Qui écrira la démocratie électronique de demain ?
Cela pourrait presque sembler anecdotique sur le continent américain, mais c’est en réalité particulièrement révélateur : la municipalité de Vancouver vient de publier dans son ordre de jour pour son prochain conseil municipal une liste de mesures destinées à adopter des standards ouverts (open data) ainsi que des logiciels open sources pour le traitement et [...]
Cela pourrait presque sembler anecdotique sur le continent américain, mais c’est en réalité particulièrement révélateur : la municipalité de Vancouver vient de publier dans son ordre de jour pour son prochain conseil municipal une liste de mesures destinées à adopter des standards ouverts (open data) ainsi que des logiciels open sources pour le traitement et la mise à disposition du public de ses données.
La ville souhaite créer ainsi de nouvelles opportunités en matière de service public en laissant ainsi les citoyens (développeurs, sous traitants, startups, partenaires, etc) créer de nouveaux services sur la base de ses données.
Où va la ville de Vancouver ?
La proposition qui a été soumise au conseil municipal pointe plusieurs motifs qui l’on poussé à adopter des technologies open source et des standards ouverts, tous sont centrés sur l’ouverture et la mise à disposition dans les conditions les plus ouvertes de partages (entendez hors copyrights) des données municipales, du code source developpé pour les traiter, et de l’exploration des possibles en matière de co-création de nouveaux services destinés à la relation au citoyen ou à la collaboration entre différentes administrations.
D’autres villes comme Washington DC, Portland et Toronto ont également exprimé leur intention d’adopter une politique ‘Libre’ pour leurs informations et leurs données, mais Vancouver est la première a avoir franchit le cap de l’inscription de cette volonté dans l’agenda de son conseil municipal.
Les problèmes liés à la transmission, à la réutilisation et aux licences de ces données ont fait reculer beaucoup de municipalités jusqu’ici, Vancouver semble avoir décidé de s’atteler à la résolution de ces problèmes afin de devenir la ville la plus ‘Libre’ du monde.
La France restera-t-elle une démocratie moderne (et indépendante) au XXIe siècle ?
Entre les programmes similaires au niveau fédéral mis en œuvre par le gouvernement de Barack Obama et ceux comme celui ci mis en place par une municipalité Canadienne, qui font de même sur un plan plus local, il est désormais évident que le système d’exploitation de la démocratie de demain est en train de s’écrire de l’autre coté de l’Atlantique.
A l’heure ou la France tourne le dos à l’internet, où son gouvernement et ses média martèlent (à l’exception notable mais inaudible de NKM) des messages de méfiance et de dénigrement vis à vis du web, il semble que nous allions tout droit vers un avenir où nous n’aurons d’autre choix que de rester au moyen âge ou de faire tourner le pays sur un système d’exploitation américain (la troisième voie consistant à bricoler pour s’apercevoir in fine que les coûts de maintenance et d’évolution rendent cette approche ridicule et dispendieuse).
Aucun gouvernement n’a en effet les moyens financiers d’aborder l’immense chantier de l’eDemocratie autrement que par de telles approches, surtout en période de crise. Faire tourner un ordinateur (par opposition à un pays) est, à coté, d’une relative simplicité. Or même sur ce terrain, seul Microsoft est encore en mesure d’aborder le problème avec une logique fermée et propriétaire (Apple y ayant renoncé lors de son passage à OSX, basé sur un Unix FreeBSD Libre), avec des budgets qui dépassent de loin ce qu’un pays comme la France peut se permettre d’y investir.
Lors d’une récente conversation avec Chris Heuer, le fondateur du Social Media Club, et Pierre Yves Platini, le fondateur de sa ‘filiale’ Française, nous ironisions sur ce fait en mettant en perspective le rôle du général Lafayette, un Français, véritable mythe aux USA, qui a largement contribué à définir la démocratie américaine à l’époque où la technologie de l’information qui dominait le monde était l’imprimerie. Il semble désormais évident qu’à l’époque de l’internet, le transfert de compétences risque fort d’être inversé.
Avec quelques dizaines de millions d’euros consacrés à des “projets web 2.0”, dont le “serious gaming” (et quelques centaines de millions pour améliorer l’infrastructure réseau, déja parmi les plus avancées au monde), on voit mal comment la France pourrait éviter de prendre, une fois de plus, un retard considérable dans le secteur du gouvernement 2.0 (si tant est que la vision du gouvernement pour l’avenir des réseaux se conjugue avec démocratie, ce qui est loin d’être une évidence).
Pour mieux mettre en contexte cette future rivalité Franco-Américaine, il est utile de rappeler que seule la France et les Etats Unis ont mis au point un système démocratique qu’ils considèrent, chacun de leur coté, comme universel.
En adoptant standards ouverts et open source, la solution américaine (au sens large, Etats-Unis Canada, en l’occurence) a toutes les chances d’être de facto le modèle dominant de l’eDemocratie de demain, or les principes fondateurs de la démocratie américaine seront gravés dans la conception même de ces logiciels, et la vision Française de la démocratie, elle, a toutes les chances de purement et simplement disparaître au XXIe siècle, un siècle où ‘vendre’ son modèle démocratique ne passera plus (que) par des ambassadeurs mais (aussi) par des informaticiens, et où les coûts associés à une telle mutation seront colossaux, disqualifiant de facto les approches fermés et propriétaires.
En abordant cet immense chantier avec de l’open source et des standards ouverts, l’Amérique a toutes les chances de rallier à elle d’autres nations soucieuses de préserver leur modèle démocratique dans une initiative open source internationale et institutionnelle, comme seule les universités ont jusqu’ici su en mettre en œuvre, réalisant, au passage, de substantielles économies sur le long terme (entendez par là au delà d’un mandat électoral).
Les positions de la France à ce sujet sont pour l’instant relativement floues mais à aucun moment il n’a été fait mention de l’adoption de standard ouverts, et encore moins de mise à disposition massive du public des données en provenance de l’administration. Quand à l’adoption de l’open source, nos décideurs politiques ont récemment eu l’occasion de démontrer à quel point ils maitrisaient le sujet.
En Nouvelle Zélande, un pays qui est, dans son approche de l’internet, très proche de la France (filtrage des informations disponibles, contrôle des réseaux, surveillance de la population…), les développement de type ‘eDemocratie’ sont fait avec des technologies fermées Microsoft et il n’est pas du tout prévu de mettre quoi que ce soit à la disposition du public, en dehors de services d’eAdministration classiques (un concept totalement dépassé lancé par Lionel Jospin à la fin du XXe siècle).
Deux approches du service public et de l’eDemocratie
Les seules avancées – pour l’instant à l’état d’annonce – du gouvernement Français en matière d’eDemocratie, sont l’arrivée sous peu d’un service payant par téléphone permettant aux Français d’interagir plus facilement avec l’administration pour avoir accès à ses données. Cette façon de voir les choses est radicalement opposée à l’approche américaine et risque fort, tout en étant très caractéristique de l’approche ‘intégrée’ et régalienne à la Française, de montrer rapidement ses limites. Elle n’est pas sans rappeler l’impasse intellectuelle du ‘portail’, imaginé par les média dans les années 90, qui pensaient ainsi que se doter d’un site web fait à partir de leur modèle suffirait pour passer le cap, sans avoir à repenser en profondeur ce modèle, lui aussi hérité de Gutenberg.
Outre qu’elle fasse payer les citoyens pour accéder à de l’information publique, dans l’un des pays où les coûts de l’appareil d’état sont l’un des plus élevés au monde, l’approche Française consiste à faire évoluer l’administration, et de réduire ainsi la vision de l’eDemocratie à celle d’une interface supplémentaire entre l’administration et les citoyens.
L’approche américaine est tout autre. En mettant à disposition l’ensemble des ses données ainsi que le code qui les gère, ce n’est pas le citoyen de base qui est visé, mais plutôt des intermédiaires qui auront la charge de construire les services que la France, en tant qu’Etat, tente de mettre en œuvre. D’un coté comme de l’autre de l’Atlantique, on n’a clairement pas la même vision de la démocratie de demain (et Lafayette se retourne dans sa tombe).
Alors, où se situe la différence ?
En matière de coûts pour le citoyen ? Par sûr. Le service téléphonique d’eAdministration Français sera payant, aux dernières nouvelles (0,12€/min), et les services construits sur un mode ‘mashup’ par des sociétés privés, des états ou des municipalités américaines ont toutes les chances de l’être également (bien que l’on peut s’attendre à pas mal de solutions de monétisation alternatives).
En matière d’innovation ? A coup sûr. Là où l’innovation est exclusivement du coté de l’Etat en France, celle-ci est largement laissée au privé de l’autre coté de l’Atlantique (au sens large, les fondations, ONG et autres non profit se ruent actuellement sur ce secteur). Le résultat sera, à coup sûr, la création d’un écosystème d’innovations autour des données des administrations publiques. On peut s’attendre à voir le même phénomène que celui qui a accompagné l’adoption de standards ouverts et de l’open source dans le monde de l’internet. Derrière Yahoo et Google, par exemple, se trouve un riche écosystème d’innovations qui a donné naissance à une multitude de startups proposant des services innovants, que ces géants étaient bien incapables de faire éclore en leur sein. C’est ce type de dynamique que souhaite voir apparaître les différentes administrations nord américaines en se lançant dans de tels programmes, et c’est une dynamique qui ne verra pas le jour en France.
Là où la France informatise et internetise une administration conçue à l’âge de l’imprimerie, les USA et le Canada conçoivent un système d’exploitation radicalement nouveau, destiné à mettre en place un écosystème au sein duquel est censé éclore de nouveaux modes de relation entre Etat et citoyens (ou d’autres choses, comme les relations entre Etats et entreprises, la collaboration inter administrative, vraisemblablement à terme inter Etats, etc). La conception des ‘logiciels’, c’est à dire l’eAdministration, n’est pas vraiment – dans l’approche américaine – du ressort de l’Etat.
Libéralisme ? Oui, c’est certain, l’approche américaine de l’eAdministration, largement crowdsourcée sur la base d’une eDemocratie (notez la différence : applicatif vs. système d’exploitation), est une vision très libérale du rapport entre démocratie et citoyen, mais l’approche Française, si elle a le mérite (est-ce un mérite ?) de repousser le libéralisme Yankee, bloque de facto toute innovation (à moins de considérer que la centralisation est propice à l’innovation, ce qui n’a jamais été démontré jusqu’ici, cf. Quaero et autres initiatives désastreuses se basant sur ce principe).
Au final, à l’heure ou le libéralisme économique est largement remis en cause partout sur la planète, c’est une autre forme de libéralisme qui se fait jour, et surprise, sont bras armé s’appelle Open Source et philosophie du Libre. Une gifle pour ceux qui pensaient voir dans la philosophie du partage de l’abondance numérique une résurgence Marxiste à combattre d’urgence. Les préjugés d’hier on décidément bien du mal à s’appliquer aux réalités d’aujourd’hui.
Si cette opposition résultait d’une divergence de vues entre les deux Etats qui ont servit de modèle à la plupart des démocraties du XXe siècle, on pourrait se perdre dans des débats sans fin, mais la triste réalité est plutôt une opposition entre une vision initiée par Obama et qui s’écrit sous nos yeux, et une cécité totale des dirigeants Français (toutes tendances confondues) face aux enjeux et aux potentiels qu’offrent la technologie et son arrivée brutale dans le champ démocratique.
Les média ont souffert d’une telle cécité quand les technologies sont arrivées dans leur champ de vision, et l’on voit aujourd’hui où cela les a mené. L’industrie culturelle également. Si ces deux derniers peuvent passer par des phases de destruction créatrice sans remettre en question l’avenir de l’humanité, il en est tout autrement de la démocratie.
L’Europe (encore elle) contredit l’approche Française
L’autre point soulevé, lors d’un diner avec les dirigeants du Social Media Club, est la différence de maturité entre l’Europe et l’Amérique dans la construction d’un supra-etat fédéral (au sens d’un futur supra-état USA-Canada-Mexique) : alors que l’Europe en est à ses balbutiements, les Etats-Unis sont un état fédéral mature depuis bien longtemps et ont accumulé deux cents ans d’expériences (et de déconvenues) en la matière.
L’approche Française dans la construction, non pas d’une eDémocratie mais – à défaut – d’une eAdministration, n’a pas d’avenir dans une Europe où la nécessité d’une uniformisation, et plus encore d’une interopérabilité sera un nécessaire socle fondateur à une eDemocratie Européenne, le récent mouvement coordoné (ou spontané, allez savoir) des Etats-Unis et du Canada devrait ici servir, si ce n’est de leçon, du moins de signal d’alerte. Les développements en cours, dans une perspective Européenne à long terme, sont destinés à devenir obsolètes et caduques, là où l’approche américaine prend en compte – ne serait ce que par l’adoption de standards ouverts – cette dimension du problème.
Pire encore (ou mieux, c’est selon), les développements américains sont – par la nature même de l’open source – appelés à se développer ailleurs que sur le continent Américain, avec deux effets concomitants : une baisse des coûts de développement (ou tout du moins un partage de ceux-ci) pour l’Amérique du nord, et une interopérabilité mondiales des eDémocraties construites sur cette base. Là encore, la France risque de se retrouver sur le coté de la route – si c’est encore demain une démocratie moderne, c’est à dire si son modèle démocratique à réussi à faire la douloureuse transition entre Gutenberg et internet. Autant dire que c’est très mal parti.
Au final, on trouve derrière les enjeux de l’eDemocratie, une certaine constance de la part des Etats-Unis et de la France qui proposent, chacun de leur coté, deux visions radicalement opposées de l’avenir de la démocratie : Libre et ouverte pour l’un, surveillées, contrôlée et verouillée pour l’autre, mais les deux pays ont au moins ce mérite d’être, chacun dans son genre, à l’avant garde de l’innovation. Open Source d’un coté, Hadopi et Loppsi de l’autre, les deux approches sont aujourd’hui observées par de nombreuses démocraties dans le monde qui se demandent où se site leur avenir et quel modèle adopter. Une rivalité vieille de plus de deux cents ans, finalement, mais avec des modèles qui divergent de plus en plus.
(ce billet a également été publié dans ReadWriteWeb)
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