Folksotopies : la mémoire des lieux
Alors que la ville 2.0 se développe sous nos yeux, taggée et éditée par des milliers de citadins, comment se retrouver dans toutes contributions?
Do places have memories and how shall we treat and question them?
En français : « Si les lieux ont des souvenirs, comment les traiter, les questionner ? » En une simple phrase, The Pop-Up City explicitait l’une des problématiques majeures de la ville numérique : « l’éditorialisation » de l’espace urbain grâce aux services de marquage géolocalisés.
Chaque seconde qui passe densifie en effet un peu plus les données numériques rattachées à un lieu. Ici, un mobinaute fait connaître son bar préféré en s’y checkant via Foursquare ou facebook Places. Là , un autre poste sur Flickr ou Twittpic une photo géolocalisée, qu’il commente en quelques lignes. Etc, vous avez compris l’idée : « Like / Comment / Share » : issues des réseaux sociaux, ces pratiques débordent de la Toile pour investir la ville, portées par  l’ambition séculaire des citadins à marquer l’espace de leur empreinte.
Le phénomène n’est pas nouveau. On pourrait remonter aux premiers « tags de ville », repérés par Chronos il y a déjà des années ; mais il s’agissait là d’usages micros, réservés à une minorité technophile (les fameux early adopters). Il prend une ampleur différente lorsque l’on bascule dans l’ère de « l’homme-cyborg » : massification des terminaux et avec elle, démocratisation des usages1 .
Les services se multiplient et surtout se diversifient ; autant de méta-données qualitatives (commentaires, humeurs, etc.) ou quantitatives (check-ins) qui viennent densifier la « mémoire » des lieux et donc leur substance. Comme l’explique le toujours-génial Thomas Jamet sur Influencia:
En explorant, en répertoriant tous les endroits existants, en les «inventant» (au sens où l’on «invente» un trésor, où on le découvre), ces explorateurs urbains «dé-couvrent», «dé-mystifient», «dé-masquent» et révèlent des lieux, parfois cachés, aux yeux de tous. Ils font passer des pans entiers de la ville de Nature à  Culture. Il y a quelque chose d’encyclopédique dans Foursquare et consorts. [...] Il semble que les lieux se découvrent une vie autonome grâce à la «socialisation» et à l’interactivité [via les services de checking, Foursquare et facebook Places]. C’est comme si la ville et le territoire prenaient vie sous nos yeux. Il suffit de voir la carte de facebook Places pour s’apercevoir que la ville s’illumine, que le territoire entier devient un peu plus vivant à chaque fois qu’un utilisateur «check-in», s’inscrit, ou découvre un lieu.
De la folksonomie aux folksotopies
Les perspectives qui s’ouvrent derrière ces lignes sont évidemment nombreuses ; encore faut-il savoir comment les appréhender. Petit retour dans le passé : il y a un peu plus d’un an, je proposais un néologisme de mon cru pour qualifier et donc aborder ces nouvelles pratiques, dans un billet Chronos qui reste l’un de mes meilleurs souvenirs (hihi) : De la folksonomie aux folksotopies, éditer la ville. Comme son titre l’indique, je m’appuyais sur un principe hérité du web 2.0, la « folksonomie » (indexation collaborative par système de tags), pour formuler ma proposition :
Un néologisme en appelle un autre : pourquoi pas les « folksotopies » pour désigner ces territoires augmentés par les contributions d’autres urbains ? Un environnement à la fois collectif et individuel ; entièrement « cliquable », la navigation s’y fait entre des hyperlieux, par analogie aux hyperliens du net.
L’objectif de ce néologisme : traduire une réalité émergente (l’éditorialisation des lieux) afin d’en périmétrer les horizons. Je remercie au passage François Verron, spécialiste du sujet, qui s’est réapproprié le terme sur son blog (tandis que je le laissais traîner au fond d’un carton, père indigne que je suis). A ce titre, je vous invite à lire les pistes prospectives qu’il propose dans son billet TagWhat annonce l’hyperlocal comme média stratégique :
Et de concrétiser le réel commenté, réinventé à la sauce de chacun :  une autre manière de le consommer, certes, mais aussi de le jouer et le transformer de manière poétique ou polémique ;-). C’est aussi la porte ouverte à toutes sortes de « pollutions » ou hacking, pour le meilleur et pour le pire.
Ces derniers mots annoncent en filigrane le noeud du problème, déjà évoqué dans le billet Chronos:
La problématique est alors identique à celle [de la folksonomie] : comment s’y retrouver dans cette infosphère en effervescence ?
Ou, selon les termes de The Pop-Up City : comment « traiter » ces multiples représentations, greffées à un lieu par des milliers de mobinautes partageurs ? Dit autrement : comment pouvons-nous « faire parler » ce « brouhaha hyperlocal », témoignage de la « ville bavarde » ?
A l’époque, je voyais dans les applications de visualisation en réalité augmentée une manière efficace de rendre « lisibles » ces contributions. Mon avis a quelque peu changé depuis. D’une part, par scepticisme (cf. La réalité augmentée, un fantasme de vieux cons ?) ; d’autre part, en constatant que ces services ne faisaient que « retarder » le manque de lisibilité des folksotopies, confrontés à la croissance exponentielle des services et donc des contenus. Il faut selon moi aller plus loin et réfléchir à de nouvelles manières de restituer l’hyperlocal sur nos (petits) écrans… et pourquoi pas, hors de nos écrans.
Un mobilier urbain porteur de mémoire
L’une des solutions réside peut-être en effet dans une certaine matérialisation des contributions. The Pop-Up City l’explique en conclusion :
Even though, a virtual system like this does not leave its mark in the city, creating instead a sort of parallel world with no traces outside the iPhone. Shouldn’t we instead pick up chalks and go all out to write our memories?
Je n’irai pas jusqu’à la craie, mais gardons l’idée. On pourrait ainsi imaginer un nouveau type de mobilier urbain dédié aux folksotopies, qui traduirait in situ la teneur qualitative et quantitative des contributions (un jeu de couleurs, de sons ou de lumières ? Quelques pistes créatives : Les lumières révèlent l’invisible). Une manière de restituer aux usagers d’un lieu le « récit » qu’ils en font. Je pense ici à des exemples concrets tels que le BULB, du collectif artistique Pixel 13 :
Le BULB est une structure gonflable autoportée de 10 m de diamètre animée en temps réél depuis l’intérieur par des projections d’images , de la diffusion de son et des jeux d’ombres. Pendant une dizaine de jour, une équipe [pluridisciplinaire] va sillonner le quartier et mettre en place différent moyens de captations d’images du quartier et de paroles d’habitants. Toute cette matière sert ensuite de base à la fabrication du spectacle.
Pendant quelques heures, telle une pierre chargée par la chaleur de la journée passée, le BULB ré-émane images et sons captés dans son environnement immédiat.Le BULB est une transposition dans un contexte de société technologique et médiatique de l’idée du feu primitif, lieu de réunion du corps social, de communion , d’expérience partagée par la communauté.
A défaut d’une structure aussi large, il s’agira d’introduire dans nos rues de nouveaux objets (ou d’en détourner d’anciens : panneaux, abribus, cabines téléphoniques (clin d’oeil à Chronos)… et pourquoi pas toilettes publiques !) qui pourraient donc faire office de « feux de camp » mémoriels. Les horizons sont infinis… Il ne reste plus qu’à creuser nos méninges, et à prêcher la bonne parole auprès des territoires !
Si le sujet vous stimule et que vous vous sentez d’humeur créative, n’hésitez pas à faire part de vos idées / concepts, que je réintégrerais dans ce texte. L’innovation urbaine, c’est comme l’amour : c’est toujours mieux à deux (ou plus) !! :-)
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Publié initialement sur le blog Pop-up urbain
Crédits photo en licence CC sur Flickr : Stuck in Customs , zapdelight
- 15 octobre 2010 : Foursquare dépassait les 4 millions d’utilisateurs dans le monde, pour 200 millions de check-ins au total. Je n’ose même pas chercher les chiffres actualisés… [↩]
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