La philosophie du gouvernail
Taxer de « populiste » le référendum proposé aux Grecs, c'est s'assoir sur un principe clé de la démocratie, la représentation. Une nouvelle chronique de Jean-Paul Jouary.
Si nous avons un prince, c’est afin qu’il nous préserve d’avoir un maître.
- Pline l’Ancien
La planète a échappé à un scandale : un peuple d’Europe a failli être consulté sur l’avenir de ses salaires, de ses services publics, de son économie, de tout ce qui fait sa vie. Fort heureusement, ce ne sera pas le cas : les Grecs – dont les ancêtres inventèrent jadis la démocratie –  devront subir leur sort sans mot dire. Les grands de ce monde et les Bourses avaient bondi à cette simple idée, les traitant d’irresponsables et de « populistes » : quiconque prétendant donner au peuple un rôle décisionnel se voit ces temps-ci traité de « populiste », ce qui signifie en clair que la félicité du peuple dépend toujours de ses maîtres et jamais de lui-même.
Combien de fois des gouvernants élus ont-ils manifesté leur mépris pour les « porteurs de pancartes » et autres manifestants ou grévistes, clamant haut et fort que la politique ne se décide pas dans la rue mais seulement parmi ceux que les citoyens ont élus ? Et il est vrai que ce sont bien les citoyens qui leur ont conféré leurs pouvoirs. On objectera peut-être que ces pouvoirs sont injustement définis par une Constitution peu démocratique. Mais ce sont encore une fois les citoyens eux-mêmes qui ont, directement ou indirectement, explicitement ou implicitement, activement ou passivement, permis à cette Constitution d’être promulguée et conservée ou même aggravée avec le temps. Si toute légitimité repose en dernière analyse sur la volonté du peuple lui-même, si « toute loi que le peuple en personne n’a pas ratifiée est nulle ; ce n’est point une loi », selon les termes du Contrat social de Jean-Jacques Rousseau, alors les élus des démocraties représentatives modernes n’ont en un sens pas tort de se déclarer « légitimes ». Et ils ne s’en privent pas.
En même temps, en un autre sens, ce raisonnement peut apparaître très contestable, et relever du pur sophisme. C’est même pour que les citoyens n’aillent pas plus loin dans leur dangereuse réflexion, que l’accusation de « populisme » leur est si souvent lancée. Admettons que les citoyens aient voté d’une manière ou d’une autre pour que ceux qui les dirigent aient accédé à leurs places et disposent de tels pouvoirs de décision ; que leur ont-ils transféré par cette voie ? La réponse semble aller de soi : on élit des représentants pour qu’ils gouvernent, qu’ils soient parlementaires ou Présidents. Pourtant chaque mot pose problème.
Représenter, c’est rendre présent ce qui est absent, comme s’il était effectivement présent. Par exemple, un Ambassadeur ne décide pas quelles seront les relations de son pays avec le pays où il est en poste : il ne fait que représenter son gouvernement et ne dit donc rien d’autre que ce que son gouvernement lui demande de dire. Un représentant de commerce ne doit de même rien faire d’autre que ce que son entreprise lui demande de vendre dans telles ou telles conditions.
Ce qui signifie qu’un « représentant » ne peut être doté d’aucun « pouvoir » propre, faute de quoi il cesse de « représenter » pour se mettre « à la place de ». Au nom de quoi les « représentants du peuple » ont-ils alors le pouvoir de décider des lois et de toute la politique d’un pays sans que les citoyens aient aucun moyen de ratifier ou non leurs décisions ? On a pu voir dans la chronique précédente qu’aucun démocrate ne l’a toléré jusqu’à une période historique récente.
Mais si ce mot « représenter » pose ce problème, c’est parce que l’autre mot, « gouverner », en pose un autre, d’aussi grande ampleur. Dans la conscience des citoyens d’aujourd’hui, « gouverner » et « diriger » sont devenus synonymes.
Or gouverner c’est tenir le gouvernail, et diriger c’est définir une direction, un cap. En navigation, d’où ces métaphores tirent leur origine, le cap est décidé par les utilisateurs du bateau, les passagers qui doivent rester maîtres de la destination de leur voyage, et le gouvernail est confié par nécessité pratique à quelques marins à seule fin que ce cap soit maintenu. Qui accepterait que celui à qui l’on confie la barre se mette à décider de modifier le pays d’arrivée ?
On a donc besoin de « gouvernants » pour mettre en œuvre une politique décidée par les citoyens, pas pour la définir ou la modifier. Sans quoi il n’y a plus de démocratie entre deux élections. « Si nous avons un prince, c’est afin qu’il nous préserve d’avoir un maître », selon les mots de Pline que Rousseau cite dans son Discours sur l’inégalité.
C’est en ce sens que l’expression « démocratie représentative » devient une contradiction dans les termes : à force de confondre gouverner et diriger, les citoyens en viennent à se détourner des formes institutionnelles de leurs démocraties pour tenter d’inventer autre chose. Et si certains appellent cela une « dépolitisation » ou un « populisme », on peut y voir peut-être aussi une promesse de réinvention des libertés humaines.
PS : À lire, dans La solitude de l’isoloir, que viennent de publier les éditions Autrement (ouvrage collectif dirigé par Pascal Perrineau et Luc Rouban), le chapitre que Pascal Perrineau consacre au vote d’extrême-droite, dans son rapport à la crise de la démocratie représentative. Et relire, avec passion et rigueur, Le Contrat social de Jean-Jacques Rousseau pour s’orienter dans les enjeux d’avenir.
Essayiste, Jean-Paul Jouary chronique avec philosophie la présidentielle. Retrouvez ses billets parus sur OWNI.
Illustration via Flickr par Temari09 [cc-by-nc] remixée par Ophelia Noor pour OWNI.
Poster-citation de Marion Boucharlat [by-nc-sa] pour OWNI.
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