que ce soit d’écrire ? Nous ne sommes pas en Chine où ils censurent Google. Nous ne sommes pas au Kazakhstan où ils ont fermé Livejournal. Personne n’interdit à qui que ce soit d’écrire et d’exprimer sa position.

Le président de la “Fondation pour la protection de la liberté de parole” Alexeï Simonov souligne [en russe] la différence entre Internet et les médias traditionnels russes, où les rédacteurs en chefs et les journalistes savent d’avance ce qu’ils ne sont pas autorisés à dire :

Что касается Интернета, то там цензуры не может быть. Цензура – это предварительный просмотр перед публикацией. Но ведь невозможно предварительно посмотреть, например, блог, верно? Вопрос не в том, чтобы не дать этому выйти, а в том, чтобы наказать за то, что уже вышло. А это уже называется по-другому.

En ce qui concerne Internet, il ne peut y avoir aucune censure. La censure, c’est une analyse préliminaire avant la publication. Mais il est pour sûr impossible d’examiner préventivement un blog, pas vrai ? Il ne s’agit pas d’empêcher quelque chose d’être publié, mais de punir pour quelque chose qui l’a déjà été. Et ça porte un autre nom.

“La plus étonnante collection de mythes et de légendes sur RuNet”

Quoi qu’il en soit, au-delà de la discussion si l’Internet russe est censuré ou pas, la façon dont cette affirmation a été justifiée par le rapport sur les “Ennemis d’Internet” a suscité quelques débats et discussions. Alexander Amzin,spécialiste d’Internet à la principale agence d’information en ligne russe Lenta.ru a écrit un article contestant la plupart des faits cités dans le chapitre sur la Russie du rapport de “Reporters sans Frontières”.

A.Amzin écrit [en russe]

Эти шесть страниц – самое удивительное собрание мифов и легенд Рунета последних нескольких лет.

Ces six pages sont la plus étonnante collection de mythes et de légendes sur RuNet de ces quelques dernières années.

Selon Alexander Amzin, certains des faits cités dans le rapport sont connus de longue date. Ainsi, le système SORM-2 fonctionne depuis 2000 et il n’est pas clairement prouvé qu’il ait été à l’origine de la moindre action répressive. En outre, A. Amzin rappelle que la plupart des pays dans le monde ont des systèmes de contrôle du trafic. Autre fait ancien, l’achat de Livejournal par un oligarque russe proche du Kremlin. Il n’y a pas non plus de preuve évidente que cela ait eu un effet sur la liberté d’expression sur la plateforme de blogs la plus populaire du pays.

Alexander Amzin rappelle aussi que le blocage de sites web par l’hébergeur Yota s’étendait à des sites gouvernementaux. Il note que les développements ultérieurs de cet incident ont montré que ce blocage ne résultait pas de la censure mais d’un problème technique. Le spécialiste de Lenta.ru souligne que Vadim Tcharouchev, qui a été interné contre sa volonté dans un hôpital psychiatrique n’était pas le créateur du réseau social VKontakte.ru, comme l’affirme le rapport, mais un militant des réseaux sociaux. A. Amzin conteste également l’affirmation que la loi russe autorise les autorités à intercepter des données sur la Toile sans mandat judiciaire préalable.

Ce qui a le plus indigné Alexander Amzin, c’est l’affirmation du rapport sur un groupe appelé la “Brigade”, composé de gens qui postent des commentaires pro-gouvernementaux (dont certains le feraient contre paiement).

К сожалению, аналитикам “Репортеров без границ” никто не объяснил, что “бригада” является городской легендой Рунета. Говорят, что у всех популярных блогеров есть куратор в органах. Говорят, что все патриоты сидят на зарплате. Говорят, что власти специально организуют распределенные атаки на оппозиционные сервера. Все это слухи одного порядка, для критического анализа которых достаточно бритвы Хэнлона

Malheureusement, personne n’a expliqué aux analystes de “Reporters sans Frontières” que “la brigade” est une légende urbaine de RuNet. On dit que chaque blogueur populaire a un curateur dans les organes [de sécurité]. On dit que tous les patriotes sont payés. On dit que les autorités organisent spécialement des attaques par déni de service contre les serveurs informatiques de l’opposition. Tout cela, ce sont des rumeurs du même acabit, pour l’analyse critique desquelles il suffit d’utiliser le Rasoir de Hanlon («Ne jamais attribuer à la malignité ce que la stupidité suffit à expliquer» ).

Alexander Amzin écrit aussi que l’affirmation selon laquelle la mobilisation en ligne se borne à RuNet ignore la réalité. Cependant, il y a un point qui rencontre l’accord de l’expert russe :

Может создаться впечатление, что отчет состоит из одних ошибок. Это не так. Серьезная часть документа занимает ровно одну страницу. Там перечислены блогеры, которые за свои высказывания понесли уголовную ответственность или просто стали фигурантами уголовных дел. Блогеров действительно сажают, и это действительно очень плохо.

On peut en retirer l’impression que le rapport est entièrement erroné. Ce n’est pas le cas. Il y a une partie sérieuse de ce document qui tient en une page. C’est une liste de blogueurs qui pour leurs opinions ont fait l’objet de poursuites criminelles ou sont simplement passés en procès. Des blogueurs sont certes emprisonnés et certes, c’est très mauvais.

L’article d’A. Amzin a aussi soulevé un débat parmi les utilisateurs de RuNet. Certains ont affirmé que A. Amzin lui-même fait preuve d’un patriotisme exagéré et ont cité des anecdotes très récentes qui avaient fait monter la méfiance envers la zone RuNet, dont la fermeture des sites Torrents.ru et Ifolder.ru. On peut aussi rappeler l’affaire de la fermeture de l’index des blogs Yandex qui a fait disparaître l’une des plates-formes les plus influentes pour un ordre alternatif de l’information sur RuNet.

L’un des commentaires de la critique d’A. Amzin, conteste toutefois [en russe] l’affirmation que la “Brigade” n’est qu’une légende urbaine :

Тролли есть. Все сайты где обсуждается наше родное дерьмо валят тупыми однотипными комментами с целью свести обсуждение на банальные оскорбления. И за это начисляется зарплата. И есть кураторы. Автор, Вы не из них? Истеричное выдергивание ошибок списка “врагов интернета” выдается как необъективность всего списка. Автор считает, что “Репортеры без границ” не в состоянии мониторить инфу про Рунет?

Il y a des trolls. Tous les sites où notre population discute de notre merde débordent de commentaires stupides du même genre ayant pour but de réduire la discussion à des insultes ordinaires. Et pour cela il y a un salaire versé. Et il y a des curateurs. Auteur, êtes-vous un de ceux-là ? La tentative hystérique de liste d’erreurs des “ennemis d’Internet” est présentée comme une preuve du manque d’objectivité du chapitre entier. L’auteur considère-t-il que “Reporters sans Frontières” n’est pas capable de vérifier l’information sur RuNet ?

La polémique sur le chapitre russe des “ennemis d’Internet” du rapport accentue le caractère hautement complexe de la réalité dans le segment russe de l’Internet. Les questions de la nature de l’engagement des pouvoirs publics, de la censure et des limites à la liberté d’expression n’ont pas de réponse simple. RuNet est nécessairement sous surveillance. Inclure la Russie dans la liste des pays préoccupants est certainement justifié. Mais il y faut aussi une approche prudente, capable de distinguer le mythe des faits, essayer d’examiner la complexité, et bannir l’approche “en noir et blanc” qui classe certains procédés comme preuves d’une action répressive de la part des autorités.

Billet initialement publié sur Global Voices

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