Banques éthiques: les vilains petits canards de la finance française
Dotée de seulement deux banques éthiques, la France paie le prix d'une stratégie de concentration en géants mondiaux, pas très raccord avec les aspirations de moralisation du capitalisme.
5 millions d’euros de fonds propres, plus de 26 000 sociétaires / actionnaires… « D’un point de vue purement réglementaire, nous avons le droit d’être une banque de plein exercice », annonce Marc Favier, responsable du projet de développement et d’innovation de la banque éthique La Nef. Seulement voilà : la Banque de France ne veut pas.
Partie de la loi de 1984, la concentration du secteur bancaire orchestré par la Banque de France a certes livré des mastodontes internationaux au secteur bancaire français, mais la prive aujourd’hui de tout réseau de banque éthique indépendant. Adossé au Crédit coopératif, lui-même membre du groupe Banques populaires-Caisses d’épargne, elle représente la seule alternative aux grands réseaux… bien qu’intégrée à l’un d’eux.
Créé à la même époque que La Nef, des établissements bancaires européens dédiés au financement de l’économie sociale et solidaire, aux projets écologiques ou à l’agriculture durable existent à deux pas : la GLS allemande, créée par des parents d’élèves dans la Ruhr à la fin des années 1960, Triodos en Hollande, la Banca Etica en Italie…
Toutes banques de plein droit là où La Nef ne dispose que d’un agrément bancaire limité, spécifique à la France, qui peut également se targuer d’avoir les critères d’autorisation d’exercice bancaire les plus complexes de l’Union européenne. Mais pas de hasard dans tout cela, juste une stratégie : celle du « big enough to win » (« assez gros pour gagner », ceci n’étant pas une expression officielle), consistant à privilégier les grands réseaux internationaux aux structures mutualistes proches des clients. De quoi couper l’envie d’un Bank Run au plus motivé des Cantona.
Des myriades de banques spécialisées des années 60 aux mastodontes de la finance des années 2000
Avant les années 1980, La Nef n’avait même pas eu besoin d’être une « banque » : constituée en association, la loi lui permettait le droit d’accorder des prêts et crédits à des entreprises ou des initiatives. Ses créateurs, militants de l’éducation alternative, de l’agriculture paysanne et de l’économie sociale et solidaire, se voyaient refuser régulièrement des prêts par les grandes banques pour financer leurs projets. Une liberté d’organisation que la loi du 24 janvier 1984 a fait méthodiquement voler en éclat : dans le but de prévoir la concurrence accrue du secteur (notamment au niveau européen), le Code monétaire et financier qu’elle instaurait mettait fin à la spécialisation des banques et « banalisait » leurs activités. Fini le Crédit maritime et stop aux réseaux réservés aux agriculteurs, la multitude de petits établissements et réseaux mutualistes se regroupent et oeuvrent à leur crédit défendant à la « consolidation du secteur bancaire français », pour reprendre les mots d’un rapport de la Banque de France. Les effets sont fulgurants : de 661 banques coopératives au moment de l’adoption de la loi, il n’en reste plus que 174 dix ans plus tard (voir le graphique ci-dessous).
Le monde mutualiste se voit obliger de se doter d’un organe central, la Banque française de Crédit coopératif, « afin d’assurer la solvabilité et les liquidités », précise Claude Sevestre, chargée de communication pour le groupe. Mais ce n’était qu’un premier pas…
Ebranlée par les scandales Enron et Worldcom, la finance mondiale s’organise pour protéger au mieux… les investisseurs ! Aux Etats-Unis, la loi Sarbanes-Oxley met les grands groupes en coupe réglée, exigeant la transparence des comptes que les grands dirigeants certifient personnellement. En France, les actionnaires sont rassurés par la Loi de sécurité financière (ou loi Mer) votée en 2003. Au programme : encore plus de concentration dans les banques pour « assurer les comptes ». « De plus grandes banques, ce sont de plus gros dépôts, de plus gros dépôts, ce sont de plus grosses garanties et de plus grosses garanties, c’est ce que la Banque de France a pour mission d’assurer », résume Marc Favier. L’année de la loi Mer, le réseau Crédit coopératif cesse d’être un réseau indépendant et est fondu dans le réseau Banques populaires avant la formation du groupe BPCE en 2009, devenu depuis deuxième réseau de France.
Dans les murs de la Banque de France, au centre même de cette évolution, l’organisme en charge de certifier les banques, l’Autorité de contrôle prudentiel, est née de la fusion de quatre organisations gérant auparavant chacune de leur côté banques, assurances, mutuelles et organismes de crédits et d’investissements.
La crise des grands condamne les petits
Si le protocole qui lie le Crédit coopératif à BPCE garantit l’autonomie de gestion, l’identité et la marque de la banque coopérative, ce mouvement de concentration a quasiment stérilisé le terreau de toute nouvelle tentative de création de banque. « La question de la création et de l’agrément d’une banque ne se pose pratiquement jamais, constate Laurence Scialom, professeure de Sciences Economiques à Paris X Nanterre. La dernière fois qu’un véritable mouvement de création des banques a eu lieu, c’était à la chute du mur de Berlin, avec les « pockets banks ». » Apparues dans tous les coins de l’ex-Europe de l’Est, ces établissements financiers nés dans la désorganisation de l’époque ont cependant bien vite été capté et racheté comme de parfaits relais pour les géants d’Europe occidentale (notamment allemand, français et autrichien). Sur le papier, l’usine à géant de la finance a fait ses preuves : selon un classement établi par La Tribune, 4 des 17 plus grandes banques en terme de résultat net sur les 9 premiers mois de 2010 étaient françaises.
Et pendant ce temps là , La Nef court l’Europe : depuis 5 ans, la banque éthique française tente de s’allier à l’espagnol Fiare pour profiter de l’agrément bancaire détenu en Italie par Banca Etica. « Grâce à la loi européenne, un organisme financier disposant d’un agrément bancaire d’une banque centrale d’un Etat membre peut implanter des filiales où elle le souhaite ailleurs dans l’UE », précise-t-on à La Nef. Or, en difficultés depuis quelques temps, Banca Etica a repoussé encore le projet sine die.
Or, derrière ces notions de « transparence » et de « prudence » mises en avant par la Banque de France ne se cachent que les exigences des acteurs de la Bourse. Le circuit emprunté par les euros déposés sur un simple compte courant reste aussi opaque au commun des mortels qu’il l’était avant, sauf dans les établissements éthiques. Et tout ce besoin de sécurité n’est né que de la remise en cause de la séparation des métiers des banques entre le prêt, la gestion des comptes et les activités de placement sur les marchés, qui a amené les grands groupes à prendre de plus gros risques devant être assurés avec de plus gros dépôts…
En manque cruel de crédit, les filières d’énergie, d’agriculture ou d’économie alternative ne dispose aujourd’hui de l’aide que de petits acteurs, alors même que les subprimes ont montré qu’en matière d’emploi comme en matière de placement, le secteur coopératif était plus solide. « Cette absence d’agrément est paradoxale car, au final, les banques coopératives ont une bien meilleur visibilité de leurs actionnaires car ce sont aussi ses clients », résume un cadre de La Nef. Mais cette transparence là ne semble pas avoir été promue au rang de règlement du système bancaire français. Une simple question de « moralisation du capitalisme », en somme.
Article publié initialement dans le cadre de notre dossier OWNI.fr : Banques éthiques, monnaies libres… et toi, tu fais quoi après la crise ?
Illustrations Flickr CC tim geers ; @NO4 et Acmolenaar
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