Prendre le jeu au sérieux

Le 19 juillet 2010

Le serious game est un concept en vogue, même s'il n'a rien de nouveau. C'est maintenant à la sauce jeu vidéo qu'il est servi. Les administrations, entre autres, y ont recours comme outil de pédagogie ludique.

Cette partie d’un dossier d’InternetActu consacré au serious game, “Soyons sérieux, jouons !”, défriche cette notion. D’un certain point de vue, elle n’est pas nouvelle.

Le jeu sérieux est-il un nouvel Eldorado ? On pourrait le croire en observant le nombre de conférences et évènements consacré au sujet en 2009, ou en regardant le succès remporté par l’“appel à projets” du ministère de l’Economie numérique lancé sur le sujet.

Mais le succès des jeux sérieux n’est pas pour autant acquis ! Aucun jeu sérieux n’est encore apparu dans le top des ventes. D’ailleurs, dans cette proposition de jeux sérieux, n’y-a-t-il pas une contradiction dans les termes ? Le propre du jeu n’est-il pas de subvertir les catégories sociales en vigueur ? N’est-il pas plus habité par l’esprit du carnaval que par celui de l’école ? Qu’est-ce qui est “‘nouveau” dans ce concept ? Les “jeux éducatifs” existent depuis toujours. Et pas seulement depuis l’edutainment des années CD-Rom, ces jeux parascolaires qui allaient permettre aux enfants d’apprendre tout en se divertissant – edutainement dont les actuels promoteurs du jeu sérieux souhaitent d’ailleurs s’éloigner.

Notion paradoxale

Qu’y a -t-il de nouveau, alors ? Avant tout, le jeu devient une activité “sérieuse” : autrement dit, elle s’adresse largement autant aux adultes qu’aux enfants. Il ne s’agit plus de faire du parascolaire, de mettre un nez de clown pour faire passer la pilule de la leçon sur le complément d’objet. L’actuelle vogue des “jeux sérieux” doit beaucoup à la montée en puissance des ordinateurs et à la perfection des simulations. Du coup, le jeu sérieux quitte l’école pour investir d’autres domaines. L’entreprise, bien sûr, mais aussi la santé, voire l’action militante, car certains de ces jeux ont moins pour ambition d’éduquer sur un sujet que faire passer des idées : c’est ce qu’on appelle les “jeux persuasifs”.

Mais le progrès technologique ne résout toujours pas la difficulté, le paradoxe du “jeu sérieux” : une simulation n’est pas un jeu, comme nous le rappelle Second Life ! Or, la dimension ludique reste nécessaire pour permettre l’immersion : on ne s’investira pas dans la meilleure des simulations si l’on s’y ennuie à mourir.

De fait, l’une des conditions fondamentales du jeu est qu’on y entre de son plein gré et qu’on peut en sortir quand on le désire. Le seul pouvoir de fascination du jeu est suffisant pour retenir le participant dans ses rets. C’est la théorie du “cercle magique”, formulée par Johan Huizinga dans son classique Homo Ludens, écrit en 1938. A l’intérieur du cercle, on est dans le jeu. En dehors, on ne joue pas, quoiqu’on fasse. À bien y regarder, il semblerait pourtant que le jeu sérieux, par son nom même, constitue une brèche dans le cercle magique.

Pour Hector Rodriguez, qui consacre un long essai à ce problème dans la revue en ligne Game Studies, il n’y a pas vraiment de contradiction entre jeu et “sérieux”. À condition toutefois de ne pas se tromper d’approche :

“Le premier point de vue consiste à considérer les jeux comme des outils d’enseignement ou de formation dont le but principal est de rendre le processus d’apprentissage plus agréable, attirant ou accessible à l’étudiant. (…) Le jeu est utilisé uniquement comme un moyen de maximiser l’efficacité de l’enseignement. Un exemple de cette méthode est l’edutainment, “l’éducation par l’amusement”. Cette approche du jeu sérieux, cependant, ne s’accorde pas bien avec la théorie de Huizinga selon laquelle l’intégrité du jeu est pervertie si on l’utilise pour servir une fonction sociale.”

Mais on peut considérer les choses d’une manière radicalement différente, en se basant sur : “la conviction que de nombreuses manifestions de la culture dite sérieuse possèdent intrinsèquement des aspects ludiques. (…) Jouer peut faire partie du processus d’apprentissage parce que le sujet qu’on apprend est, du moins sous certains aspects, essentiellement ludique. Le rôle des jeux sérieux dans le processus d’apprentissage consiste donc à mettre en lumière la nature fondamentalement ludique du sujet enseigné”.

Neuroscience du jeu

De fait, il existe deux façons de prendre les jeux au sérieux. La première consiste à concevoir des jeux dans un but spécifiquement non ludique, éducatif, militant, etc. L’autre est de reconsidérer les jeux dans leur ensemble, même ceux qui suscitent le plus de méfiance et de mépris, et se demander ce qu’ils sont susceptibles de nous apporter.

Les études se multiplient sur les bienfaits psychologiques des jeux, de l’extension de la mémoire de travail aux capacités visio-spatiales. Tout récemment, une étude sur un groupe de jeunes adolescentes jouant à Tetris aurait même montré que ce jeu aurait la capacité d’épaissir certaines régions de la matière grise. Tout aussi surprenant, selon une étude menée en 2004 au centre médical de Beth Israël à New York, “les chirurgiens qui jouent à des jeux vidéos plus de trois heures par semaine commettent 37% moins d’erreurs dans la salle d’opération que ceux qui ne jouent pas. lls sont 27 fois plus rapides en cœlioscopie, et sont capables de suturer 33% plus vite”.

Mais pour l’écrivain Steven Berlin Johnson (fondateur d’un des premiers magazines en ligne, Feed, et auteur de Everything bad is good for you, c’est-à-dire Tout ce qui est mauvais est bon pour vous), on ne saurait s’arrêter à ces petites améliorations, certes appréciables, mais qui restent anecdotiques. L’aspect éducatif du jeu va bien plus loin et est bien plus novateur.

Il raconte comment, un jour alors qu’il s’échinait avec difficulté sur une partie de Sim City, son fils de sept ans le regarda jouer et lui dit simplement : “peut-être faudrait-il diminuer les impôts dans les zones ouvrières”. L’enfant avait “absorbé”, par simple contact avec le jeu, un savoir économique largement au dessus de son âge.

Pour Johnson, les jeux vidéos modernes développent deux capacités fondamentales dans le monde d’aujourd’hui : ils forment à l’exploration systématique et à l’élaboration de plans complexes, avec établissement d’un ensemble de priorités, de sous priorités, etc. Explorer, tester des hypothèses, planifier une tâche… Ce sont les fondements de la méthode scientifique.

Pourquoi le jeu nous forme-t-il si intuivement à des tâches aussi complexes ? Pour Johnson, la réponse est dans la dopamine. Chaque nouveau succès dans un jeu, chaque ennemi mis à terre, chaque trésor déterré, chaque épreuve gagnée nous donnerait notre “dose” de dopamine, molécule dont notre cerveau est particulièrement friand, et nous pousserait ainsi à continuer à jouer !

Le psychologue et blogueur Jamie Madigan s’est intéressé de près à cette idée du jeu comme “dealer de dopamine” en étudiant particulièrement à la notion de “butin” dans des jeux comme World of Warcraft. Vieil héritage de Donjons et Dragons, cette pratique propre à la plupart des jeux de rôles consiste à “faire les poches” d’un monstre qu’on vient de tuer pour récupérer éventuellement argent ou objets. Selon Madigan, les cellules émettrices de la dopamine s’activent particulièrement lorsqu’elles recherchent une récompense, mais elles deviennent quasiment folles lorsque la récompense se révèle totalement inattendue, comme lorsqu’on découvre sur le cadavre d’un des monstres une arme magique particulièrement miraculeuse !

"Snakes and ladders"

Le jeu est par nature éducatif

Pour Raph Koster, qui en son temps dirigea la création d’un des premiers MMORPG (jeu de rôle en ligne massivement multijoueur), Ultima Online, tout jeu est fondamentalement éducatif. C’est l’idée qu’il développe dans son livre, A theory of fun. D’après lui, les êtres humains ont le don de découvrir des patterns, des modèles, des structures… Ils en voient partout, mais il leur faut un certain temps pour les construire. C’est cet acte de reconnaitre et manipuler des patterns qui font le “fun”. Comme il l’explique lors d’une conférence :

“Le fun est le feedback envoyé par le cerveau lorsque nous réussissons à absorber une pattern. Nous devons absorber des patterns, car sinon nous mourrons. Donc le cerveau DOIT envoyer un feedback positif lorsque nous apprenons quelque chose. Nous avons tendance à voir l’amusement comme quelque chose de frivole. Comme la chose qui n’a pas d’importance. Et c’est là qu’est le point central du jeu sérieux : je suis ici pour vous dire que le fun n’est pas une chose frivole, mais qu’il est un aspect fondamental de la nature humaine et nécessaire à la survie. Notre but est donc de sauver la race humaine de l’extinction.”

“Les jeux sont comme des versions cartoons des problèmes les plus complexes du monde réel. Serpents et échelles ? C’est de la géométrie euclidienne ! C’est un espace cartésien. Il possède même des trous de ver, par tous les dieux ! Qui dans cette salle enseigne la physique ? La théorie des supercordes ? Jouez à un jeu ! Les jeux sont une distillation des schémas cognitifs. “

Du coup, on peut se demander si le jeu ne pourrait pas remplacer purement et simplement l’éducation traditionnelle. C’est le pari qu’ont pris, à New York, les créateurs d’une école entièrement centrée sur le jeu vidéo, Quest to learn (La Quête de l’apprentissage). Cette institution éduque 72 enfants de niveau collège par l’intermédiaire de modules ludiques tels Codeworlds (qui regroupe math et anglais), “Being, space and place” (”être, espace et place”, pratique transversale de l’anglais et des sciences humaines), ou “The way things work” (”comment les choses marchent”, consacré aux maths et aux sciences). A noter également la présence d’un “module” dédié à la conception de jeux. C’est important. Car dans un monde à venir dominé par l’esprit ludique va s’imposer la nécessité d’un nouvel alphabétisme : savoir créer ses propres jeux. Des systèmes comme Kodu, Alice ou Scratch, qui enseignent aux jeunes de 7 à 77 ans comment concevoir leurs propres jeux vidéos, pourraient bien faire partie du bagage indispensable de l’honnête homme du XXIe siècle.


Retrouvez tous les articles de notre dossier jeux vidéo:

- Fais-moi jouer, fais-moi jouir
- Lara, Zelda, Samus: pourquoi sont-elles aussi sexy ?

ff

Billet initialement publié sur InternetActu dans le cadre d’un dossier sur le serious game. Les autres parties :

2e partie : Les nouvelles formes de jeu
- 3e partie : Le jeu, catalyseur de l’intelligence collective
- 4e partie : Le jeu est le futur du travail
- 5e partie : Le jeu est l’arme de la subversion

Images CC Flickr
~Jin Han ~ H is for Home ; une : A*A*R*O*N

MAJ 01042011
photos via flickr par Stuck in Customs [cc-by-nc-sa]

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