Modem girl

Pâles greluches geekettes idôlatrant l'iPhone, lisez donc cette interview que feu Jude Milhon accorda à Wired en 1995. "Les filles ont besoin de modem", telle était la solution de St. Jude, "hackeuse du futur", face aux problèmes que les femmes rencontraient avec la technologie. Pour cette féministe, le combat passait aussi par le numérique.

Cet article est la traduction d’une interview de Jude Milhon, décédée depuis, parue en 1995 dans le magazine américain Wired.

Jude Milhon, hackeuse plus connue sous le nom de St. Jude, tripatouille le code depuis 1967, année durant laquelle elle apprit seule le langage Fortran, ainsi que le langage assembleur spécifique au Sharp PC-1440. Et en tant qu’ancienne programmeuse UNIX1, elle “parle le C++ sans accent”. À partir de 1973, bien avant la naissance de CompuServe ou l’accès facile à l’Internet, Milhon était membre de la “communauté de programmeurs et révolutionnaires de gauche” de Berkeley, Californie, à l’origine du légendaire projet Community Memory, le premier système informatique public connecté au réseau. Et elle est l’un des membres fondateurs du groupe cypherpunks2 – terme qu’elle a par ailleurs inventé.

Rosie Cross a interviewé par e-mail, depuis son domicile en Australie, l’irréductible programmeuse, qui vit toujours à Berkeley, Californie.

Wired : Que penses-tu du féminisme et de la technologie ?

St. Jude : Je pense que la technologie va résoudre tous nos problèmes, qu’ils soient personnels ou d’ordre scientifique. Les filles ont besoin de modems.

“Maintenant que j’en parle, je suis un ado gay et arrogant”

Wired : Penses-tu que les salons de l’électronique réservés aux femmes – ceux qui leur permettent de “bâillonner” les fayots, les boulets et autres cyberplaies – sont importants ? Ou penses-tu que l’ambiance qui règne sur le Net – “la liberté d’expression” forcée – empêche de réguler les attaques les plus virulentes envers les femmes, les pédés, les gouines, et les personnes de culture différente ?

St. Jude : Traîner avec des gens sympas, c’est bien, mais je ne veux pas passer ma vie dans le ghetto  du politiquement correct. À partir du moment où ils peuvent m’apprendre des trucs, j’aime aussi traîner avec des ados sectaires et boutonneux qui aiment se la jouer. Je peux moi-même prétendre être un ado gay et arrogant – pourquoi pas ? Surtout si ça me permet d’influencer la position d’autrui en exprimant mon opinion subversive. (Maintenant que j’en parle, je suis un ado gay et arrogant.) Les coups blessent, mais les mots qui apparaissent sur un écran m’atteignent juste autant que je le veux.

Wired : On accuse le patriarcat d’avoir construit les espaces et le langage que nous utilisons et que nous occupons. Les chercheuses américaines transforment-elles ces espaces en ghettos, en consolidant leurs intérêts de classe et en s’improvisant fliquettes lors des fête de quartier de l’élite instruite ? Toujours à l’affût d’informations, surveillant ce qui se dit, à qui, et la manière dont c’est dit ?

St. Jude : Comme une censure indirecte ? On doit à John Gilmore, de l’Electronic Frontier Foundation, ce qui est peut-être bien la citation de l’année : “L’Internet traite la censure comme n’importe quel autre bug : il la contourne.” En jargon universitaire : le discours est motivé par le désir. L’amour force toutes les serrures. Donc on va parler de ce que nous aimons à ceux qui veulent bien nous écouter. Et si certaines personnes – les fliquettes – persistent à tenter de nous intimider, au bout d’un moment, on se trouvera un nouveau lieu de rendez-vous et on les abandonnera à leur triste sort.

Il faut constamment se défendre quand on circule sur l’autoroute de l’information. Que nous soyons assaillis par des fanatiques, des bigots ou des politicards excessivement corrects, nous devons apprendre à nous défendre. N’importe quel type d’attaque en ligne requiert une connaissance des arts martiaux – l’aïkido étant sans doute le meilleur d’entre eux. Utilisez la force de votre ennemi pour lui nuire sans lui faire de mal, mais faites-le toujours dans les règles de l’art – martial. Alors apprenez à vous battre !

Pour se bagarrer, le cyberspace est mieux que tout le tapioca chaud du monde. (On n’en ressort pas couvert d’ecchymoses.) C’est le meilleur terrain d’apprentissage qui soit pour les femmes ; on peut commencer un combat physique avec un handicap de 10, okay, cependant le clavier reste le meilleur des égalisateurs – mieux qu’un Glock .45 (pistolet semi-automatique, ndlr). Et le combat sur le Net, c’est un Entraînement de Base. La sauvageonne de 14 ans que j’étais aurait bien mieux appréhendé sa vie si elle était passée par un camp d’entraînement de ce genre.

“Que la gentillesse aille se faire foutre !”

Wired : Internet est-il un endroit sûr pour les femmes ? Le viol virtuel est-il une chose possible ? Qu’est-ce que les femmes peuvent faire à un violeur virtuel qu’elles auraient démasqué – quelles sont les punitions appropriées dans le data space ?

St. Jude : Souvenez-vous que dans le cyberspace, tout le monde peut vous entendre crier. Un jour, une femme est venue pleurnicher car elle avait subi un viol virtuel sur LambdaMOO (communauté en ligne, ndlr). C’est le jeu ma pauvre dame. Vous avez perdu. Vous auriez pu vous téléporter. Ou vous transformer en Vierge de Fer (cette chose avec tout plein de piques) pour lui broyauter la bite. Mais en jouant comme vous l’avez fait, vous avez vraiment perdu. Parce que MOO, c’est aussi un espace social, dans lequel vous pouvez rencontrer des gens réellement différents en termes de culture – comme des membres du Klan –, et faire en sorte qu’ils vous respectent en tant que femme, en tant que gouine, en tant que quoi que ce soit. En vous battant, vous pourrez leur faire abandonner leurs préjugés.

J’ai un pote gay qui m’a dit qu’il se bat ainsi depuis des années… c’est un guerrier de la civilisation connectée, s’il en est. Ignorer les gens jusqu’à ce qu’ils s’en aillent, ou les supplier d’être gentils, ne changera en rien leur comportement, et cela ne les fera certainement pas changer d’avis. Endurcissez-vous ! Vous avez affaire à des gens ici, et les primates se comportent mieux quand vous leur tenez tête et que vous leur donnez une raison de vous respecter. Je déteste tout ce ouin–ouin–je–suis–une–pauvre–et–faible–femme–sensible–protégez-moi, de la merde. C’est typiquement le genre de trucs qui fait que les femmes sont méprisées. Que la gentillesse aille se faire foutre !

“Comment feras-tu pour ne laisser entrer dans ton salon virtuel que des femelles XX authentiques ?”

Wired : Il semblerait que les hommes investissent en masse les espaces d’expression des femmes sur Internet. Beaucoup de gens y voient une volonté des hommes d’avoir une plus grande part de féminité, de comprendre la psyché féminine. Tu es d’accord ?

St. Jude : Comment sais-tu que ce sont des hommes ? Je ne suis pas une dame moi chérie. Comment sais-tu que je ne suis pas un homme ? Comment feras-tu pour ne laisser entrer dans ton salon virtuel que des femelles XX authentiques, porteuses du corpuscule de Barr3 de vraies femmes virtuelles ? Comme on dit dans ces jeux d’aventures, “je ne vois pas d’organes génitaux ici”. Si elles disent être des femmes, c’est qu’elles sont des femmes, et qu’elles doivent être considérées comme nous autres. Mal.

Quoi qu’il en soit, le fait que les hommes soient obligés de devenir des taupes  transsexuelles pour essayer de comprendre les femmes est pathétique à mes yeux. Peut-être est-ce la seule façon pour le sexe opposé de converser avec honnêteté – être un esprit sans matière, n’avoir rien à perdre, se cacher derrière un pseudonyme. Il m’est arrivé de dire au téléphone des choses que je n’aurais pas dites en face à face. Internet fait disparaître la voix humaine.

Quand vous n’avez rien, vous n’avez rien à perdre. Je peux jouer des tours incroyables, et je peux même faire un truc encore plus scandaleux : je peux être honnête. Dire des choses personnelles et vraies – et j’ai du mal à m’imaginer faire cela sur le champ. Ce pourrait être une avancée sur la manière dont l’humain apprend sur l’humain, et pas seulement sur la façon dont les hommes et les femmes apprennent à se comprendre. Et ça me semble bien.

Wired : Si tu devais choisir un mot pour décrire ce que tu fais quand tu utilises ce medium électronique, quel serait-il ?

St. Jude : Je suis une hackeuse du futur ; je fais tout pour avoir les droits root sur le futur. Je veux faire une razzia sur son système de pensée. Grrr.

Wired : Si tu pouvais concevoir une machine, que ressentirait-elle, quelle serait son apparence et comment agirait-elle ? Quelle puissance CPU (unité centrale, ndlr.) lui donnerais-tu ? Tu la laisserais porter ta veste de cuir noir ?

St. Jude : Les machines me déçoivent. Je n’arrive à aimer ni le soft ni le hardware. Je suis déjà nostalgique du futur. Il nous faut une résolution super élevée ! Donnez-nous de la bande passante ou tuez-nous ! Attardez-vous sur les fleurs à petit pois ultraviolets que seuls les colibris regardent, humez-les comme des abeilles. Et développez votre sensorium (référence à Mac Luhan, ndlr.) dans tous les domaines possibles.

Rosie Cross est une productrice de radio indépendante, auteure, vidéaste, et geekette autoproclamée qui vit à Sydney, Australie.


Traduction Élodie Chatelais, avec l’aimable autorisation de Rosie Cross (@rosiex)

Texte original ; à lire aussi, la nécrologie de Wired, “Hackers Lose a Patron Saint

Illustration par Surian Soosay [CC-by]

  1. UNIX est un OS  développé depuis les années 70 qui a révolutionné l’informatique. []
  2. Constituée à la fin des années 80, la communauté des cypherpunks envisage le chiffrement dans un objectif politique. []
  3. Le corpuscule de Barr indique l’appartenance au sexe féminin. []

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