Sécurité urbaine: fausses caméras, fausse bonne idée
Commerces surtout mais aussi communes, administrations, écoles ont recours aux fausses caméras de surveillance. Leur usage pose des questions juridiques et, plus généralement, celle du recours à l'outil dans le cadre de la lutte contre l'insécurité.
Pour quelques dizaines d’euros, M. Casim1, élu municipal d’un tranquille village de l’Ain, a fait vidéosurveiller, pardon vidéoprotéger les poubelles de tri sélectif, sujettes à des actes d’incivilité. “Le subterfuge marche, se réjouit-il, les gens pensent qu’elles sont vraies et nous sommes maintenant tranquilles.” Car bien entendu, notre économe édile n’a pas investi dans de vrais équipements. Après échange en bureau municipal, il a été décidé de prendre de fausses caméras, signalées sur le lieu d’installation par des panneaux.
Pour la phase concrète d’achat, ce fut simple : il suffit de taper les mots “fausses caméras de vidéosurveillance” pour tomber sur plusieurs sites de ventes en ligne qui fournissent différents types de modèle. Responsable commercial de MaVidéoSurveillance.com, Franck Maison déroule son argumentaire bien rôdé :
“- Les caméras que nous distribuons sont quasi identiques à de vraies caméras de vidéosurveillance (certaines sont même des copies exactes).
- Elles ont rapport coût de revient/dissuasion imbattable !
- Elles sont faciles à installer et à déployer.
- La gamme de produits est actuellement importante et permet de coller au maximum au désir du client (caméra dôme, caméra infrarouge, caméra intérieure, caméra extérieure).
- Et enfin, elles permettent de s’affranchir des démarches administratives longues et contraignantes relatives à l’installation d’un vrai système de surveillance. Et ce surtout dans le cadre d’une surveillance vidéo publique.”
Notre homme fait allusion à la nécessité de déclarer à la préfecture un système de vidéosurveillance dès lors qu’il concerne la voie publique mais aussi les lieux et bâtiments ouverts au public comme les commerces ou les établissements scolaires. En revanche, Franck Maison nous précise aussi que ces faux dispositifs “sont souvent complétées par des autocollants de prévention”, comme l’a fait M. Casim, histoire de pousser la vraisemblance au maximum : il est en effet aussi obligatoire d’informer le public de la présence d’un système de vidéosurveillance. Il précise aussi que “les cameras factices sont très souvent utilisées en complément d’un vrai système.” Une façon somme toute de couper la poire des coûteux frais en deux.
Essayer de dresser un panorama précis de l’utilisation des fausses caméras dans l’espace public et ouvert au public est évidemment une gageure. Google n’a pas été mon ami sur ce coup. C’est tout juste si on tombe sur ce rapport d’activité 2008 [pdf] de l’office de tourisme et d’animation de Villers-sur-Mer (14) qui indique à la rubrique “Les actions de dynamisation” (sic) : “Moins de vols grâce à des pancartes dissuasives, un grand miroir d’angle et de fausses caméras de surveillance.”
On peut juste tenter de dégager une tendance, en particulier d’après les déclarations des sociétés qui les commercialisent. Les ventes semblent se porter bien et les petites entreprises seraient les premiers clients, loin devant les communes : “Nous vendons beaucoup de fausses caméras, intérieures comme extérieures, détaille Rafael Pauley, de Maisonic. La majeure partie des clients sont des TPE, magasins en ville. Nous avons aussi une chaine importante de magasins discount non alimentaire qui en a commandé plus de 80 à ce jour.” Concernant les mairies, il n’a eu qu’une commande de la part d’une commune de la Drôme, dix caméras. Marc Bussy, de Gadgetselectroniques.com, va dans ce sens : “Nos clients sont des propriétaires de petits commerces. Les petits commerçants, eux, n’ont souvent pas les moyens de se payer un vrai équipement de vidéosurveillance.” Émilie Doublemart, d’ABH Net a aussi indiqué que “de plus en plus des supermarchés, des administrations, des écoles.” Maye Seck, chargée de mission au Forum Français pour la sécurité urbaine, antenne hexagonale du réseau European Forum for Urban Security (EFSU), nous a expliqué “en avoir entendu parler mais sans avoir d’éléments permettant d’affirmer que des villes de [leur] réseau en ont.”
Vide juridique ou pas ?
Par-delà le pied de nez à cette politique sécuritaire qui met la technologie ou plutôt l’illusion technologique au cœur de son dispositif de sécurité, cette histoire de fausses caméras pose aussi quelques questions juridiques sérieuses. Intéressons-nous particulièrement au cas des villes, sommées de se mettre à la vidéosurveillance en vertu de la loi Loppsi2, qui met cet outil au coeur de la politique de lutte contre l’insécurité.
Maître David Forest, avocat spécialisé dans le droit des nouvelles technologies2 pose le cadre : “La loi Pasqua du 21 janvier 1995 [pdf] a légalisé cette technologie, à l’article 10. Elle définit son champ d’application : l’enregistrement visuel de vidéosurveillance.” Le législateur autorisant tout ce qui n’est pas interdit, on peut en déduire que les caméras factices n’ont rien d’illégal. Sauf que c’est un petit peu plus compliqué. Avant de creuser ce qui s’apparente bien à un vide juridique, Maître Forest note :
la facticité ne résulte pas uniquement du fait qu’elles ne peuvent pas enregistrer. Elles peuvent simplement ne pas capturer faute de personnel.
Revenons à nos fausses caméras. Prenons le cas d’une personne agressée dans la rue devant des caméras factices. Pourrait-elle porter plainte contre la commune en question ? Maître Forest n’a pas de réponse absolue : “Cette question n’est pas résolue par la loi, la jurisprudence est quasi inexistante. Cela ne semble pas absurde dans la mesure où on a autorisé les caméras pour cette finalité de protection et qu’elle n’est pas observée dans ce cas-là.”
Un point de vue que ne partage pas maître Ambroise Soreau, avocat spécialisé dans le droit de l’informatique. Pour lui, “il n’y a pas de problème juridique. Elles protègent par un effet dissuasif.” Ancien membre de la Cnil, membre du Comité d’éthique du plan de vidéoprotection pour Paris [pdf] et avocat spécialisé dans les technologies de l’information et la propriété intellectuelle, Étienne Drouard estime qu’une action en justice “se tente mais échouerait sans doute. Il n’y a pas de droit à être vidéosurveillé, même quand on croit l’être.” Et d’indiquer que le délai maximal de conservation des enregistrements n’est pas toujours respecté, faute de moyens. Rejoignant la remarque de Maître Forest, il rappelle qu’un “bon pourcentage du parc n’est pas connecté à un écran faute de moyens, sans compter les problèmes techniques, la mauvaise qualité des enregistrements. Et après l’installation, les moyens pour entretenir ne sont pas toujours présents.”
Maye Seck, chargée de mission au Forum Français pour la sécurité urbaine, pense qu’il y a bien vide juridique : “la loi de 1995 n’aborde pas la question.” Elle estime que les éventuelles plaintes seraient recevables : chaque citoyen a le droit d’accéder aux enregistrements qui le concernent. Quid de la demande si un lieu, présenté comme surveillé par un panneau, ne l’est pas ? Il est bien sûr possible de refuser ce droit d’accès, mais pour des motifs bien précis, “tenant à la sûreté de l’État, à la défense, à la sécurité publique, en cas d’instruction judiciaire ou pour protéger le secret de la vie privée de tierces personnes.”
Interdire les dispositifs factices
Alors que la vidéosurveillance est désormais acceptée à droite comme à gauche, que le discours sécuritaire fonctionne auprès de l’opinion et dans un contexte de finances locales en berne, la tentation de la fausse caméra titillera-t-elle de plus en plus d’élus, soucieux de rassurer à moindre frais ? Lors de son congrès d’Aarau de 2008 [pdf], le Parti socialiste a carrément recommandé d’interdire les fausses caméras, arguant que “leur multiplication minimise l’impact des installations justifiées”.
Le FFSU s’est prononcé contre aussi, dans sa charte éthique [pdf] :
Il est fortement déconseillé de recourir à des caméras fictives. Cette fausse information est de nature à discréditer le système et à engager la responsabilité des gestionnaires.
“Le système est discrédité sur ses trois niveaux, détaille Maye Seck. L’effet dissuasif va diminuer, la réactivité des forces de police est inexistante et il n’est pas possible de se servir des enregistrements comme de preuve.” Dominique Legrand, président de l’Association Nationale des villes vidéosurveillées (AN2V), va dans son sens, en appuyant son argumentation d’un exemple : “Il y a trois ou quatre ans, le maire d’une ville que je ne vais pas citer, avait installé une seule vraie caméra sur sa mairie, et les autres, dans la rue commerçante, était fausses, cela ne lui avait coûté que 4.000 euros. Il avait communiqué sur cette installation. Des casseurs sont venus vandaliser des vitrines, les commerçants et les policiers ont demandé les bandes des enregistrements. C’est un scandale d’avoir fait cela, c’est une vision à court terme.” Au passage, ce cas n’a pas donné lieu à une jurisprudence donc. “Je ne vois qu’un seul cas où il pourrait y avoir discussion, poursuit-il, c’est celui d’un parc d’une trentaine de caméras, deux surveillent un endroit que l’on ne voit pas très bien, on pourrait imaginer en mettre des fausses à la place. Mettre un faible pourcentage de caméras factices ? Ce ne serait pas sérieux. Pourquoi sacrifier la sécurité à cet endroit ?” Cependant, il n’est pas pour que la loi interdise formellement les caméras factices, arguant qu’“on ne peut pas empêcher les gens de faire des bêtises”. À ce compte-là, c’est tout un pan du corpus juridique qui saute…
Maître Drouard est dubitatif sur la possibilité qu’un parti politique français demande l’interdiction des fausses caméras : “La vidéosurveillance, c’est 80% de dissuasion, rappelle-t-il. Et ce n’est pas dans l’ambiance : 75% des gens sont favorables à la vidéosurveillance.” Impossible d’avoir une opinion du côté du PS français. Jean-Jacques Urvoas, député du Finistère, secrétaire national du PS chargé de la sécurité nous a sèchement répondu :
Je découvre que cela existe, je n’ai pas assez d’éléments et de recul pour dire quelque chose d’intelligent.
Images CC Flickr almost witty et Dr John2005
- nom modifié à la demande de la personne [↩]
- Maître David Forest est l’auteur d’un Abécédaire de la société de surveillance [↩]
Laisser un commentaire