De Roméo et Juliette à Chatroulette

Le 13 septembre 2010

La communication « sans corps » n'est pas propre à l'Internet, elle fait au contraire partie des relations sociales. Alain François analyse la place du corps dans les échanges en comparant des exemples emprunté à la littérature et au Net.

Attention : page très légèrement, mais vraiment très légèrement  misanthrope…

Croyez-moi, le problème de tous ces gens numériquement connectés entre eux, c’est qu’ils ne se croisent plus, il n’y a plus de convivialité, plus de contact « humain », une véritable disparition du corps de l’autre !

Ben tiens ! Donc, moi, connecté depuis 1998, je suis un monstre froid, un ours asocial, coincé dans une sorte d’hibernation perpétuelle… fasciné par un écran lumineux animé par une altérité cybernétique… Bien sûr !

Dans la réalité, loin de ces prémâchés remâchés à longueur de conversation, aussi colportés par les médias que par des « gens de qualité », le réseau a littéralement fait exploser mon niveau de relation sociale, et m’a fait rencontrer de véritables amis, que je croise, tout ce qu’il y a de plus physiquement, autant de fois que possible malgré parfois notre grand éloignement géographique. Cette « connexion numérique » si néfaste m’a permis de renouer des contacts chaleureux avec d’antérieures connaissances que l’ancienne manière de vivre m’avait malheureusement fait perdre de vue… Et pour parler du pire des diables, j’ai découvert grâce à Facebook que je partageais beaucoup avec des gens que je croisais dans des soirées, dans mon quartier, alors que nous n’aurions jamais pu nous parler à cause d’ancestraux codes sociaux, d’uniformes claniques et autres préjugés variés qui empêchaient naguère deux personnes apparemment très différentes de simplement s’adresser la parole… Ha, ce barbare monde prénumérique ! Mais ça ne m’intéresse pas plus que ça de contrarier l’idée reçue, mais plutôt d’en profiter pour pointer un fantasme, voire une véritable mythologie du « contact humain ».

Car, pour notre joyeuse espèce, la distance des corps, et même l’absence du corps de l’autre commence avec le langage, et se termine avec l’écriture. C’est donc un très vieux drame déjà joué jusqu’à l’usure…

Cachez ce corps !

Oui, ce drame est déjà joué, anthropologiquement, lorsque le rapport sexuel se perd téléologique dans le dialogue amoureux qui « repousse les corps » dans des préliminaires infinis, comme dans la scène du balcon dans Roméo et Juliette, et plus encore, définitivement consommé, dans la scène de Cyrano qui utilise un autre corps, un « avatar » pour le représenter. Et comme chez Shakespeare, sur l’Internet, les romances se nouent par l’entremise du langage. Et comme chez Rostand, le corps en cache souvent un autre, à la manière de ses séducteurs/trices des sites de rencontre qui mentent sur leur corps, leurs âges, leur condition, et même leur sexe… ou à l’exact modèle de Christian (dans Cyrano), qui n’écrivent pas eux-mêmes.

Ce jeu-là, de la distance des corps, commence donc lorsque le langage se substitue à la confrontation physique, et l’Internet ne fait que continuer ce qui commence avec le moucharabieh, le paravent, la cloison et tout autre moyen d’occulter le corps au profit de la langue. Ce qu’ont déjà instauré en règle tous les supports de l’écriture et le papier si perfectionné qui permet enfin à Voltaire de séduire (ou d’être séduit par) une Tsarine, Catherine II de Russie, qu’il ne rencontrera pourtant jamais… Car cette distance, ici de la France à la Russie, est propice à l’épanouissement de la langue, et de l’un de ses enfants, l’érotisme, qui transforme les stratégies d’escamotage des corps en espace symbolique d’exacerbation du désir.

Oui, cet « Internet » si dangereux pour l’homme n’invente pourtant rien. Il ne colporte rien d’autre que l’écriture, la voix, l’image. C’est à dire toute chose humaine transmise à distance bien avant son invention…

Il semble que d’une seule prévenance, sur l’insupportable isolement des corps, on inscrive une confusion sur le rôle de notre corps dans la communication interpersonnelle. Le corps est « mal compris », car il est double, « corporel » dans une confrontation, combat ou sexe, et « simple apparence », une image donc, plate et manipulable image, dans à peu près toutes les autres situations, et surtout dans toutes les relations sociales. Ainsi, encore chez Cyrano, ce que donne Cyrano à l’amour, c’est son esprit, bien, mais ce que donne Christian, dans le cadre de leur contrat, ce n’est pas son corps (qui restera vierge), mais son apparence, car c’est cette apparence « qualifiée » que réclame la superficielle Roxane ! De la même manière, l’amour de Roméo et Juliette est basé sur une séduction esthétique mutuelle, et ne deviendra un commerce des corps, paradoxe, que dans la mort. Comme si le corps n’existait pour nous que dans l’amour et la mort. Mais la vie humaine est majoritairement sociale, et est-il nécessaire de revenir sur la dimension purement théâtrale de la scène sociale ? Théâtrale, c’est-à-dire factice… Ce n’est pas tant la qualité de « présence » du corps, qui compte alors, que les attributs symboliques qu’il exhibe, et qui sont lisibles par tous les acteurs sociaux, « clairement lisibles » et même attendus. Et ces attributs, par leur charge symbolique, sont déjà des remparts qui mettent le corps à distance. Le costume-cravate est signe et carapace, c’est évident, mais même l’étui pénien traditionnel, en Papouasie, qui semble pourtant souligner plus que cacher, transforme l’organe sexuel masculin en « signe » et donc efface sa présence organique.

La communication interpersonnelle « sans corps » n’est pas traumatique, comme semble le sous-entendre la rumeur, mais parfaitement habituelle, ontologique à la nature même de la communication humaine, c’est-à-dire aux relations sociales.

Ce balcon en métaphore….


Le balcon de Juliette : un dispositif audiovisuel
Le balcon de Roxane : une virtualisation du rapport amoureux.

Entre le sol de la cour et le balcon, l’espace du langage, en haut du balcon, l’étreinte… c’est donc bien la distance qui permet à la langue (au fantasme) de s’épanouir, ou inversement, c’est la distance des corps qui « oblige » à la stratégie de la langue… Roméo franchit l’espace qui le sépare de Juliette, c’est-à-dire qu’il franchit l’abime de la langue, qui est aussi la frontière sociale entre les deux familles pour accéder au corps de Juliette et donc détruire cette langue qui les sépare… De la même manière, les amants « Internet » transgressent les interdits familiaux, en parcourant parfois des distances énormes pour se retrouver physiquement et fuir ensemble… le langage est cette distance qu’il faut parcourir pour accéder au corps interdit, et ça « fonctionne » quel que soit le moyen de transporter le message.

[J'ai été stupéfait de découvrir, en faisant une recherche iconographique sur le balcon, que les artistes ont quasi systématiquement illustré les deux scènes, de Roméo et Juliette ou de Cyrano, en représentant la confrontation des corps, enlacements et baisers, ce qui est un presque contresens pour ces deux grandes histoires de frustration !]

Chat vidéo, balcon métaphorique…

…qui permet d’enjamber (sic !) des distances-temps inédites. Ce qui est amusant, c’est que ce méjugement de l’Internet s’accentue paradoxalement lorsque le corps « parait », c’est-à-dire lorsqu’il y a usage de la webcam, ou chat vidéo, alors même qu’on déplorait l’absence du corps. Bien sûr le corps n’est toujours pas présent, mais son image oui, et l’image du corps c’est pourtant ce « minimum » qui sert notablement à augmenter la quantité d’information d’une relation interpersonnelle… Dans l’échange épistolaire, il manque parait-il les « réactions physiques » de son interlocuteur. Et bien, branchez votre webcam, et découvrez comment la vision du corps de votre interlocuteur n’apporte pas toujours ce qu’on espère, et souvent, s’avère plus troublant, parasitant, gênant qu’autre chose. En fait, tout le monde a expérimenté ça, le « chat vidéo », à l’arrivée de l’ADSL, et qui connait quelqu’un l’ayant adopté comme pratique régulière ? Dire qu’Apple tente de nouveau d’en faire un argument marketing !

Pourquoi donc ? Si la présence des autres nous manque tant que ça, pourquoi préférons-nous parfois un échange d’email plutôt qu’un rendez-vous avec quelqu’un habitant dans notre quartier (ou dans le bureau d’à côté) ? Pourquoi les adolescents se pressent-ils de se quitter « physiquement » pour se retrouver sur MSN, ou maintenant sur Facebook ? Ce qui est intéressant à interroger, ce n’est donc pas tant cette soi-disant « virtualisation » des rapports humains, soi-disant nouvelle, et soi-disant problématique, mais les usages réels, et le sens qu’ils ont. Car nous ne sommes pas en présence d’une technologie dont nos rapports humains seraient « victimes » (sensé détruire quelque chose de l’homme) mais plutôt d’un outil dont nous usons de manière volontariste tout aussi bien pour mettre en relation des esprits à distance que pour la mise à distance du corps de l’autre… Et pourquoi ? Pour notre plus grand confort ! Après tout, inversons la proposition des geignards : les corps des autres nous manquent tant que ça ? À part pour les relations amoureuses, qui ne remplissent malheureusement pas notre vie, à part pour quelques soirées amicales choisies et qu’on espère bonnes, désirons-nous tant que ça la présence des autres ? Ces gens qui se plaignent que nous ne nous « croisions plus » veulent donc vivre dans une rame de métro ? C’est bizarre, parce que dans les rames de métro, les gens ont rarement l’air très épanoui… Et ce visible manque d’épanouissement, cette gêne de la promiscuité obligée, est justement ce qui rend grandement inaudible le discourt des écologistes sur les transports en commun, car qui échappe au transport en commun ne veut y retourner pour rien au monde !

La présence « continuelle » du corps des autres se termine toujours mal ! Voir les expériences d’isolement pour simuler la vie dans l’espace, et la version simulacre dans les téléréalités dont les caméras attendent de manière perverse que les corps se mêlent (le sexe) ou s’étripent (le conflit)… Ces deux situations étant, pour le producteur de téléréalité, parfaitement équivalentes. La « chaleur humaine » est une utopie. Tous les systèmes d’échange symbolique à distance servent à mettre les corps à distance. Donc, suppriment les possibilités immédiates de s’entretuer et construisent les sociétés, et parmi tous les dispositifs, le premier d’entre eux, le langage… Je suis persuadé que ceux qui ont si peur que « les gens ne se croisent plus » sont très contents d’avoir pour eux des espaces d’intimité aussi bien physique (présence) que symbolique (regard), des moments de mise à distance du corps si encombrant des « autres ». Car la société, mais aussi la famille, comme le bureau, et tout lieux d’intense rencontre interpersonnelle, ne sont pas des paradis, paradis, d’ailleurs, tient ! presque toujours représenté désertique…

Ont-ils donc tous tort de vouloir nous forcer à nous rencontrer ?

Bon, ok, la rencontre a bien une validité (apporte une plus-value) à une certaine échelle sociale, une échelle toute petite, qui dessine une quantité de fréquentations acceptables assez faible, même si cette quantité est variable en fonction des individus. Mais le développement des moyens de communication à distance est corrélé à la croissance des sociétés, et distance et vitesse ne font que répondre à l’enjeu de ce développement. Dans ce monde global, totalement développé, totalement déplié, il fallait une prothèse qui efface les distances, au point d’effacer même le temps. Tous ceux qui pratiquent depuis longtemps les communications numériques savent très bien qu’elles n’interdisent pas les rencontres, que c’est une bêtise de croire ça, et même qu’elle en provoque de nouvelles, comme il est écrit que je rencontrerais certains de mes amis Facebook dont je ne connaissais même pas l’existence il y a peu. Mais ces rencontres restent rares, car elles doivent être rares, car analogiques, et donc lourdes et lentes…

Le véritable problème posé par ces communications n’est ni la distance des corps, ni l’absence de rencontre, mais la vitesse, la vitesse qui abolit les distances, et permet une explosion de sollicitation ! C’est la quantité, directement née de la vitesse, qui pose un véritable problème de traitement de l’information à nos pauvres petits cerveaux, et non la nature « numérique » de ces communications. La communication numérique n’est pas un problème en soi, mais une solution à une situation globalisante qui pose un problème inédit à cause de sa trop grande performance.

À chaque nouveau problème, une solution…

Solution qui apparait parfois avant même que le problème ne soit clairement formulé. Ainsi, pourquoi Facebook dévore-t-il le Net ? Car le Net est sans structure, horizontalité brute à l’échelle du monde, et c’est une échelle qui nous dépasse. Facebook rétrécit le réseau à un groupe de « proche », et canalise les informations qui arrivent du grand web par le filtre des goûts et choix des « amis », de proche en proche, et la communication, redevenant « virale », comme de village en village, perd sa dimension « globale » pour redescendre à une dimension humaine. Facebook est un rétrécissement du réseau mondial qui nous excède trop, car hors d’échelle à l’aune de nos capacités cognitives et sociales, et c’est pour ça que Facebook est si confortable, si « chaud », là ou le web est si froid… Ce que personne ne dit jamais ! Mais si le réseau Internet parait beaucoup plus « froid », il est infiniment plus libre, varié et vaste, comme l’océan… Et de la même manière que tout groupe social oblige à respecter des codes, refréner ses pulsions, et donc brime les libertés individuelles, Facebook n’est pas un lieu libre, mais policé, voir policier. Pour se « rencontrer » dans un lieu pacifier, Facebook réinvente un balcon pour tous, d’une simplicité enfantine, à l’échelle de l’organe sociale de notre cerveau, et ça fonctionne ! À quel prix ? La liberté d’expression.

Heureusement, pour la liberté, il y a [encore] l’océan…

Billet initialement publié sur Détresse visuelle, un blog de Culture visuelle

Image CC Flickr Bikerock

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