La Force du cliché obscur
De la trilogie Star Wars à l'aristocratie de 1784 égarée dans des paysages mystérieux, OWNI vous embarque dans les voyages photographiques de Cédric Delsaux, auteur du livre Dark Lens.
Trente ans après la sortie de la trilogie de la Guerre des étoiles de Georges Lucas, ses personnages semblent avoir trouvé leur place dans notre monde vu à travers le regard de Cédric Delsaux. L’inquiétante étrangeté de Dark Lens, série pessimiste, empreinte de mélancolie et de solitude, interroge notre univers quotidien et propose un autre regard, en marge, entre réel et fiction. Cédric Delsaux a commencé la série Dark Lens1 en 2004 en banlieue parisienne, puis aux alentours de Lille, avec un détour par l’Ukraine, l’Islande et les mégalopoles Sao Paulo et Dubaï.
Ce qui m’amène à faire de la photo ce n’est pas Star Wars, mais un travail sur les lieux. Ils peuvent paraître banal et ternes mais me paraissent souvent fous et délirants. C’est donc le réel qui m’apparaissait fantastique et je l’ai pris au pied de la lettre en y incluant des personnages fantastiques. Cette photo de l’autoroute A4 au nord de Paris a d’abord existé sans les personnages.
Il y avait quelque chose de dingue pour moi, on aurait dit une soucoupe. J’avais l’impression que ça parlait d’un monde situé à des années lumières et qu’il manquait un petit quelque chose pour décoller et aller plus loin. Il fallait ce petit élément en plus, ces figurines de la Guerre des étoiles.
J’ai d’abord l’intuition du lieu et quand j’arrive, je me dis souvent, “c’est là ”. Ou alors au contraire, je passe tout de suite mon chemin. Dans un lieu, je peux faire plusieurs photos, car il me parle, et c’est plus intéressant pour moi si je ne l’ai pas pensé avant, sinon, je me sens presque dans une redite.Une fois que j’ai le lieu, j’ai en tête le personnage que je veux incruster. J’ai donc des fonds à remplir, il faut trouver des personnages et suffisamment de qualité technique pour que l’incrustation puisse fonctionner sans que ça ait l’air d’une mauvaise blague. Car l’idée, surtout, c’était de ne pas se moquer de la série, même si certains montages sont drôles. Comme je ne suis pas collectionneur de base, j’ai emprunté de figurines à une boutique parisienne qui m’a bien aidé.
Au début j’ai voulu faire les photos dans la rue mais c’était trop compliqué : je me suis même fait arrêter une fois dans un centre commercial [ndlr : pour la photo de Bobba Fett], le gars de la sécurité m’a pris pour un geek attardé. En studio, c’est beaucoup plus simple pour avoir une belle lumière puis détourer le personnage et l’intégrer. C’est un peu comme la série Nous resterons sur terre, l’idée était de modifier le moins possible le lieu. Plus il est véritable, plus il est intéressant et même avec ses imperfections. Les tempêtes de sable sont véritables, je fais seulement des petites retouches sur la chromie.
Cette série a été intercalée entre deux prises de vue pour Dark Lens donc on retrouve cette même trame. Dark Lens est étalée sur cinq ans, mais dans les faits, je travaille dix jours sur place et après j’ai une période d’incrustation qui peut être assez longue en studio. Nous resterons sur Terre, c’est différent, il faut aller à chaque fois sur place, avec un matériel lourd, cela représente deux ans de travail. Dans cette série nous n’avons pas de personnages, les hommes ont disparu. Parfois je ne suis pas loin des centre-villes mais pour moi c’est le même mouvement, la construction amène la déconstruction.
La même énergie effrénée que l’on met dans la construction, on la mettra des années plus tard dans la destruction. Et dans un cas comme dans l’autre, ce sont toujours des sites en devenir. Et c’est ce que j’aime car ils font appel à notre propre imagination. C’est à nous d’imaginer ce qu’ils deviendront.
C’est très juste, je n’avais pas fait le lien. Je pense que c’est cela aussi qui me rapproche de la trilogie et qui fait qu’elle pouvait s’inclure dans mon travail. Il existe cette même fascination pour la construction et la destruction. Si nous avions eu un banal vaisseau tout blanc chromé, on aurait dit c’est ridicule, ce n’est pas possible. Mais ça marche parce que Lucas inclus également une esthétique de la ruine, de la pourriture, de l’usure, de l’entropie même au fin fond de la science-fiction. Et c’est cela qui rend leur incrustation dans notre monde possible et crédible.
J’ai 37 ans, je viens donc de la première série. J’ai d’abord vu Le retour du Jedi en 1983, j’avais 9 ans. Ce n’est pas mon préféré mais il a particulièrement compté. C’est un peu comme la mort de Kennedy, chacun s’en souvient, je me rappelle du cinéma, du moment, alors que c’est sans doute le seul film que j’ai vu à cet âge. Visuellement, ça m’avait fasciné. Il y avait une ouverture, ce qui plaît tant aux enfants, de se dire qu’on peut tout inventer, que tout est possible.
C’est ce qui est exceptionnel chez George Lucas, c’est la reconstitution d’une cosmogonie complète, 150 000 planètes, autant de vaisseaux, de personnages et de cultures. Ça n’avait jamais été fait à mon sens au cinéma. Donc visuellement, je voulais rendre ça possible, le lien est évident. Cependant, le cinéma qui me touche et m’influence est celui de Terence Malick ou de Gus Van Sant. Dans Star Wars, ce sont les moments où il ne se passe rien qui me plaisent le plus, ces moments suspendus, sans dialogues, avec des paysages sans fin.
Au début je fais cela tout seul, je rêve, je fantasme ce réel en y superposant des couches cinématographiques. Au fond, c’est le message que je tente de faire passer : nous n’évoluons pas dans le réel, mais dans l’idée qu’on s’en fait, dans le fantasme qu’on y plaque. C’est inconscient, on l’a l’impression que c’est objectif, mais la perception est éminemment subjective. Les formats sont d’origine et les cadres sont construits à peu près de la même façon. C’est très travaillé, je l’assume, un peu comme un peintre qui pose son chevalet et présente un espace qui parait statique, comme si rien ne venait de l’extérieur.
Je viens de la chambre grand format, j’aurais donc pu photographier la série de cette façon, mais c’est lourd et cher, je suis passé au numérique. J’ai gardé un pied très lourd, je ne fais pas de photos à main levée, d’où cette impression de cadre pointilleux. J’ai un peu recadré pour le livre, pour une raison simple, indépendante de ma volonté. J’ai commencé cette série avec un capteur numérique différent – un Canon 24×36 – et ensuite un appareil moyen format avec un dos numérique et qui a une autre homothétie.
Je cherche une image qui soit la plus limpide possible, évidente, presque un non cadrage. A partir d’un réel un peu chaotique et compliqué, je taille, je recadre, pour le simplifier, le rendre lisible, même si ça ne veut pas dire intelligible. Chaque photo doit être une forme de mystère mais énoncé de la façon la plus limpide possible. J’aime ce rapport entre ces deux éléments qui se font face, ces personnages de la science-fiction et le réel.
La vraie difficulté, c’est d’avoir un lieu suffisamment vide et d’où émane une certaine poésie dans lequel je sais qu’avec un personnage suffisamment fort la transfiguration aura lieu. Toutes les images ne sont pas bâties de la même manière. Certaines sont sur un simple mode de constatation : un personnage contre un lieu [ndlr : la photo avec Boba Fett]. Et plus j’avançais dans mon travail, plus je trouvais intéressant de prendre des lieux qui pourraient faire partie de la science-fiction, où les personnages se fondraient totalement. Dans d’autres photos, on s’éloigne un peu plus, il faut presque aller chercher les personnages dans l’image.
Un des personnage, le battle droid est fait en 3D par Pierrick Guenneugues. Je voulais l’utiliser mais ce n’est pas un personnage phare dans la série donc il n’a jamais eu de belle figurine. La maquette 3D permet de lui donner tous les mouvements possibles et de l’humaniser un peu. Ensuite j’ai seulement deux personnages en réel, des gens avec des costumes pour lesquels la figurine ne pouvait pas rendre la texture des habits.
Cette année ne renvoie à rien dans la période de l’Ancien Régime. J’avais d’abord envie de photographier une aristocratie, au bord de la décadence, prête à exploser, comme il y en a à différents moments de l’histoire. L’idée était de parler de notre époque contemporaine, avec des costumes d’un autre temps. D’ailleurs, n’est-ce pas nous qui singeons une autre époque ? C’est un fantasme de 1784, qui renvoie aussi à 1984, où Orwell fantasmait un futur terrible. Est-ce qu’on ne fantasme pas aussi le passé ? Est-ce qu’on ne voit pas plutôt des images des téléfilms, des séries qui nous font imaginer un passé qu’on ne touche pas, et qui est donc faux ?
Exact, cela s’est passé il y a bien longtemps dans une galaxie très lointaine. C’est de la science-fiction passée. On est à la fois dans une temporalité et un espace flottant. On pourrait être à Dubaï ou Paris, ce n’est pas important. C’est la même chose pour la série, Nous resterons sur terre, où j’ai constitué une sorte de labyrinthe. On pourrait même se demander si Dubaï n’essaye pas de ressembler aux villes du futur qu’on a vu dans les films, avec le réel qui court après la science-fiction. On perçoit le réel à travers la fiction.
Les robots sont une technologie qu’on nous a survendu en nous disant qu’elle allait simplifier nos vies, pour finalement n’aboutir à rien. Il y a un côté post-moderne, où on se situe au-delà du rêve de la modernité qui apporterait du confort, où on n’aurait plus qu’à se contenter de vivre alors que ce n’est pas du tout le cas. C’est presque la vision d’une dictature technologique qui s’assèche sur place et qui créé un monde terrifiant. Je ne sais pas si Georges Lucas l’a voulu tel quel, mais la trilogie de la Guerre des étoiles pose aussi cette question. Comment une démocratie devient une dictature avec toutes ses armées robotisées au service du bien et de l’ordre, qui basculent en deux clics.
C’est plutôt bien fait dans le troisième volet [ndlr: Le retour du Jedi] qui montre à quel point notre démocratie est bien plus fragile qu’on ne le croit, et que justement notre technologie n’est pas forcément un paravent à l’obscurantisme. C’est en tout cas ce que j’y vois. C’est ce que j’aime dans la photo, où le sens n’est pas monopolisé par l’auteur. On peut s’arrêter à la vision littérale, un chantier à Dubaï avec des petits bonhommes fantastiques ça et là , mais j’espère qu’on y ressent ce souffle et cette inquiétude. C’est cela qui m’anime.
Photographies de Cédric Delsaux, tous droits réservés.
Livre DARK LENS de Cédric Delsaux, publié aux éditions Xavier Barral
Exposition au MK2 Bibliothèque à partir du 24 novembre.
- La série Dark Lens fait l’objet d’un livre publié aux éditions Xavier Barral [↩]
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